Déclaration de M. Pierre Moscovici, ministre délégué aux affaires européennes, sur les priorités de la présidence française de l'Union européenne, Paris le 28 mars 2000.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Circonstance : Forum sur les priorités de la présidence française de l'Union européenne organisé par la Délégation pour l'Union européenne à l'Assemblée nationale à Paris le 28 mars 2000

Texte intégral

Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs les Parlementaires,
Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs,

Permets-moi d'abord, cher Alain, de te féliciter pour l'initiative que tu as prise d'organiser, dans le cadre de la Délégation pour l'Union européenne de l'Assemblée nationale, cette journée de débats consacrée aux priorités de la présidence française de l'Union européenne.
En effet, cette journée est, j'en suis convaincu, très importante :

  • d'abord, elle tombe à pic, puisqu'elle se tient juste après la réunion du Conseil européen de Lisbonne qui, sur un certain nombre de sujets, a tracé des orientations qu'il reviendra à notre présidence d'approfondir ou de mettre en oeuvre ;
  • elle permettra ensuite de sensibiliser davantage encore la représentation nationale et les citoyens aux objectifs de cette présidence, à partir notamment de l'excellent rapport de votre président, Alain Barrau, que j'ai évoqué longuement et salué lors de ma dernière intervention devant la Délégation, le 21 février dernier ;
  • enfin, au moment où le gouvernement finalise la liste des priorités de la France pour cette présidence, il va de soi que les ministres chargés de la coordination générale des travaux - je veux parler d'Hubert Védrine et de moi-même - seront extrêmement attentifs à l'ensemble de vos réflexions.

Voila donc, pour moi, le cadre de notre rencontre. En guise d'introduction à nos débats, je crois utile de vous dire quelques mots sur l'esprit dans lequel le gouvernement aborde lui-même cette échéance.

I. Comme je l'ai dit il y a quelques semaines aux membres de la Délégation, le souci du gouvernement vise à concilier ambition et pragmatisme.
Certes, l'exercice d'une présidence constitue, pour un Etat membre, une échéance politique importante, l'occasion de faire progresser des dossiers, d'introduire dans la réflexion commune un certain nombre de préoccupations, voire de donner une inflexion au cours de la construction européenne (comme l'a montré le récent Sommet de Lisbonne, sur lequel je reviendrai).
Mais prenons garde, en même temps, à une ambition démesurée :

  • d'abord, parce que la présidence du second semestre est brève, si l'on tient compte notamment de la trêve estivale, qui conduit traditionnellement à la relâche de l'activité de la Commission et du Parlement européens ;
  • ensuite, parce que, vous le savez, la première responsabilité de toute présidence - mais c'est aussi un exercice méritoire - est d'assurer la continuité, c'est-à-dire de faire avancer voire de conclure les dossiers que la ou les présidence(s) précédente(s) n'ont pu faire aboutir ;
  • mais aussi, parce que moins de 5 mois effectifs suffiront à peine pour lancer de nouvelles orientations, tracer de nouveaux sillons, sous la forme, par exemple, de nouveaux programmes de travail pour les années qui viennent ;
  • enfin, parce que la présidence de l'Union, je le rappelle, n'est, en droit, que la présidence du Conseil de l'Union, et ce détail a son importance puisqu'il faut tenir compte de la volonté des autres acteurs, je pense bien sûr, d'abord, à nos 14 partenaires - parfois enclins à reprocher aux Français une certaine suffisance -mais aussi à la Commission, et, surtout, au Parlement européen qui, vous le savez, aspire légitimement à jouer un rôle plus important dans la construction européenne.

Modestie et pragmatisme, donc. Mais modestie ne signifie pas, bien sûr, que nous devions renoncer à toute ambition. Bien au contraire.
D'abord, parce que pour faire progresser, voire aboutir, des dossiers aussi importants que la réforme des institutions européennes, la construction de l'Europe de la défense ou la mise en oeuvre des grandes orientations économiques et sociales définies à Lisbonne, ce n'est pas manquer d'ambition, loin s'en faut.
Ensuite, parce que la présidence de l'Union est une opportunité trop rare pour qu'un pays comme la France - pas de fausse modestie quand même ! - se prive de cette occasion de peser sur le cours de la construction européenne.
Et c'est bien dans cet esprit - pragmatisme, certes, ambition, sûrement - que, pour sa part, le gouvernement de Lionel Jospin aborde cette période, qui doit d'abord être considérée comme la possibilité de concrétiser les orientations qui ont été celles du gouvernement, depuis près de trois ans, en ce qui concerne la politique européenne de la France.
Je crois donc qu'on ne peut comprendre l'état l'esprit dans lequel nous abordons cette échéance qu'en mesurant les efforts que, depuis juin 1997, nous avons entrepris, d'une part, pour que l'Europe aille davantage à la rencontre des préoccupations de ses citoyens, d'autre part, pour tenter de redonner corps et sens à la construction européenne.
Et c'est en ayant à l'esprit ce double objectif que nous devrons, me semble-t-il, aborder cette présidence, et hiérarchiser nos priorités.
Voila donc ce que je souhaitais vous dire dans ce propos liminaire.
En ce qui concerne l'organisation de nos travaux, ce matin, je me propose de vous dire maintenant quelques mots sur cette Europe plus citoyenne que nous souhaitons promouvoir lors de notre présidence.
Alain Richard, à l'issue de la première table ronde sur "la réforme institutionnelle", viendra vous indiquer ensuite les tâches qui nous attendent en ce qui concerne la construction de l'Europe de la défense.
Puis j'interviendrai de nouveau devant vous pour évoquer la seconde idée maîtresse de notre présidence, qui est donc, je vous le rappelle, la consolidation institutionnelle de l'Union dans la perspective de ses prochains élargissements.
En fin d'après-midi, Hubert Védrine viendra clôturer vos travaux, en évoquant notamment les questions liées à la politique étrangère et de sécurité commune, qu'il nous reviendra de traiter au cours du second semestre.
Au total, la réforme des institutions et la construction de l'Europe de la défense constituent bien les deux grands chantiers de l'Europe politique, sur lesquels notre présidence sera sans doute principalement jugée.
Mais il ne faut pas oublier d'autres sujets, apparemment peut-être moins visibles, mais sur lesquels nos concitoyens nous attendent, car ils sont au coeur de leurs préoccupations quotidiennes. Et c'est sur ces sujets-là que je souhaite centrer cette première intervention au cours des nos travaux de ce jour.

II. Le premier objectif de notre présidence devrait être, en effet, de rapprocher l'Europe de ses citoyens.
Certains peut-être ne verront là que le leitmotiv des présidences successives de l'Union européenne, ou l'alibi qui dissimule les dérives d'une construction réputée technocratique par essence. Et il est vrai, à en juger par le programme des présidences antérieures, que toutes ont souhaité plus de transparence dans les conditions de la prise de décision européenne.
Mais, sans faire de sémantique pour le plaisir, une Europe plus transparente ne signifie pas nécessairement une Europe plus accessible au citoyen. La transparence n'est qu'une condition parmi bien d'autres. Or, notre souci n'est pas uniquement d'améliorer l'image de l'Europe, mais bien d'enrichir le débat européen, de mettre à l'ordre du jour des textes et des problématiques qui répondent plus directement aux préoccupations des citoyens européens.
C'est pourquoi je souhaite m'arrêter un instant sur deux des grands thèmes qui seront au coeur de notre action au cours du second semestre.

1. D'abord, bien sûr, la croissance et l'emploi, à la suite du Conseil européen de Lisbonne.
Monsieur le Président, cher Alain, tu as eu tout à fait raison de rappeler dans ton rapport que la présidence française sera l'occasion de consacrer les efforts que le gouvernement a accomplis, depuis bientôt trois ans, pour mettre la croissance et de l'emploi au coeur des préoccupations de l'Union.
C'est dans ce contexte que nous avons très activement soutenu les efforts de la présidence portugaise dans la préparation du Conseil européen de Lisbonne, qui s'est tenu jeudi et vendredi derniers, et qui a abouti à la définition d'un objectif stratégique pour la décennie à venir.
Que pouvons-nous retenir de ce Sommet, notamment dans la perspective de la présidence française de l'Union ?
Il me semble, avant tout, que Lisbonne a été un Sommet de consécration et de mise en cohérence :

  • d'une part, donc, consécration des efforts que nous avons entrepris depuis près de trois ans pour réorienter l'action de l'Union européenne vers la croissance et l'emploi.

Comme l'ont évoqué le président de la République et le Premier ministre dans la conférence de presse qu'ils ont tenue à l'issue de la réunion du Conseil européen, l'objectif de reconquérir le plein emploi à l'horizon de la décennie, et la volonté de consolider en Europe une croissance à hauteur de 3% en moyenne dans les années à venir, constituent, je cite Lionel Jospin, "un pas en avant très important qui récompense notre persévérance".

  • d'autre part, disais-je, Lisbonne a été un Sommet de mise en cohérence de tout ce qui a été engagé depuis trois ans, et qui a été marqué par des échéances majeures : Amsterdam, avec la résolution sur le pacte de stabilité et de croissance, Luxembourg, première réunion du Conseil européen consacrée à l'emploi, Cardiff, axée sur la réforme économique et Cologne enfin, avec l'idée d'un Pacte européen pour l'emploi.

Lisbonne est la synthèse, donc, des efforts entrepris, mais aussi, je le dis avec force, l'affirmation que la modernisation économique en Europe est inséparable du renforcement du modèle social européen. C'est ce qu'a également souligné le Premier ministre, en rappelant que "notre modèle social est un atout dans la compétition mondiale, parce que la première richesse de notre continent, ce sont les femmes et les hommes qui y vivent, qui y travaillent, qui y étudient".
Et l'entrée de l'Europe dans la société de l'information marque avant tout une volonté politique, celle de mobiliser les ressources humaines mais en ne laissant personne sur le bord du chemin.
Lisbonne, enfin, c'est aussi l'adoption de propositions très concrètes, visant à concilier modernisation économique et cohésion sociale, et qui auront, pour certaines d'entre elles, des incidences sur le contenu de notre propre présidence de l'Union.

J'en cite quelques-unes :

  • d'abord, bien sûr, l'accès de tous à la société de l'information pour, comme l'a rappelé le Président de la République, "installer Internet dans la vie des Européens, et, pour cela, abaisser son coût d'accès et connecter toutes nos écoles d'ici 2001" ; il s'agit aussi d'aider les initiatives, au travers notamment d'un soutien de la BEI au capital-risque et à la création d'entreprises innovantes ;
  • Lisbonne, c'est aussi le lancement d'un espace européen de la recherche et de la connaissance : le Conseil européen a retenu notre idée de définir, d'ici fin 2000 - ce sera donc l'un des chantiers majeurs de notre présidence - les moyens permettant de lever les obstacles à la mobilité des étudiants, des enseignants, et des chercheurs. Le Conseil européen a aussi souhaité que le projet de brevet communautaire soit adopté d'ici à la fin 2001;
  • Lisbonne, c'est encore le lancement d'un plan de lutte contre les exclusions, et la perspective de l'adoption d'un agenda social, sur la base, notamment, des travaux qu'engageront les partenaires sociaux européens, qui se réuniront en juin prochain ; cet agenda social européen, qui sera adopté sous notre présidence, devrait prendre la forme d'un programme de travail à l'horizon de 5 à 10 ans, portant sur le droit du travail, la protection et la mobilité sociales, la formation et la lutte contre toutes les formes de discrimination.

Mais lutter contre les exclusions - dans le domaine de l'éducation, car la stratégie de Lisbonne est bien une stratégie globale - ce sera aussi de réduire de moitié, d'ici 2010, la part des jeunes n'ayant accompli que le premier cycle de l'enseignement secondaire ;
- tout cela devant déboucher sur une politique plus active de l'emploi, fondée sur une amélioration de l'offre d'éducation et de formation (notamment de la formation tout au long de la vie, présentée comme "une composante essentielle du modèle social européen"), mais aussi sur l'amélioration de l'égalité des chances.
J'insiste enfin sur la décision qui a été prise, par les chefs d'Etat et de gouvernement, de se réunir désormais une fois par an, au printemps, pour veiller à la coordination de cette stratégie économique et sociale. Rendez-vous annuel de synthèse, de coordination et de propositions, je crois que nous avons là, même si le mot n'a pas été explicitement prononcé, une forme de "gouvernement économique", au plus haut niveau, dont nous avons toujours souhaité la mise en place en Europe.
Au total, vous le voyez, la stratégie définie à Lisbonne est à la fois globale et très concrète, confirmant, comme nous le souhaitions, la volonté d'aller à la rencontre des préoccupations de nos concitoyens. Et c'est bien dans cet esprit aussi que nous devons nous-mêmes préparer notre propre présidence, ce qui me conduit, à présent, à évoquer les autres priorités "citoyennes" que nous aurons à coeur de développer au cours du second semestre.

2. Deuxième grande série de priorités de notre présidence, donc : une Europe plus "citoyenne".
Sans entrer dans le détail de chacune de nos propositions, permettez-moi, au travers de quelques exemples, d'évoquer l'esprit dans lequel le gouvernement aborde cette échéance.
- Ainsi, nous avons tous été choqués par le naufrage de l'Erika, et par l'ampleur de ses conséquences sur le littoral breton et vendéen. Le gouvernement, vous le savez, a mis des moyens importants pour aider au nettoyage des côtes. En même temps, il faut regarder l'avenir, voir ce que nous pouvons faire pour prévenir ce type de catastrophe, sachant que, pour être efficace, une telle prévention ne peut être engagée qu'au niveau européen, qui est naturellement le niveau pertinent.
Cela, les Français le comprennent aisément, et ils ne comprendraient pas que nous laissions passer la présidence de l'Union sans mettre l'accent sur cette prévention et sur plus de sécurité dans le transport maritime.
Dans cet esprit, nous allons faire des propositions précises : je pense à un dispositif européen de surveillance maritime, à un renforcement des contrôles communautaires des navires, mais aussi à un système d'autorisation préalable à l'entrée des ports européens, sans oublier, naturellement, d'évoquer la délicate question de la responsabilité des opérateurs.
- Deuxième exemple : la santé et de la protection des consommateurs. Les consommateurs français ne veulent pas entendre parler d'une levée de notre embargo sur les importations de boeuf britannique. Je comprends parfaitement cette préoccupation. Il n'en demeure pas moins que notre situation est désormais singulière puisque l'Allemagne vient de décider de lever son propre embargo.
C'est pourquoi il me semble que nous devons réfléchir à la façon de sortir "par le haut" de la situation qui a conduit à cette crise, en travaillant, sur la base des propositions faites par la Commission européenne dans son Livre blanc sur la sécurité des aliments, à la mise en place d'une "autorité alimentaire européenne indépendante", ainsi qu'à l'approfondissement de la réflexion sur la mise en oeuvre du principe de précaution.
Vous savez en effet que ce principe alimente plusieurs différends tant au sein de l'Union - j'ai évoqué la question du boeuf - qu'entre l'Union et ses partenaires commerciaux - je pense à la question de l'embargo européen sur la viande américaine traitée aux hormones. Je pense enfin aux mesures concrètes que nous devons prendre pour renforcer l'étiquetage des OGM et la traçabilité des filières.
Je crois donc que c'est en agissant ainsi, au plus près des préoccupations des consommateurs, en prenant en compte les soucis de santé qui sont exprimés, que nous ferons la preuve de l'utilité de l'Europe, de la pertinence de l'échelon européen, pour traiter les questions concrètes que se posent nos concitoyens.

- Je pourrais prendre beaucoup d'autres exemples ; j'en retiens quelques-uns :

  • la défense de l'environnement, sujet évidemment très important, avec des problèmes qui, bien entendu, ne peuvent être traités efficacement qu'à un niveau européen. C'est pourquoi, là encore, le gouvernement entend suggérer un certain nombre d'initiatives très concrètes : je pense à l'adoption de mesures communautaires de réduction des émissions, notamment à travers la fiscalité ;
  • la politique européenne d'asile et d'immigration, dont le Conseil européen de Tampere, en octobre dernier, a posé les principes. Il faut à présent en engager la mise en oeuvre, car c'est un sujet auquel nos concitoyens sont extrêmement sensibles, notamment dans la perspective de l'élargissement de l'Union : je pense à des initiatives concernant la délivrance des séjours de longue durée, le renforcement de la lutte contre l'immigration irrégulière, le renforcement des sanctions contre les passeurs, mais aussi une politique de l'asile et de l'immigration harmonisant davantage les conditions d'accueil.
  • autre exemple, la réalisation d'un espace judiciaire européen, avec, notamment, la mise en place d'un système de reconnaissance mutuelle des décisions judiciaires, mais aussi la création d'un espace judiciaire civil ;
  • permettez-moi, enfin, de prendre le cas du sport, car il compte beaucoup dans nos sociétés ; mais vous n'ignorez pas les relations complexes qu'il entretient avec les media et l'argent, et vous connaissez aussi les conséquences de l'arrêt Bosman. C'est donc un domaine dans lequel nous pouvons agir, sans doute pour restaurer la fonction sociale et éducative du sport, et pour tenter aussi de moraliser les pratiques, je pense en particulier au dopage.

Voilà, à travers de ces quelques exemples, j'ai voulu redire ma conviction que c'est en agissant de la sorte que nous ferons la preuve de l'utilité et de l'efficacité de l'Europe et, ce faisant, que nous renforcerons l'adhésion au projet européen, le sentiment d'appartenance à ce qui est, au fond, aujourd'hui, une véritable communauté de vie ou, comme on le dit beaucoup aujourd'hui, une communauté de valeurs.
C'est pourquoi aussi il me semble nécessaire de consacrer cette communauté de valeurs en faisant aboutir, fin 2000, le projet de Charte européenne des droits fondamentaux. Nous verrons, le moment venu, ce que sera le statut de ce texte. Mais il me paraît surtout important qu'il soit accessible à tous nos concitoyens, qu'il n'apparaisse pas comme le produit d'une réflexion par trop juridique.
Il me semble que nous convaincrons les citoyens d'Europe de l'intérêt de cette Charte que si nous montrons qu'elle consacre une démarche politique, visant précisément à rendre l'Europe plus proche d'eux, plus accessible, davantage tournée vers les préoccupations qu'ils expriment : liberté et justice, croissance et emploi, égalité des chances, santé et sécurité, environnement.
C'est pourquoi, à côté de la réaffirmation des droits et des libertés politiques, et des droits liés à la citoyenneté européenne, il est important qu'une large part soit faite aux droits économiques et sociaux. Je crois alors que la Charte aura trouvé, sinon encore sa place dans les traités, du moins sa place dans la conscience politique des Européens.
Voici donc décrites, à grands traits, les principales priorités "citoyennes" de la présidence française.
Comme convenu, j'évoquerai plus tard dans la matinée l'autre grand volet de cette présidence, qui concerne notamment la réforme des institutions de l'Union dans la perpective de son élargissement. Mais, encore une fois, je suis convaincu que cette présidence ne marquera, dans notre pays, un progrès de l'adhésion au projet européen que si elle se traduit par un intérêt plus explicite pour les préoccupations concrètes de nos concitoyens.
Je vous remercie de votre attention, et je suis naturellement disposé maintenant à répondre à toutes les questions que vous souhaiteriez me poser.

(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 30 mars 2000)
(Clôture de la séance)


Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs les Parlementaires,
Mesdames et messieurs les Ambassadeurs
Chers amis,
Je remercie, d'abord, Alain Barrau de me donner l'occasion et le plaisir de revenir devant vous pour clôturer la séance de travail que vous venez d'avoir sur la Conférence intergouvernementale. Mon emploi du temps ne m'a pas permis d'y assister, mais je sais que vos échanges ont été particulièrement fructueux. Il ne pouvait en être autrement puisque, parmi les éléments qui ont servi de point de départ à votre réflexion, se trouvait notamment l'excellent rapport de Gérard Fuchs -que je tiens à féliciter pour le travail de qualité qu'il a fourni et qui sera très utile pour le gouvernement dans les semaines à venir.
Il est essentiel pour le gouvernement de disposer, au fur et à mesure que les travaux avancent à Quinze, de l'appréciation des parlementaires qui, au sein de chaque assemblée, suivent les questions européennes.
Et je me réjouis particulièrement du fait que la discussion que vous avez eue ait pu être menée en présence des représentants des Etats candidats à l'adhésion à l'Union européenne. Car il ne faut jamais perdre de vue le lien qui existe entre élargissement et CIG, deux thèmes majeurs de la présidence française, comme je l'ai indiqué ce matin.
Certes, la réforme institutionnelle était de toute manière nécessaire et nous n'avons pas manqué de le rappeler depuis Amsterdam. L'Europe, en l'état actuel, ne fonctionne pas de façon satisfaisante. Mais cette réforme est aujourd'hui d'autant plus urgente qu'il s'agit de préparer l'Union à un élargissement sans précédent. Et nous entendons bien ne pas perdre de vue cet enjeu, même si nous considérons qu'il n'est pas possible, compte tenu des échéances que nous nous sommes fixées, de mener à bien toutes les réformes nécessaires pour permettre un jour à une Union élargie à 30 membres de bien fonctionner.
Le lien étroit entre réforme institutionnelle et élargissement fait que nous devons tenir compte , en menant l'une, du calendrier propre à l'autre - je veux parler de l'élargissement. Il n'est pas question de retarder ce processus historique, il n'est pas question non plus de brûler les étapes.
La première chose, je le répète, est de bien prendre la mesure du défi que représente l'élargissement dans lequel l'Union européenne s'est engagée très concrètement, à Helsinki, en décembre dernier, en décidant d'ouvrir des négociations avec 6 nouveaux candidats.
Nous nous trouvons engagés dans un processus qui touche, au total, 12 Etats - soit près du double du nombre actuel d'Etats membres -, des Etats de taille et donc de poids démographique très différent, mais aussi de niveaux de développement très différents, non seulement si on les compare entre eux, mais surtout -et c'est là que le différentiel doit être pris en compte- si on les compare aux Etats membres de l'Union.
A ce défi sans précédent, -encore une fois, par le nombre, la taille et l'hétérogénéité des candidats- il est indispensable d'apporter une réponse adaptée.
Certains, je le sais, sont tentés de dire : puisque le défi est immense et que le projet est historique -celui de rassembler enfin la famille européenne- "changeons de braquet" et imaginons une grande réforme institutionnelle susceptible de traduire ce saut qualitatif historique.
Une telle démarche me paraît, non seulement pas très réaliste, mais même contreproductive car, s'il est clair que cet élargissement aura pour conséquence de modifier la nature de l'Union, devons-nous pour autant changer radicalement de méthode et élaborer aujourd'hui un nouveau système, prédéterminé, que nous plaquerions sur une réalité qui sera, pour plusieurs années encore, très évolutive, celle d'une Europe à 20, 25 ou 30 membres ?
Il nous faut donc continuer à avancer de manière à la fois pragmatique et volontaire autour d'un projet commun. Nous devons, moins que jamais, ralentir nos efforts, mais moins que jamais aussi, brûler les étapes. Nous devons être à la fois imaginatifs et déterminés.
C'est pour cela qu'il me paraît particulièrement important de respecter le calendrier que nous nous sommes fixé à Helsinki. Regarder plus loin, avoir à l'esprit l'Europe à 30, ne doit pas nous conduire à bâcler les réformes indispensables que nous devons réaliser aujourd'hui. Affirmer qu'elles sont insuffisantes est loin d'être faux ; en prendre prétexte pour les précipiter serait, en revanche, irresponsable.
Il nous reste à accomplir un grand nombre de réformes avant le prochain élargissement, qui ne nécessitent pas toutes une modification du traité, mais qui nous permettront de consolider la structure de cette maison européenne dans laquelle nous voulons accueillir plus de 10 nouveaux membres. Il nous faut en quelque sorte, consolider les fondations et préparer la charpente à une large extension.
Cela signifie que, tout en ayant conscience que nous ne pourrons mener, sous notre présidence, l'ensemble des réformes nécessaires pour faire fonctionner une Europe à 30, nous devrions néanmoins chercher dès maintenant à avoir une vision claire des moyens, c'est-à-dire des outils dont nous aurons besoin le moment venu.

1/ Quelles sont les réformes à mener à bien dès maintenant ?
Gérard Fuchs le rappelle dans son rapport : il s'agit, pour celles qui ne relèvent pas des traités, des réformes internes à la Commission et au Conseil, notamment. Elles sont largement engagées, mais nous voyons bien que même si elles n'entrent pas dans le champ de la CIG, elles nécessitent des discussions et donc du temps. Elles concernent très largement des questions d'organisation, de méthode, de travail.
Il s'agit ensuite et surtout, vous le savez bien, des trois questions centrales non réglées à Amsterdam : format de la Commission, champ de la majorité qualifiée et repondération des voix au sein du Conseil.
Là encore, je sais gré à Gérard Fuchs d'avoir souligné, dans son rapport, que le terme de "reliquats", souvent employé pour désigner ces trois questions restées sans solution à Amsterdam, ne doit pas donner l'illusion qu'il s'agit de trois questions simples, qu'une seule réunion du Conseil européen pourrait régler.
Si vous le permettez, je vais m'arrêter un instant sur ces trois questions.
Le groupe préparatoire tient aujourd'hui même sa quatrième réunion. Les ministres ont eu un premier échange la semaine dernière ; le Conseil européen de Lisbonne, qui était consacré, vous le savez, à l'emploi, a été également l'occasion pour les ministres des Affaires européennes d'avoir entre eux un échange informel et le Conseil Affaires générales en débattra à nouveau le 10 avril.
Les travaux progressent et l'on note des évolutions sensibles des positions depuis Amsterdam, ce qui montre bien que chacun a pris la mesure des enjeux. Mais il faut du temps, y compris sur ces questions qui sont supposées bien connues.

2/ Alors, où en sommes nous sur chacune des questions?
Je commencerai par l'extension du champ de la majorité qualifiée, puisque c'est le sujet que la présidence portugaise a choisi, avec raison, à mon sens, de traiter en premier. C'est probablement la plus importante des trois questions, et, en tout cas, on le voit bien, celle qui nécessite le travail préparatoire le plus approfondi.
Sur ce sujet, notre position, vous le savez, reste très ouverte. C'est aussi la position de la Délégation pour l'Union européenne qui a suivi les propositions pleines de sagesse de son rapporteur, et je m'en réjouis.
Nous considérons que la majorité qualifiée devrait être retenue comme principe général pour toutes les politiques communes, ce qui conduirait à ne préciser que les critères permettant de justifier les exceptions. Ces exceptions devraient concerner les décisions à caractère intergouvernemental ; les décisions impliquant une ratification par les Parlements nationaux ; les décisions dérogeant au droit communautaire.
Le reste, tout le reste, devrait désormais être régi par la majorité qualifiée, avec une vraie interrogation pour les matières fiscales, qui sont au coeur de la souveraineté nationale et des compétences de chaque Parlement. On voit bien à quel point ce sujet est sensible pour la plupart des Etats membres. La Commission a d'ailleurs mis sur la table des propositions intéressantes susceptibles de permettre des avancées, tout en limitant l'extension de ses compétences. Je pense, pour ma part, que nous devrions nous montrer très volontaristes dans ce domaine.
Je n'ai pas parlé de la PESC, ni de la coopération policière et judiciaire pénale, ni des dispositions relatives à la justice et aux affaires intérieures déjà transférées dans le 1er pilier. Elles ne devraient pas, à mon sens, être concernées. Ce qui devait être fait en la matière l'a déjà été, dans le Traité d'Amsterdam.
La deuxième question importante est la Commission, dont il faut renforcer la collégialité. Pour cela, nous pensons qu'il faudrait plafonner le nombre de commissaires et envisager une hiérarchisation au sein du Collège.
Je sais les réticences que suscite une telle approche, chez certains de nos partenaires, mais aussi chez les pays candidats qui aimeraient avoir l'assurance, en entrant dans l'Union, qu'ils auront un Commissaire. Et ceux qui défendent cette thèse font valoir que, dans la plupart des Etats, la taille des gouvernements dépasse souvent les 25 membres. Je crois, pour ma part, que cette comparaison est inopportune, car il ne s'agit pas en l'occurrence d'un gouvernement classique. L'originalité de la Commission tient précisément au fait qu'elle repose sur un fonctionnement collégial. C'est pour cela qu'il importe que le nombre de Commissaires soit limité.
Un tel système de plafonnement supposerait, bien sûr, dès lors que l'on aurait un nombre de Commissaires inférieur au nombre d'Etats membres, de définir des règles de rotation. Par ailleurs, le Collège devrait être mieux structuré afin d'accroître le nombre de Vice-Présidents, responsables de la coordination de plusieurs portefeuilles, ou d'organiser une distinction entre Commissaires "pleins" et Commissaires adjoints.
En tout état de cause, pour ce qui nous concerne, si nous devions renoncer à l'un de nos deux commissaires, naturellement, cela ne pourrait se faire sans contrepartie.
C'est pour cette raison que nous devons garder à l'esprit que les trois grandes questions sont intimement liées, et que la recherche d'une solution équilibrée ne peut se faire en les traitant séparément.
J'en viens à la troisième question : la repondération. Notre préférence, vous le savez, va toujours à une vraie repondération, seule manière de rééquilibrer la représentation des Etats membres, tout en conservant un système de vote efficace. Et je note avec satisfaction que cette option recueille désormais les faveurs d'un nombre plus grand d'Etats membres, soit parce qu'ils sont convaincus de la supériorité de ce système, soit parce qu'ils perçoivent les inconvénients d'un système de double majorité.
Au-delà de ces trois questions qui, je le répète, sont fondamentales et déterminantes pour l'amélioration du fonctionnement général de l'Union, nous traiterons également le plus grand nombre possible de questions connexes.
Il s'agit, notamment, de la codécision, qui prévaudra sans doute dans la plupart des domaines où l'on passera à la majorité qualifiée, mais aussi de la responsabilité individuelle des Commissaires -qui, selon nous devrait pouvoir être mise en jeu devant le seul président de la Commission, et non devant le Parlement européen ; il sera également question de la nécessaire réallocation des députés par Etats membres pour respecter le plafond de 700 et, enfin, de la réforme de la Cour de Justice sur laquelle un groupe ad hoc travaille déjà.
Voilà pour les réformes strictement indispensables, mais pourtant, je l'ai dit, insuffisantes.

3/ Pour consolider les fondations de la maison commune et préparer l'extension de la charpente comme je l'ai indiqué tout à l'heure, il faut faire plus :

  • il faut, d'une part, réaffirmer solennellement les valeurs communes sur lesquelles se fonde le projet européen ;
  • il faut, d'autre part, se doter d'un mécanisme à la fois souple et efficace qui nous permettra de pousser le processus d'intégration européenne.

Notre ambition, je l'ai dit, est de réunir la famille européenne. Pourtant, il me paraît vain de vouloir répondre aujourd'hui de manière définitive à la question du nombre de membres qu'elle pourrait compter. Non que cette question soit dénuée d'intérêt. Elle revient, en d'autres termes, à poser la question des frontières de l'Europe et c'est une vraie question. Mais nous aurions tort de vouloir y répondre définitivement dès maintenant. Nous devons y réfléchir, tout en sachant, qu'en tout cas, la famille européenne comptera d'ici quelques années plus de 25 membres.
Ainsi, quelle que soit la taille exacte de l'Europe de demain, quelles que soient ses limites géographiques, nous devons nous préparer à un changement d'échelle radical.
Dans ce contexte, une question me semble essentielle : celle du projet commun. Réunir la famille européenne, soit, mais pour quoi faire?
La perspective d'une Europe plus hétérogène, d'une "Europe plurielle" en quelque sorte, doit nous conduire à préserver l'unité de l'ambition commune. Cela passe, d'abord, par la réaffirmation des valeurs et des principes essentiels de la construction européenne.
Cela veut dire d'abord consacrer l'exigence de paix, c'est-à-dire la raison d'être première de cette aventure, imaginée au sortir de la seconde guerre mondiale par des hommes et des femmes animés de la volonté de sortir, pour toujours, l'Europe d'une logique d'affrontements et de divisions.
Cela veut dire ensuite réaffirmer l'exigence démocratique, consubstantielle à l'exigence de paix, et qui reste tout autant à consolider dans les nouvelles démocraties de l'Est qu'à parfaire dans nos démocraties plus anciennes.
Cela veut dire, enfin, réaffirmer l'ambition d'une modernisation économique cohérente avec la recherche de la cohésion sociale, ce modèle européen social et culturel, qui fonde notre identité, et que nous devons promouvoir plus que jamais dans le contexte du débat sur la maîtrise de la mondialisation. Parler du modèle social européen, cela veut dire aussi construire l'Europe des citoyens, espace de sécurité et de liberté, espace d'éducation, espace de culture, là encore pour unir les forces et les diversités des Européens, sans les uniformiser -bien au contraire- et pour leur permettre de promouvoir ces valeurs dans le monde.
C'est dans le projet de Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne auquel nous travaillons aujourd'hui, que doit s'incarner cette ambition commune.

5/ Mais, je l'ai dit tout à l'heure, à l'intangibilité des principes fondateurs, doit correspondre la souplesse de fonctionnement du dispositif.
Pour cela il ne faut pas, j'en suis convaincu, relancer l'éternel débat du recours au modèle fédéral ou confédéral. Il faut, au contraire, poursuivre selon la démarche pragmatique qui a toujours prévalu et qui est la seule susceptible de prendre en compte le caractère évolutif de notre famille européenne.
C'est tout l'intérêt des coopérations renforcées, mécanisme qui a l'avantage d'exister à l'intérieur du système institutionnel de l'Union et dont le premier exemple a été mis en place dès 1992, avec l'UEM.
Ce qu'il faut aujourd'hui, c'est assouplir ce mécanisme de flexibilité. Deux éléments peuvent y contribuer : la suppression de la clause d'appel au Conseil européen et l'abaissement du nombre minimal d'Etats requis pour engager une coopération renforcée. Ce sont là les deux éléments principaux. On peut en imaginer encore d'autres pour améliorer le fonctionnement de ces mécanismes de flexibilité.
L'important ce n'est pas d'avoir un mécanisme qui permette, le cas échéant, de passer outre, lorsqu'il y a un blocage sur une matière dans laquelle certains Etats voudraient aller plus loin sans attendre les autres. Ce serait une vision peut-être négative de ce mécanisme, auquel on aurait recours en l'absence de consensus.
Je crois qu'il faut y voir aussi un instrument positif, un outil qui doit permettre à une avant-garde de progresser dans l'intégration, d'ouvrir le chemin, en laissant toujours aux autres Etats membres la possibilité de les rejoindre à leur rythme. Mais, il faudrait bien veiller, en assouplissant ce mécanisme, à ne pas en faire un instrument de désintégration.
Ainsi, je ne crois pas qu'il faille se fixer comme objectif la possibilité de réaliser n'importe quelle forme de géométrie variable. L'ambition commune dont j'ai parlé tout à l'heure doit demeurer au coeur de la démarche. Aussi, il importe qu'il y ait toujours, au centre des coopérations renforcées, un "coeur" composé, notamment, des Etats membres fondateurs.
Le sens des coopérations renforcées n'est pas de permettre la multiplication de sous-ensembles au sein de l'Union. Le risque de fragmentation serait grand et l'on perdrait le sens profond de l'intégration européenne.
Car nous ne saurions laisser se développer une idée utilitariste de l'Union européenne. C'est pour cela qu'il est essentiel que nous sachions, pour reprendre une expression de Jacques Delors, "pourquoi nous voulons vivre ensemble". Et cette volonté ce sont d'abord des principes et des valeurs, portés par une ambition politique forte, qui doit continuer de s'incarner dans un modèle totalement original, capable d'évoluer et de s'adapter.
Vous le voyez, le chantier est colossal.
Des premières pistes peuvent être ouvertes dès maintenant. C'est le cas avec les coopérations renforcées qui sont à l'ordre du jour de la CIG. D'autres réformes pourront être envisagées, le moment venu. Cette conférence intergouvernementale ne sera, naturellement, pas la dernière. C'est pour cette raison que nous ne devons pas précipiter les choses mais, au contraire, commencer à préparer sérieusement l'avenir en posant de nouveaux jalons, tout en veillant à rendre plus intelligible cette construction originale, si nous voulons que nos concitoyens s'y reconnaissent.

(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 30 mars 2000)