Conférence de presse conjointe de MM. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, et Ysmail Cem, ministre turc des affaires étrangères et interview à RFI le 27 juillet 2001, sur les relations bilatérales et la coopération entre la France et la Turquie, le vote de la loi sur le génocide arménien, l'adhésion de la Turquie à l'UE et sa participation aux projets européens de défense.

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Circonstance : Voyage en Turquie de M. Hubert Védrine le 27 juillet 2001

Média : Radio France Internationale

Texte intégral

Conférence de presse à Ankara le 27 juillet 2001 :
(...)
Mesdames et Messieurs,
Je voudrais dire que j'ai accepté avec un grand plaisir l'invitation de mon homologue et ami M. Cem à revenir en Turquie, où je n'étais pas venu depuis quelque temps, pour poursuivre et intensifier notre coopération.
M. Cem et moi, nous nous voyons souvent dans des réunions internationales, européennes et de l'OTAN, et nous travaillons en confiance. C'est important de se voir périodiquement en France et en Turquie. Nous continuons à accorder une importance tout à fait considérable à nos relations bilatérales, nous voulons les entretenir et les développer. Nous allons prendre des dispositions pour la relance dont M. Cem a parlé. Je pense que nous allons pouvoir rouvrir au courant de l'année prochaine le centre culturel à Ankara. Je voudrais dire à propos des questions bilatérales, au moment où la Turquie traverse une crise financière, que nous lui exprimons notre solidarité et surtout notre confiance en sa capacité à prendre rapidement le dessus.
Dans les questions bilatérales, nous avons développé des projets dans plusieurs domaines concrets. Nous allons relancer les consultations sur des sujets politico-diplomatiques d'intérêt commun. Nous avons évidemment commencé à parler des relations entre la Turquie et l'UE, et nous allons continuer. M. Cem a rappelé que nous avions eu pendant la présidence française une collaboration très fructueuse. Il a rappelé notre rôle en ce qui concerne l'adoption du document de partenariat pour l'adhésion.
Maintenant, en ce qui concerne le rapprochement entre la Turquie et l'UE, nous attendons le rapport de la Commission prévu pour le 12 novembre, pour savoir où nous en sommes et sur quelle base travailler. Pour ce qui est de la discussion entre les Quinze et la Turquie, à propos de l'Europe de la Défense, les Quinze ont fait attention aux préoccupations de la Turquie, mais je dois dire également que la Turquie doit comprendre et faciliter le projet européen. Je crois que son intérêt c'est un dialogue ouvert et qui se poursuit, sur ce point.
L'UE est engagée dans un grand débat sur son avenir qui doit aboutir en 2004. Vous savez qu'à Nice, les Quinze ont décidé que tous les pays candidats seraient associés à ce débat. Il est important à nos yeux que la Turquie y participe, développe ses propres idées et les fasse connaître.
Nous allons poursuivre nos consultations sur les questions régionales qui occupent une dimension stratégique dans la discussion France-Turquie. Nous allons parler du Proche-Orient, du Moyen-Orient, du Caucase et d'autres sujets encore. Je remercie encore M. Cem pour son invitation.
(...)
Q - (Sur Chypre)
R - Sur ce point, nous n'avons pas encore parlé.
Q - (Sur la politique européenne de sécurité et de défense)
R - Mais nous allons en parler. Sur ce point, il est vrai que l'accord n'est pas encore fait. Entre les positions des Quinze, dessinées à Nice, et les avances turques, il n'y a pas encore une identité parfaite. C'est pourquoi les deux parties ont besoin de faire des efforts ; un effort d'analyse et de compréhension, une compréhension dans les deux sens. Les Quinze se posaient certaines questions sur les demandes, et j'ai eu des échanges assez éclairants à ce sujet. Il faut aussi que la Turquie comprenne que les Quinze vont avancer de toute façon. J'espère que nous aurons apporté aujourd'hui tous les deux une contribution à la solution que nous trouverons, j'en suis sûr.
Q - (Sur le Génocide arménien)
R - La décision du Parlement français est naturellement respectée par les autorités françaises. Ce sont des institutions. On ne peut pas imaginer autre chose. Et en même temps, j'ai pris acte de l'émotion d'une grande partie de l'opinion turque.
Mais quelle est ma responsabilité à moi ? C'est de développer la coopération et l'amitié franco-turques. Et c'est ce que je fais. Pour votre information, je vous signale que même si le Parlement français a pris l'initiative de ce texte, qui est mal perçu en Turquie, il a pourtant dit qu'il était favorable à l'amitié franco-turque, et à la coopération franco-turque. Ca peut vous paraître paradoxal. Je le dis pour que votre information soit complète. Je tiens encore à la coopération et à l'amitié franco-turque. Les autorités françaises sont pour une coopération forte et active. Et moi, ce qui m'intéresse, c'est l'avenir.

(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 31 juillet 2001)
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Interview à RFI, à Istanbul le 27 juillet 2001 :
Q - Monsieur Hubert Védrine, qu'est ce que votre homologue a voulu dire en déclarant : "Nous regardons vers l'avenir sans effacer le passé".
R - Cela veut dire que les Turcs, de toutes opinions, ont très mal pris le vote de la loi sur le génocide arménien par le Parlement français. Ils y ont vu une déchirure de l'amitié ancienne entre la France et la Turquie. Le choc a été particulièrement fort dans les milieux, disons modernistes, ouverts vers l'extérieur, qui cherchent à faire évoluer ce pays sur tous les plans.
Avec le temps, ils ont admis que le Parlement français avait ses droits, ses prérogatives. Ils ont fini par entendre ce que l'on disait depuis le début, qui était que personne en France, même les Parlementaires qui avaient pris l'initiative de cette loi, n'était hostile à la coopération franco-turque et qu'au contraire, tout le monde voulait qu'elle se développe dans l'amitié. Cela les a amenés à des formules plus équilibrées, que l'on a entendues aujourd'hui, notamment de la part du ministre turc des Affaires étrangères qui m'avait invité pour me dire que la coopération franco-turque continuait.
Mais il est vrai que mon homologue, M. Cem, est un homme particulièrement ouvert.
Q - Mais à l'époque, M. Védrine, la Turquie avait annulé un certain nombre de contrats commerciaux, de contrats bilatéraux ; alors là, on a dépassé ces difficultés ?
R - Je crois que l'on peut dire que, de la part des plus hautes autorités turques, il y a le désir de continuer la coopération avec la France et de la renforcer. En ce qui concerne les réactions, elles ne sont pas toutes finies et il se passera certainement un temps assez long avant que des pas importants dans certains domaines sensibles soient donnés à la France. Des responsables turcs veulent précisément aller de l'avant et notre relation a suffisamment de raisons d'être entretenue quand on pense à tout ce que l'on a à faire ensemble, à propos du Proche-Orient, du Moyen Orient, du Caucase et d'autres sujets, pour que l'on continue. On regarde vers l'avenir. C'est dans cet esprit qu'ils m'ont invité. Naturellement, j'ai aussitôt saisi l'occasion de faire passer ce message.
Q - Alors justement en regardant vers l'avenir, comme on sait que la Turquie, un pays important de l'OTAN balance entre l'OTAN et l'Union européenne, comment la Turquie pourrait, par exemple, participer aux projets européens de défense ?
R - Nous discutons depuis des mois à ce sujet. Les responsables turcs, notamment militaires, ont vu les projets concernant l'Europe de la défense. Peut-être pensaient-ils aussi être bien vus des Américains en traînant. Nous leur faisons comprendre depuis le début qu'à la fois l'OTAN fonctionne bien et en même temps que l'Europe va avancer sur son projet d'Europe de la défense et qu'ils n'ont pas intérêt à multiplier les difficultés alors qu'ils voudraient eux-mêmes se rapprocher de l'Europe. Il faut qu'ils comprennent cette dynamique européenne.
Bon, alors eux disent qu'ils veulent absolument être associés à l'Union européenne agissant en tant que telle sur une opération déterminée, concernant leur voisinage, leurs intérêts vitaux. Et nous, nous leur disons qu'ils ne peuvent pas être associés comme s'ils étaient un pays membre ; il peut y avoir naturellement des procédures de consultation, d'information, d'éventuelle association à telle ou telle action, après. Et l'on ne peut pas traduire cela dans des textes qui feraient d'eux un Etat membre, ce qu'ils ne sont pas aujourd'hui. La discussion se poursuit depuis des mois et nous n'avons pas encore atteint une conclusion consensuelle.
Nous continuons. D'ailleurs, j'ai consacré une partie de mes entretiens aujourd'hui à Ankara à essayer de faire progresser ce sujet.
Q - Justement, est-ce qu'il a été question de l'adhésion prochaine de la Turquie à l'Union européenne ?
R - Les Turcs sont très reconnaissants de ce que la France a fait pendant sa Présidence au dernier semestre de l'an 2000, notamment de l'adoption de l'accord du partenariat pour l'adhésion et d'une politique de coopération qui permet de préparer un pays à de futures négociations. La Turquie, comme vous le savez, n'est pas un candidat comme les autres puisque la décision n'a pas été prise d'ouvrir des négociations, la Turquie n'étant pas du tout dans les conditions prévues par les critères de Copenhague.
La prochaine étape, c'est la Commission qui doit, le 12 novembre, faire un rapport sur la situation en Turquie au regard de ces critères. Nous verrons après. Pour le moment, nous travaillons dans le cadre du partenariat pour l'adhésion, c'est dans cet esprit que les discussions ont été abordées aujourd'hui.
Q - Enfin, Hubert Védrine, la France participe au groupe de Minsk, sur la question du conflit du Sud-Caucase qui oppose l'Azerbaïdjan et l'Arménie. Est-ce que là aussi la France peut être utile, si j'ose dire ?
R - La France a une vraie responsabilité parce qu'elle est l'un des co-présidents avec les Etats-Unis et la Russie du groupe de Minsk, lequel a comme mission de trouver une solution à ce conflit violent sur le Haut Karabagh, qui oppose l'Arménie et l'Azerbaïdjan dont une partie du territoire est occupée par les Arméniens. Une solution est cherchée depuis plusieurs années.
Alors, il y a ce que nous faisons nous en tant que co-président et les Turcs sont très associés à cela, puisque c'est un pays voisin qui a naturellement des relations particulières avec l'Azerbaïdjan mais qui a également des relations intenses avec l'Arménie, ce qu'on pourrait ne pas avoir à l'esprit quand on pense à toutes les polémiques à propos de la loi sur le génocide.
C'est donc une grande puissance de la région et les Turcs ont d'ailleurs dans les prochaines semaines plusieurs initiatives en préparation, pour essayer de relancer les négociations parce que du côté du groupe de Minsk elles sont un peu en panne, alors que nous avons espéré il y quelques mois être proches du but. Là aussi c'est un conflit qu'il ne faut pas oublier. Il ne faut pas baisser les bras, il faut inlassablement trouver la combinaison, cela a été très loin d'ailleurs sur le statut des différentes enclaves, des accès particuliers par des autoroutes spéciales à telle ou telle partie du territoire.
Pour le moment, les dirigeants de l'Arménie et de l'Azerbaïdjan recherchent jusqu'à un certain point la solution et il y a dans ces deux pays une opinion nationaliste qui est très braquée contre toute concession. Nous ne sommes pas encore au bout et la Turquie peut aider, comme nous nous cherchons à aider.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 31 juillet 2001)