Déclaration de M. Robert Hue, secrétaire national du PCF, sur les réformes souhaitables pour "une autre Europe" et le traité de Nice sur la réforme des institutions communautaires, à l'Assemblée nationale le 5 juin 2001.

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Circonstance : Débat parlementaire pour la ratification du traité de Nice, à l'Assemblée nationale le 5 juin 2001

Texte intégral

Monsieur le Premier Ministre, Monsieur le Président, cher-e-s collègues,
Depuis un an que le débat sur l'avenir de la construction européenne a été spectaculairement relancé, une question revient en permanence: "quelle finalité pour l'Europe?" Question pertinente s'il en est, mais à laquelle la plupart des projets développés depuis lors apportent des réponses exclusivement institutionnelles. Chacune de ces audacieuses constructions est, certes, stimulante pour la réflexion, même si toutes ne sont pas dénuées de calculs politiciens passablement éloignés de l'idéal européen. Mais, en tout état de cause, aucune d'entre elles ne peut, en elle-même, tenir lieu de "finalité" à l'Europe. Faut-il aller vers "une fédération"; une "constitution"; une "double chambre"; voire un "président européen"?
Commençons donc par clarifier ce que nous voulons construire ensemble à 15 puis à 20, 25 ou 30 peuples et nations, plutôt que de nous diviser à coup de mécanos "clés en main" sur la façon d'y parvenir, le cas échéant!
Le débat sur le sens à donner à l'Europe reste, en effet, pour l'essentiel, à mener. Nous en ressentons l'impérieux besoin et souhaitons nous y inscrire sans oeillère. Dans un monde à la fois interdépendant et unipolaire, face aux choix de civilisation auxquels la révolution informationnelle confronte désormais l'humanité, et à plus forte raison dans la perspective de l'élargissement à l'Est du continent - ce grand et potentiellement magnifique projet - la définition claire de l'ambition européenne constitue, à mes yeux, l'une des principales priorités politiques. Cette définition ne saurait résulter, selon moi, du seul choc des idées émanant des "élites", mais devra émerger d'un débat grand ouvert, impliquant largement les citoyens européens.
C'est dans cet esprit, Monsieur le Premier ministre, que j'ai pris connaissance de votre discours sur l'avenir de l'Europe. Je reprends volontiers à mon compte la démarche que vous avez choisie: "l'Europe doit affirmer un projet de société", disiez-vous, "elle doit peser sur le cours du monde". C'est à cette fin que "l'Europe politique exige des réformes profondes." Avant de traiter de la réforme des institutions européennes dans le cadre du traité de Nice, permettez-moi donc de m'arrêter sur quelques éléments du projet européen que vous avez esquissé le 28 mai dernier.
Je partage, disais-je, nombre de principes que vous avez affichés à cette occasion. Je suis, en revanche, au regret de constater que la politique actuelle de l'Union européenne ne s'en inspire pas vraiment! La France tente, certes, d'en infléchir certains aspects, mais ma conviction est que l'action de notre pays pour "réorienter la construction européenne" - pour reprendre les termes de la déclaration commune du 29 avril 1997 du Parti socialiste et du Parti communiste français - gagnerait à être beaucoup plus offensive et conséquente, en prenant fermement appui sur l'exigence de tels changements qui monte de notre société. Je veux illustrer brièvement ce point de vue.
Ainsi, vous préconisez un "gouvernement économique". L'idée nous intéresse. Mais pour prendre réellement corps, elle suppose des moyens. Pour quels êtes-vous prêts à agir, au nom de la France? Envisagez-vous, comme nous le proposons, une révision des missions et des pouvoirs de la Banque centrale européenne afin de réorienter des moyens monétaires et financiers sur des objectifs sociaux d'emploi et de développement durable? Je rappelle que les statuts actuels de cette institution en font la banque centrale la plus libérale et la plus affranchie de tout contrôle public et parlementaire réel, dans le monde, Etats-Unis compris. Envisagez-vous, comme nous le demandons, la limitation des pouvoirs discrétionnaires de la Commission européenne en matière de politique de la concurrence qui, aujourd'hui, tient lieu de politique économique de l'Europe? Envisagez-vous la remise en cause, au moins partielle, des contraintes du "pacte de stabilité budgétaire", cet instrument de rationnement des dépenses publiques et sociales, au nom duquel le budget de la France, qu'on ne peut pourtant guère qualifier de laxiste, a valu, en janvier à notre pays des remontrances publiques des autorités bruxelloises, notamment en raison d'une augmentation des dépenses dans le secteur de la santé? Envisagez-vous l'attribution de réels pouvoirs d'intervention aux acteurs sociaux, aux citoyens, sur lesquels pourraient s'appuyer ceux qui ont la volonté de faire bouger les choses?
A défaut d'une véritable mobilisation de tous les partisans de réformes de cette nature, quel espoir auriez-vous de conquérir un véritable espace politique à "l'euro-groupe", qui ne se réduise pas à l'accompagnement des injonctions de M. Duisemberg ou aux "recommandations" de M. Prodi? A quelques mois du choc de l'euro, chacun mesure la portée politique de cet enjeu!
La même remarque vaut pour la "solidarité sociale" que dans votre discours, vous appelez légitimement de vos voeux. Quelle lecture avez-vous, à ce propos, de deux récents Conseils européens consacrés aux questions sociales, celui de Lisbonne, en mars 2000 et celui de Stockholm, il y a un peu plus de deux mois? Le premier avait affiché des objectifs qui avaient disparu depuis fort longtemps des agendas européens, comme celui du plein-emploi ou celui de la "qualité de l'emploi". Mais, dans le même temps, à l'opposé de l'exigence de "services publics forts et efficaces" dont vous vous faites à juste titre l'écho, les conclusions du sommet de Lisbonne invitaient expressément la Commission à - je cite - "accélérer la libéralisation des services publics".
Quant au sommet de Stockholm, il a non seulement accentué la pression dans le sens de la libéralisation mais entrepris le "détricotage" des ambitions sociales affichées un an auparavant. Quelle action envisagez-vous au nom de la France pour dépasser ces contradictions, afin de rendre crédible la perspective d'une Europe sociale? Et je précise: quelle action visible, publique, dans le prolongement des mouvements sociaux qui se développent dans le pays? Ma question n'a rien d'abstrait: en ce moment même, M. Bolkestein, le très libéral commissaire en charge de ce dossier, s'appuie précisément sur cette "feuille de route" pour justifier une nouvelle attaque en règle contre les services postaux et la poursuite de son acharnement contre la SNCF, EDF et Gaz de France.
Les dispositions adoptées à Nice à cet égard sont intéressantes, mais très ambivalentes. Elles laissent aux Etats la liberté de "définir des services d'intérêt économique général" mais confient à la seule Commission européenne la responsabilité de veiller à ce que ces missions ne violent pas les sacro-saintes "règles de la concurrence" Je plaide, pour ma part, en faveur d'un gel du processus de libéralisation, en vue d'une évaluation publique et pluraliste des conséquences économiques et sociales de mesures déjà engagées. A partir de cette évaluation, à laquelle devraient notamment être associées les organisations syndicales, la porte devrait être ouverte aux réorientations les plus souhaitées de la politique européenne en la matière.
Je pourrais faire une remarque semblable en ce qui concerne l'exigence de nouveaux droits des salariés dans les entreprises face à la vague de restructuration qui déferle sur toute l'Europe. Comme vous le savez, plusieurs projets de directives européennes sont en préparation ou en cours d'examen à ce propos. L'une d'entre elles, qui porte sur "l'information et la consultation des travailleurs" était jusqu'ici, malgré son extrême faiblesse, bloquée au Conseil des ministres par plusieurs pays, dont la Grande Bretagne et l'Allemagne. Il semble qu'elle puisse être enfin adoptée le 11 juin prochain et qu'elle prévoie des sanctions à l'encontre des entreprises qui refuseraient de l'appliquer. Mais au-delà, il se pose au niveau européen, les mêmes exigences que celles dont notre assemblée est saisie pour la France. Quelle attitude pensez-vous adopter à cet égard?
Enfin, en matière de politique extérieure, dans quel domaine comptez-vous agir pour modifier le cours de la politique de l'Union? Je ne citerai qu'un exemple, qui me tient particulièrement à coeur: les relations de l'Europe au Sud. "Il faut, affirmez-vous fort justement, que l'Europe accentue son effort de solidarité envers les pays en développement". Que pensez-vous, dès lors, du projet de l'Union européenne d'aller vers l'instauration de zones de libre échange entre les pays européens hautement développés et les économies si fragiles des pays africains du Sud du Sahara, toujours contraints de consacrer quatre fois plus de ressources au service de la dette qu'aux dépenses d'éducation?
Si cette nouvelle orientation permettra de mettre l'Union européenne en conformité avec les règles intransigeantes de l'OMC, je doute fort qu'elle rehausse l'effort de solidarité de l'Europe envers ces pays!. En outre, toute ambition européenne en matière de développement passe, entre autres, par un renversement complet de la tendance insoutenable à la baisse de l'aide publique au développement qui caractérise 11 pays de l'Union sur 15, parmi lesquels la France, même si le volume de son aide est supérieur à celui d'une majorité de ses partenaires. On ne peut pas ne pas penser, à ce propos, à l'idée, si justifiée, d'une taxation des mouvements de capitaux spéculatifs, du type taxe Tobin. Envisagez-vous une initiative en ce sens?
Oui, comme vous, Monsieur le Premier ministre, j'ai la conviction que l'Europe doit être "bien plus qu'un marché, un modèle de société, une vision du monde".
D'une certaine manière, c'est ce qu'était venue exprimer l'impressionnante marée humaine qui, de toute l'Europe, avait convergé vers Nice à la veille du sommet. Loin de répondre à cette attente, l'image hyper médiatisée de ce Conseil européen aura été celle d'une déplorable bataille au sommet pour le partage du pouvoir entre les Etats.
Certes, la négociation d'un traité exclusivement axé sur les institutions est, en elle-même, une tâche ingrate. Mais au-delà, jamais peut-être l'absence de projet solidaire n'avait été aussi visible; jamais le jeu des rapports de force aussi crûment exposé. A mes yeux, les quinze états portent leur part de responsabilité dans ce mauvais service rendu à l'idée européenne.
D'abord, ils s'étaient mis d'accord sur un ordre du jour particulièrement étroit en matière de réformes institutionnelles, à savoir, pour l'essentiel, les questions qui n'avaient pu trouver de solution lors de la négociation du traité d'Amsterdam. En revanche, aucune réforme structurelle susceptible de remettre en cause l'orientation libérale consacrée par tous les traités antérieurs, depuis l'Acte unique européen, n'a pu donner lieu ne fût-ce qu'à un simple échange. Même la très timide charte des droits fondamentaux suscite de nombreuses controverses inter-étatiques, avant d'être expédiée en deux temps, trois mouvements, au Conseil européen. Comment le citoyen peut-il avoir envie de s'investir dans une ouverture qui lui reste si étrangère?
Ensuite, devant les interminables tractations qui ont marqué le sommet, rares furent les confrontations portant clairement non sur des enjeux de pouvoirs mais sur le sens même de la construction européenne, autrement dit, sur des enjeux politiques susceptibles d'interpeller directement les citoyens. Ce fut le cas, et je m'en réjouis, au sujet de l'article 133 du traité, c'est-à-dire de la politique commerciale commune. On se souvient de la vigueur des pressions en faveur de la suppression du droit de veto sur les accords commerciaux touchant des secteurs sensibles, tels les services d'éducation, de santé et de culture, afin que la voie soit libre pour traiter ceux-ci comme de simples biens marchands. Le choix politique, éthique même, était clair. Dès lors, une mobilisation citoyenne s'est fait sentir et a, notamment sur intervention de la France, en grande partie porté ses fruits.
A l'inverse, en l'absence d'une présentation claire et mobilisatrice d'un autre grand enjeu, celui du maintien ou non de l'unanimité sur tous les aspects de la fiscalité, à commencer par la taxation du capital, la Grande Bretagne a conservé sans coup férir le droit de bloquer toute avancée réelle dans ce domaine.
Ce double exemple - celui du commerce des services et celui de la taxation du capital - montre, au demeurant, combien il peut être trompeur de juger en soi de l'opportunité d'une réforme institutionnelle, en l'occurrence le passage du vote à l'unanimité au vote à la majorité qualifiée, au Conseil des ministres européens. En fait, si l'on souhaite une Europe libérale, cette réforme est positive dans le premier cas et négative dans le second. Si l'on veut construire une Europe sociale, c'est l'inverse qui est vrai. Malheureusement ce n'est pas ainsi que les choses ont été présentées à nos concitoyens. Ils y ont, dès lors, perdu leur latin.
Mais le trait le plus marquant et le plus navrant du traité de Nice est sans doute ce que j'appellerai la hiérarchisation accentuée des nations, notamment par l'introduction explicite du facteur démographique, tant dans le système des votes au Conseil des ministres que dans la répartition des sièges au Parlement européen. Nombre d'observateurs y voient le signe d'une nouvelle et préoccupante prééminence allemande, dans le processus de décision européen.
De fait, si la parité des voix a pu être maintenue entre l'Allemagne, la France, la Grande Bretagne et l'Italie - ce qui est important - en revanche, le fameux "filet démographique" favorise spécifiquement l'Allemagne, désormais forte de ses 80 millions d'habitants. Puisqu'une décision du Conseil, pour être incontestable, doit représenter au moins 62% de la population totale de l'Union, le pays le plus peuplé est, le cas échéant, plus à même que d'autres de favoriser l'adoption ou le blocage de cette décision.
Ce qu'on oublie simplement de dire, c'est que ce même système favorise également les quatre pays les plus peuples par rapport aux autres pays membres. C'est donc, au-delà du cas de l'Allemagne, l'accentuation de la hiérarchisation des nations au sein de l'Union, qui est critiquable. Cette dérive est encore plus nette dans l'attribution des sièges futurs au Parlement européen, au point que deux futurs pays membres, la Hongrie et la République tchèque, se voient allouer moins de sièges que la Belgique et le Portugal, à la population comparable. La hiérarchisation n'a pas de limite. Elle est malsaine. Nous la mettons en cause, comme nous mettons en cause toute conception de "noyau dur", sorte de directoire européen qui n'ose dire son nom et auquel le recours aux "coopérations renforcées" pourrait désormais ouvrir la voie.
Les raisons ne manqueraient donc pas pour justifier notre vote négatif sur ce traité. Dans le même temps, nous sommes conscients que sa non-ratification offrirait aux adversaires honteux de l'élargissement le prétexte souhaité pour obtenir le report "sine die" de ce grand projet. Une telle décision, aujourd'hui, après tous les espoirs soulevés et les réformes engagées, susciterait en Europe centrale et orientale une vague de frustrations, de légitime colère, sinon de dangereux nationalismes. Elle ouvrirait la voie à des manoeuvres américaines. Ce serait une crise redoutable aux conséquences, pour une part, imprévisibles.
A l'inverse, la réussite de ce processus historique créerait les conditions d'une paix et d'un développement durable sur tout le continent. Elle conférerait en outre à ce grand ensemble européen un poids et une influence sans précédent, pour peser en faveur d'une organisation du monde plus équitable et plus équilibrée, émancipée de la tutelle pesante de "l'hyper puissance" américaine.
Certes, la ratification du traité des Nice ne garantit en rien la réussite de l'élargissement. Tel qu'il est engagé, ce processus comporte même de sérieux obstacles et des risques réels. Celui en particulier, d'une mise en concurrence des peuples, dans les pays-membres comme dans les pays candidats. Au moins, si la porte reste ouverte, y aura-t-il place pour des actions fortes, tant au niveau des institutions européennes qu'au côté des forces de progrès des pays candidats en faveur de la réduction des inégalités de développement, du respect de la souveraineté et de la dignité de chaque peuple, et de la résorption des sources de tension. Au stade où nous en sommes, rien ne doit être fait qui mette en péril cette vaste ambition. C'est la voie responsable que nous choisissons, en nous abstenant sur ce traité.
Ironie de l'histoire: c'est parmi les plus fervents fédéralistes qu'on recense, à présent,, les partisans les plus passionnés du "non". Sans doute faut-il y voir le signe de l'ambivalence de ce texte: à la fois dans le prolongement des précédents traités et en retrait par rapport à la dynamique fédéraliste enclenchée dans sa préparation, il est plus contradictoire qu'il n'y paraît.
En outre, à condition que les forces de progrès s'en saisissent et que des pays comme la France aient la volonté politique de s'engager dans un processus de réorientation de la politique européenne, la procédure des "coopérations renforcées", adoptée à Nice peut, le cas échéant, permettre à quelques pays de se libérer du carcan du consensus à quinze ou davantage, pour ouvrir ensemble la voie à des projets communs, dans une optique plus sociale, plus démocratique, plus solidaire. Tout est question de rapport de forces. Il n'y a pas de fatalité.
Un tel dessein pose avec force la question de l'Europe politique. De fait, un type de construction institutionnelle a montré ses limites à Nice. Certes, il ne s'agit pas pour moi de mettre en cause le rôle éminent des Etats dans l'Union. Encore moins de céder à l'appétit boulimique de pouvoir de la Commission Prodi. Pour notre part, nous sommes attachés à l'idée de souveraineté, conçue comme la liberté de choix et le refus des dominations. Nous sommes, dans le même temps, résolument solidaires, internationalistes et ouverts aux aspirations, au rapprochement des peuples et à l'abolition des barrières. Ce sont là des désirs que nous partageons avec nombre de progressistes sensibles à l'idéal fédéraliste. L'expérience très riche du groupe de la "gauche unitaire européenne" au Parlement européen est, de ce point de vue, très parlante: originaires de pays et de partis aux cultures politiques très diverses, ces élu-e-s progressistes ont appris à respecter leurs identités respectives tout en travaillant à des convergences de plus en plus fortes.
Par delà des clivages souvent excessivement, sinon artificiellement exacerbés, il faut savoir offrir des projets communs et faire émerger des valeurs communes. C'est cet investissement citoyen, et non la fuite en avant vers un pouvoir européen toujours plus centralisé, qui permettra de sortir de l'impasse de la construction actuelle, quasi exclusivement inter étatique, de l'Europe et de concevoir une Europe politique remise sur ses pieds.
C'est dans cet esprit que nous nous efforcerons, pour notre part, d'apporter notre contribution au grand débat engagé sur l'avenir de l'Europe.
Je vous remercie.
(source http://www.pcf.fr, le 11 juin 2001)