Texte intégral
Monsieur le président, messieurs les ministres, monsieur le président de la commission spéciale, monsieur le rapporteur général, mesdames et messieurs les députés, il est rare, en effet, qu'un texte brasse des matières aussi différentes. Le fait n'est pas courant, mais il n'est pas inédit. Ce texte gouvernemental, par les ambitions qu'il affiche et la pluralité de ces sujets, a conduit le Parlement à mener un travail transversal, sur des cultures et des pratiques professionnelles, dans des champs économiques et sociaux divers, avec un souci de cohérence et d'efficacité. Je veux, à mon tour, saluer le travail de très grande qualité qui a été fourni par le président de la commission spéciale François Brottes, par le rapporteur général Richard Ferrand, par les rapporteurs thématiques également Gilles Savary, Laurent Grandguillaume, Clotilde Valter, Christophe Castaner, ainsi que Stéphane Travert.
Je voudrais m'arrêter un instant sur les rapporteurs qui se sont très fortement impliqués sur le sujet des juridictions et celui des professions qui relèvent de mon autorité je parle de Cécile Untermaier pour les professions réglementées, de Denys Robiliard pour la justice prud'homale dont la tutelle est partagée par le ministère du travail et celui de la justice et d'Alain Tourret pour la justice commerciale. Je veux aussi souligner le travail de très, très grande qualité et les contributions remarquables de députés comme Jean-Yves Le Bouillonnec, Colette Capdevielle, Karine Berger, Jean-Michel Clément. Le travail qu'ils ont fait, avec Marc Dolez, Arnaud Leroy et Audrey Linkenheld, a contribué à nous éclairer sur la question de l'accès au droit et de ses enjeux et à nous permettre de cerner les thématiques et les problématiques concernées.
Évidemment, le Gouvernement est parfaitement légitime pour s'interroger sur le fonctionnement des professions qui sont appelées à exercer par délégation de la puissance publique des missions de service public. De même, il est fondé à s'interroger sur la part que ces professions prennent dans la vitalité économique et sur le rôle plus grand qu'elles pourraient jouer dans la dynamisation de l'économie.
En l'occurrence, cette légitimité se fonde sur trois piliers. Le premier tient à la nécessité de s'interroger sur la pertinence d'organisations et de dispositions dont certaines sont vieilles. Il en est qui remontent aux années qui ont suivi la Révolution française. Je pense notamment, bien entendu, à la loi du 25 ventôse an XI c'était le 16 mars 1803. Je pense également à des dispositions qui remontent à la période délicate de la Seconde guerre mondiale et de la collaboration, mais également à d'autres qui relèvent d'ordonnances prises à la suite de la Libération. On peut aussi s'interroger sur des lois plus récentes : les lois de 1991, de 2000 ou de 2009. Les principes qui ont inspiré ces organisations, les principes dont procèdent ces dispositions correspondent-ils aujourd'hui encore à la manière dont nous concevons le service public et son esprit ?
Les dates ne permettent pas à elles seules, d'emblée, de décréter l'obsolescence. Si c'était le cas, nous jetterions en même temps l'esprit du Conseil national de la Résistance, nous jetterions aussi la Sécurité sociale, puisqu'elle date de 1945, nous jetterions aussi les comités d'entreprise, qui datent de février 1945. Néanmoins, leur longévité ne nous interdit pas de nous interroger sur les dispositions régissant ces professions et de les moderniser, précisément, au titre des mutations de la société, notamment celles liées aux technologies numériques mais aussi les évolutions qualitatives de la demande d'accès au droit, de les moderniser, aussi, pour tenir compte des réalités sociologiques et territoriales.
Cependant, lorsque nous interrogeons ces professions, il est bon de savoir dans quel contexte elles évoluent. Ainsi notre appartenance à l'Union européenne est-elle la deuxième raison qui nous conduit à les examiner et à procéder cette nécessaire modernisation. Cette appartenance à l'Union européenne nous conduit évidemment à interroger la plasticité de ces professions, leur modernité, leur capacité concurrentielle, elle nous conduit également à nous interroger sur les règles d'échange et de service, à nous interroger aussi, d'ailleurs, sur le magistère que nous exerçons et sur l'amélioration de notre influence juridique, mais, nous l'avons déjà dit, et les parlementaires ont exercé leur vigilance, cela ne peut se faire au détriment du droit continental, ce droit codifié, prévisible, le même pour tous, cela ne peut se faire non plus au préjudice des justiciables et des citoyens.
La troisième raison pour laquelle il est fondé de nous interroger sur la modernisation de ces professions, c'est l'histoire, l'histoire même du droit et de sa force, de sa puissance unificatrice dans la démocratie française. Dans un cours au Collège de France, Pierre Bourdieu analyse ce qu'il appelle le processus d'unification du marché juridique.
M. Christian Paul. Il faut en effet relire Bourdieu
Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. Il expose à la fois la dynamique et les contradictions qui ont conduit à la modification de ce champ juridique du XIIe siècle à la Révolution. Il rappelle qu'ont coexisté des droits qui étaient mutuellement exclusifs par exemple, les juridictions ecclésiastiques, les juridictions laïques, ce qui incluait la justice royale, mais également la justice seigneuriale, la justice des villes et des communes, la justice des corporations. J'ajouterai aussi, pour ma part, le droit des colonies, parce qu'à travers le code noir, par exemple, c'est aussi une justice personnelle, à l'instar de la justice seigneuriale, qui est instaurée. Bourdieu montre comment un double mouvement de concentration, d'une part, avec l'affirmation du monopole royal sur le pouvoir judiciaire contre les seigneurs, et de différenciation, d'autre part, avec la séparation du champ juridique et sa constitution en champ autonome, un double mouvement qui apparaît contradictoire mais dont les deux composantes sont en fait solidaires, va conduire, en fait, à une agrégation, parce que la concentration n'est pas la reprise des anciennes règles mais, au contraire, l'élaboration de règles uniques. Évidemment, ce pouvoir va buter contre les contre-pouvoirs. Nous connaissons tous ici le rôle des parlements de l'Ancien Régime, ces parlements qui pouvaient refuser d'enregistrer les ordonnances royales, ces parlements qui exerçaient leur juridiction sur des territoires qui correspondent d'ailleurs à peu près, actuellement, aux ressorts de nos cours d'appels. C'est donc en raisonnant sur cette évolution du champ juridique au moment où il s'autonomise que nous nous sommes interrogés sur la responsabilité de l'État dans une économie caractérisée par une vive concurrence, une économie ouverte, une économie où la réactivité des structures doit permettre le maintien de l'activité.
Depuis deux ans, nous avions déjà entamé cette nécessaire modernisation des professions réglementées. Vous l'aviez vous-mêmes, mesdames et messieurs les députés, actée dans la loi du mois de janvier 2014 et, avant cela, dans la loi de décembre 2013 et également, partiellement, dans la loi d'août 2014. Elle s'est traduite aussi par des ordonnances et des décrets pris sur le fondement de ces textes législatifs il y en a eu une demi-douzaine pendant l'année 2014. Il nous faut reconnaître que, dans un premier temps, l'approche qui a prévalu pour cette modernisation était effectivement économiste et fiscale, elle s'articulait autour des revenus et des prix, sans tenir compte ni des particularités ni des obligations de ces professions réglementées. Nous n'en sommes plus là. Dans ce texte, le corps de métier des professions réglementées est préservé, l'acte authentique n'est pas remis en cause, la notification et la signification ne le sont pas non plus, l'installation est encadrée, les barreaux de province ne sont pas fragilisés et la pluridisciplinarité demeure juridique, conformément aux règles déontologiques et aux règles de contrôle des conflits d'intérêts.
Autrement dit, notre souci fut de nous assurer d'un accès au droit avec une présence territoriale qui assure l'égalité sur tout le territoire, une sécurité juridique, à la fois dans l'élaboration des actes et également dans leur authentification, dans leur contrôle et dans leur conservation, une tarification qui n'exclue pas les plus vulnérables et dont un contrôle et une révision périodiques permettront d'assurer qu'elle préserve le pouvoir d'achat. Notre souci fut aussi de nous assurer que le service public assuré par ces professions devienne performant non pas si l'on mesure la performance à l'aune du revenu mais si l'on considère la qualité des actes, leur coût et, bien entendu, l'économie générale, aussi bien des tarifs que des études. C'est donc avec ces règles, avec ces dispositions, qui s'ajoutent à celles qui existent déjà et que j'ai citées tout à l'heure, et qui concernent la formation, la déontologie, le contrôle juridique et financier, qu'il sera possible, effectivement, d'assurer un meilleur accès des jeunes, garçons et filles, à ces professions, d'assurer aussi l'accès des femmes aux postes de responsabilité, mais également de garantir la protection des collaborateurs et des salariés.
En fait, nous avons travaillé sur ces professions, sur la justice commerciale et sur la justice prud'homale avec le souci d'appliquer ce que l'on peut appeler la loi sociale du ministère de la justice, loi sociale définie comme un principe de morale politique et d'organisation sociale. Malgré son grand âge, nous restons très attachés à l'esprit du Conseil national de la Résistance, parce que c'est lui qui a permis, comme l'a défini Robert Castel, la création d'une citoyenneté économique et sociale qui vient parachever l'égalité républicaine. Nous en retenons bien entendu la péréquation tarifaire unique sur le territoire, notamment dans l'énergie, mais nous en retenons également la continuité territoriale des services publics, principe inscrit dans le préambule de la Constitution de 1946. Ces dispositions vont renforcer la réforme J21, la réforme de la justice civile que nous avons engagée pour mettre la justice au service du citoyen, assurer la proximité de la justice et sa simplicité. Non seulement la complexité de l'institution judiciaire, normale et inévitable, doit devenir neutre pour les citoyens, mais il s'agit d'assurer la simplicité, aussi, des décisions de justice.
Nous savons que l'État est un parce que la société est multiple. Plus la société est plurielle, plus l'État doit, précisément, combler les inégalités, compenser les disparités territoriales, tout en laissant respirer les capacités et les potentialités locales.
Nous voulons faire advenir la justice commerciale du XXIe siècle, avec ses juridictions spécialisées, qui ont été pensées intelligemment, pour ne pas déséquilibrer le système général des procédures collectives. Nous voulons aussi faire advenir la justice prud'homale du XXIe siècle. La justice prud'homale est ancienne : le premier conseil de prud'hommes a été créé par Napoléon en 1806. Nous pouvons donc remettre en question son organisation ! Ce système est par ailleurs unique au sein de l'Union européenne. Avec François Rebsamen, nous avons travaillé à le réformer, sur la base de l'excellent rapport d'Alain Lacabarats.
L'objectif de cette réforme est de réduire les délais et d'éviter que les procédures desservent les parties. Nous avons décidé de ne pas recourir à l'échevinage. Nous voulons nous assurer que ces délais, ces procédures et ces modalités servent les parties ; que les décisions soient rendues avec plus de célérité ; surtout, que ces décisions soient diligentes et acceptables pour la jeunesse. C'est dans cet esprit que nous avons travaillé en commun, ce qui nous permet de présenter un texte qui apporte les garanties nécessaires au bon fonctionnement des professions réglementées.
Nous sommes actuellement confrontés à une situation très difficile. La crise économique, sociale, culturelle et morale absorbait déjà une partie importante de l'énergie de la société ; c'est dans ce contexte que les attentats monstrueux des 7, 8 et 9 janvier nous ont frappés. Dans ces moments particuliers de l'Histoire, il semble que tout est prêt à s'effondrer ; mais dans le même temps, l'on perçoit bien que tout peut se rétablir grâce à la volonté commune. Il revient alors à l'État de s'assurer, par sa présence physique mais également par son action directe ou déléguée, de l'égalité républicaine sur le territoire. Il lui revient de faire de l'égalité républicaine plus qu'un sentiment : une réalité.
L'État était absent. Il s'est retiré de nombreux territoires, de quartiers, de territoires ruraux.
M. Jean-Louis Dumont. Et il continue à le faire !
Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. Il a supprimé des classes, voire des écoles entières, ou des centres de soutien scolaire ; il a supprimé des bibliothèques, des services sociaux, des bureaux de poste, des commissariats de police ; il a permis que le lien social se distende.
Aujourd'hui, il faut que la République recommence à séduire. Pour séduire, il faut non seulement qu'elle recommence à formuler des promesses, mais qu'elle les tienne. C'est une condition cardinale pour la cohésion nationale. Comme l'écrivait Montesquieu, « il n'y a rien de si puissant qu'une république où l'on observe les lois non pas par crainte, mais par passion. » (Applaudissements sur les bancs du groupe SRC.)source http://www.assemblee-nationale.fr, le 27 janvier 2015