Texte intégral
Q - Ministre des Affaires étrangères, votre parole, vos analyses, les points de vue que vous allez exprimer ce soir au nom du gouvernement français sont particulièrement attendus au sortir d'une semaine tragique et d'événements aux conséquences encore incalculables. Le président George Bush parle de "guerre", vous nous direz tout à l'heure si vous souscrivez à ce mot. L'Amérique prépare une première riposte militaire, sans doute en Afghanistan, peut-être en d'autres points du monde arabo-musulman. Jusqu'où la France et l'Europe sont-elles prêtes à soutenir les Etats-Unis ? Quelle est la réponse politique qui devrait accompagner selon vous une éventuelle offensive armée ? Avec quelles conséquences sur l'équilibre du monde ? Quelles répercussions pour le conflit proche-oriental ? Quelles leçons faut-il tirer de cette crise ?
Voilà quelques-unes des questions très nombreuses que nous allons vous poser ce soir avec Gérard Courtois et Pierre-Luc Séguillon. Ce grand jury est diffusé simultanément comme chaque semaine sur RTL et LCI. Il est exceptionnellement retransmis sur TV5, la chaîne francophone diffusée par satellite sur les cinq continents et on pourra en lire les principaux extraits dans la prochaine livraison du journal "Le Monde". Monsieur Védrine, les autorités françaises sont-elles tenues au courant ce soir des préparatifs militaires américains ?
R - A l'heure actuelle, je crois que les responsables américains n'ont informé personne de délibérations qui ne sont pas terminées. D'après ce que nous savons, ils sont en train de réfléchir, d'examiner l'ensemble des informations et des faisceaux d'indices conduisant, comme ils commencent à le dire publiquement, aux réseaux, au pluriel, Ben Laden et d'autre part d'examiner toute une série d'options. On sait ce qu'ils ont dit. On sait vers quels pays se tourne le secrétaire d'Etat Colin Powell pour bâtir une coalition mondiale contre le terrorisme. On sait qu'en plus des alliés des Etats-Unis, en plus des Russes qui se sont proposés tout de suite, Colin Powell s'est tourné vers le Pakistan qui, manifestement, est dans une position charnière, ce qui est à double tranchant par rapport à cela et que les autorités pakistanaises, après délibération, ont déclaré qu'elles répondraient favorablement aux demandes américaines. On sait que Colin Powell s'est tourné vers un grand nombre de dirigeants arabo-musulmans parce qu'il s'agit bien de bâtir une coalition pour traiter ce problème pas sur une base étroite. Voilà ce que nous savons.
A l'heure actuelle, nous n'en connaissons pas plus, nous Français, ni les autres Européens, sur un plan précis. Il n'est pas arrêté à ma connaissance. Je pense qu'ils examinent encore une série d'options, avantages, inconvénients. Ce qui est sûr, c'est que, après cet événement phénoménal du 11 septembre, cette attaque sans précédent dans l'histoire des Etats-Unis, sur leur sol, et à travers la forme que l'on a vue, les Etats-Unis vont riposter de façon très forte. Le monde entier, je crois, reconnaîtra qu'ils sont en situation de légitime défense au sens de l'article 51 de la Charte des Nations unies.
Q - Riposte rapide à votre avis ?
R - Je n'en sais rien, cela dépend de l'objectif ; cela dépend du temps de préparation.
Q - Est-ce que, de leur côté, les autorités, les responsables français estiment qu'ils doivent attendre de connaître le choix des Américains pour déterminer leur position ou est-ce que les responsables français, aujourd'hui, de leur côté, analysent les différentes options possibles avec des faveurs pour telle ou telle option ?
R - Les dirigeants français ont évidemment des idées sur la façon de lutter contre le terrorisme, comme tous les aspects de la lutte contre le terrorisme, qui ne doivent pas être que punitives. Mais dans le cas d'espèce, nous n'analysons pas les options à la place des Etats-Unis. Les Etats-Unis se considèrent comme attaqués, eux. Ils veulent répliquer par rapport à cela et naturellement ils veulent rencontrer dans une politique qui sera menée dans la durée au-delà de la réplique prévisible, une vraie action mondiale contre le terrorisme où doivent se retrouver tous ceux qui veulent extirper ce mal, mais pas simplement le venger ou punir, mais essayer d'en traiter les racines.
En ce qui concerne la préparation de la réplique, c'est pour le moment une affaire américaine. Ils n'ont rien demandé, à aucun allié sur ce plan, encore une fois, sauf la mise en demeure adressée au Pakistan.
Q - Ils pourraient agir seuls militairement ?
R - Sur un plan militaire, logistique, technique, ils sont certainement capables d'agir seuls, mais je ne sais pas si ce sera leur choix. Ce qu'ils auront à demander à tel ou tel autre pays dépend aussi de ce qu'ils voudront faire et de la durée de ce qu'ils voudront faire selon que c'est une action ponctuelle ou plus durable. On n'est pas dans le même cas de figure.
Q - Mais quel est le souhait que peuvent formuler les responsables français ou les responsables européens ? Est-ce que c'est d'être ou de ne pas être associés à la préparation et à la réflexion sur une éventuelle opération ?
R - La question ne se présente pas tout à fait comme cela pour le moment. La première chose, c'était évidemment sur un plan humain, l'émotion, la compassion, la solidarité. Elles ont été exprimées avec beaucoup de force et beaucoup de spontanéité partout. Il faut dire que, même si nous avons le droit de discuter la politique américaine, le peuple américain est un grand peuple et on a vu une réaction dans le monde entier extrêmement humaine qui a, je crois, submergé tous les calculs, toutes les arrières pensées, tous les contentieux, tous les désaccords politiques qui peuvent exister. C'est la première réaction. Il ne faut pas l'oublier, c'est très important parce que c'est un des aspects de la mondialisation. Il y a aussi une dimension humaine et affective qui resurgit au cur même du drame le plus impensable. C'est presque un élément de la politique mondiale qui ne sera pas oublié par rapport à cela.
Dans un second temps, ce qui était important pour nous en terme de prise de position politique, c'était de savoir, notamment nous qui sommes alliés des Etats-Unis, amis et alliés, certes pas alignés comme nous le disons toujours - nous avons notre liberté - mais alliés, cela a un véritable sens aussi, dans le Traité de l'Alliance atlantique. La première était de savoir si nous reconnaissions que nous étions dans le cadre de l'article 5 au terme duquel on considère qu'une attaque armée contre le territoire d'un des alliés est une attaque contre tous les alliés. Nous l'avons constaté. C'était une expression de solidarité que les Etats-Unis n'avaient pas demandé. Ils n'avaient pas eu le temps de le demander. Ils avaient d'autres choses à penser
Les alliés l'ont fait de suite, sans discuter car c'était une position politique, une affaire de principe, de dignité par rapport à ce qui s'était produit. L'article 5, rédigé après de très longues discussions en 1948 prévoit qu'ensuite, chaque allié est libre de déterminer la façon dont il participe aux éventuelles actions qui sont à mener.
Q - Il n'y a pas d'automaticité ?
R - Non et ceux qui le disent en Europe aujourd'hui, à commencer par Tony Blair, ce n'est pas du tout une façon de "mégoter" ; c'est que tout simplement, nous ne savons pas.
Q - Est-ce une expression que vous reprendriez : "pas de chèque en blanc" ?
R - Je crois que l'article 5 est suffisamment clair lui-même : il y a le constat qu'une attaque contre l'un, c'est une attaque contre tous, c'est l'alliance. S'il n'y a pas cela, il n'y a pas d'alliance. Et ensuite, chacun détermine la façon dont il participe, cela ne fait pas disparaître la liberté de chaque allié, c'est très important de l'avoir à l'esprit. Mais, pas en le disant d'une façon visant à minimiser cette expression de solidarité. Ensuite, nous n'allons pas plus loin puisque les Etats-Unis n'ont rien demandé et je ne sais pas s'ils ont besoin de quoique ce soit. Cela n'empêche pas beaucoup de pays au monde et pas uniquement leurs alliés dans une alliance, d'ailleurs tous les pays qui sont des partenaires des Etats-Unis, tous les pays qui sont confrontés, d'une façon ou d'une autre à des formes de terrorisme et qui ont leur idée sur la façon de lutter contre, sur la façon de prévenir le terrorisme, d'en traiter les causes, cela n'empêche pas de très nombreux pays de donner des avis, voire des conseils sur ce qu'il faudrait faire ou ne pas faire, sur ce qui serait compréhensible ou non. Vous le sous-entendez, on entend cela dans toutes les capitales du monde aujourd'hui.
Q - Quel type de conseils la France, par exemple, serait-elle amenée à donner aux Américains ? A-t-elle déjà été amenée à le faire en terme de prudence, sur le type de riposte qu'elle pourrait être amenée à prendre ?
R - Je dirai que tous les conseils que l'on peut donner ne doivent pas entamer la réaction première qui est celle de la solidarité, de la reconnaissance de la légitime défense. C'est vrai, il faut mesurer que l'on ne peut pas pinailler sur ce point. Après, j'ai bon espoir que les dirigeants américains puissent concevoir une réponse forte et justifiée à ce qui s'est produit sans tomber dans le piège diabolique qui a dû être conçu par les instigateurs de l'attentat. Je pense qu'ils réussiront à éviter ce risque et très certainement, ils travaillent déjà là-dessus.
R - Et c'est quoi ?
R - Lorsque l'on voit un attentat aussi monstrueux, on voudrait ne même pas faire l'analyse, on voudrait simplement en rester à un sentiment d'horreur et de condamnation. Mais, il y a des calculs quand même et derrière tous les terroristes, dans toute l'histoire, y compris derrière les formes d'attentats-suicides, il y a toujours eu une sorte de calcul. Si l'on est un peu familier de cette littérature fanatique, extrémiste, de certains mouvements islamises que personne bien sûr ne confond avec l'Islam, on voit bien qu'il y a une sorte de désir de créer le fameux choc des civilisations. Quelque part, ils doivent espérer, après cette atteinte au cur, une réplique massive, indiscriminée, mélangeant toutes les cibles et dressant, dans une vague de douleur et de haine sans précédent, l'ensemble du monde arabo-musulman contre l'ensemble du monde occidental.
Q - Donc, les Américains doivent veiller à ne pas embraser ce monde arabo-musulman, par une riposte aveugle ?
R - Ce n'est pas un conseil que je leur donne, je pense qu'ils ont déjà intégré cela et évidemment, je pense qu'ils vont éviter cela.
Q - Lorsque le président Bush dit qu'il faut frapper les auteurs du terrorisme et aussi ceux qui les protègent ou qui les accueillent ou qui les financent, tirez-vous cette conclusion pour, par exemple, le peuple afghan ou les Taliban, ou l'Arabie saoudite dont certains financent ouvertement Ben Laden, si c'est lui qui est à l'origine - et cela semble être le cas - de ces attentats ?
R - Dans la lutte contre le terrorisme, il n'y a pas que l'aspect militaire. Nous sommes dans une phase très grave où évidemment, il va y avoir une action militaire, mais j'ai noté que Colin Powell avait déjà dit lui-même que l'action n'était pas que militaire, ce qui est une évidence. Pour lutter contre le terrorisme, nous nous trouvons dans un cas où c'est une question de réactions à une opération terroriste. Elle prendra essentiellement, au début en tout cas, une forme militaire. Mais si on veut détruire les réseaux terroristes, c'est une action policière, financière, fiscale. Au nom de la France, il y a un peu plus d'un an, j'avais déposé à l'ONU une convention pour une meilleure lutte contre le financement du terrorisme. Il faut maintenant en tirer les applications concrètes. Il y a donc toutes sortes de formes de lutte contre le terrorisme et il faut lutter aussi contre ce qui l'alimente. Je viens de les citer mais il y a aussi des idéologies du fanatisme et de la destruction, des différentes sources, des situations également. Et, il est donc évident qu'une lutte contre le terrorisme doit embrasser tous ces éléments et pas uniquement militaires. Certes, il y a eu autour des Taliban, ces dernières années, des financements qui venaient d'endroits bien différents de l'Afghanistan qui est bien incapable de financer quoique ce soit. Mais, si c'est confirmé, il y a aussi un régime en Afghanistan qui les protège, qui les abrite et qui facilite leurs entreprises. Il y a également, concernant le Pakistan, des éléments qui sont proches des Taliban et c'est ce qui explique la mise en demeure très forte et publique des Etats-Unis au Pakistan leur demandant s'ils se trouvent dans la coalition antiterroriste ou à l'extérieur. Les Pakistanais se sont réunis et ont dit qu'ils allaient coopérer de suite. Le président Bush s'est même félicité publiquement de l'esprit coopératif des Pakistanais. Mais il y a bien d'autres choses à faire que ces questions de cibles, de bases d'entraînements ou de réseaux. C'est une politique d'ensemble.
Q - Une politique de longue haleine, disent les responsables américains, qui prendra plusieurs années. Si on vous suit bien, il y aura, dans ce que peuvent faire aujourd'hui les Etats-Unis et dans la solidarité qui peut accompagner cette politique, deux choses : une action militaire dont on peut imaginer qu'elle soit proche et pour laquelle les Américains peuvent agir seuls et une action de longue haleine pour lutter contre le terrorisme. Et là, il y a aura une solidarité renforcée et très forte de la part des Européens et de la France ?
R - Oui, mais la solidarité concerne chacun par rapport à l'ensemble des autres. Concernant l'opération précise dont j'ignore la nature, qui n'est pas fixée, et par rapport à laquelle les Américains n'ont encore rien demandé, je ne peux que redire ici que, si nous sommes face à cette demande, face à quelque chose de précis, le président de la République et le gouvernement verront de quelle façon doit s'exprimer la solidarité qui a été immédiatement proclamée par la France et les autres Européens feront de même. Je pense que les Européens se concerteront et que nous aurons une position commune sur ce point. C'est une première chose.
Pour la suite, il faut en effet que les politiques dans le monde entier soient les plus efficaces sur les différents plans que j'ai cités, non seulement pour traiter le terrorisme mais pour le prévenir. Et cela rejoint beaucoup de politiques car même si on sait bien que ce ne sont pas les crises régionales qui ont inventé le terrorisme qui existe sous des formes diverses depuis des siècles, on sait bien qu'il y a des situations qui les entretiennent, qui leur fournissent des militants. On revient avec cela à la politique de traitement de crises que nous menions avant. Il va donc y avoir un grand débat international, très utile, indispensable, au-delà même de la réaction américaine, pour savoir comment l'on traite ces différents aspects.
Q - Autrement dit, vous nous expliquer que nous ne sommes pas du tout dans la logique la guerre du Golfe en 1991.
R - Je pense que cela n'y ressemble pas : "l'adversaire" n'est pas du tout du même type. La guerre du Golfe, c'était simple, c'était la première fois depuis la création des Nations unies qu'un Etat membre en envahissait un autre et le faisait disparaître en l'annexant.
Il s'était créé pour mettre fin à cette situation, c'est-à-dire en faisant sortir du pays envahi l'armée d'occupation une coalition internationale où il y avait les Etats-Unis qui en étaient l'épine dorsale mais aussi beaucoup de pays occidentaux et de pays arabes.
Là, c'est tout à fait différent, c'est à la fois plus vaste et moins vaste, on a tout dit à ce sujet. C'est un défi différent qu'il faudra traiter d'une façon globale mais je le répète, nous sommes plusieurs à le dire, Alain Richard l'a dit à juste titre, je citais la phrase de Colin Powell, cela ne relève pas seulement d'une action militaire spécifique à un moment donné contre l'organisation Ben Laden, s'il est bien confirmé que c'est d'elle qu'il s'agit. C'est beaucoup plus vaste et on va rejoindre le problème du traitement de tous les maux de ce monde.
Q - Sans manquer à la solidarité, craignez-vous aujourd'hui cette réaction première des Etats-Unis qui serait par exemple de bombarder l'Afghanistan, bombarder ceux qui protègent Ben Laden. Craignez-vous qu'une première riposte militaire, soit davantage à l'usage des opinions que réellement efficace quand à l'éradication des auteurs de ce terrorisme ?
R - J'ai trouvé, que jusqu'à maintenant, ce qui a été dit et fait par les Etats-Unis est très déterminé - on voit bien que quelque chose d'important se prépare - mais très responsable. Je n'ai pas trouvé qu'ils aient dérapé dans leurs propos. S'ils l'avaient fait, on pourrait le comprendre d'ailleurs après ce qui s'est passé. Je n'ai pas trouvé qu'ils se soient lancés dans une sorte d'accusation publique, sur toutes les origines possibles, les indications ont été assez rapides, précises et je ne trouve pas qu'ils aient été saisis d'une espèce de fièvre de destruction tous azimuts.
Q - Même en utilisant le mot "guerre" comme l'ont fait la plupart des responsables américains ?
R - Cela peut se débattre, se discuter, mais quel mot voudriez-vous employer pour cet acte, comment le définir ?
Q - Mais, vous ne l'avez pas employé vous ?
R - Oui, mais c'est un acte de guerre, si on se rapporte à ce que disent ces mouvements extrémistes, ils se sentent en guerre, eux, ils ne prennent pas de précautions particulières. Ils se sentent en guerre en particulier contre l'Amérique, ils le disent tout le temps. Alors, les traiter d'acte de guerre, je ne vois pas pourquoi cela poserait un problème compliqué. Oui, ce sont des actes de guerre. C'est une guerre qui ne ressemble à aucune autre, qui n'est déclarée par personne, il n'y a pas un Etat précis derrière, on ne sait pas de suite comment y répondre ; mais, je ne vois pas quel autre mot disponible on pourrait employer.
Q - Ce n'est pas tant pour qualifier les actes terroristes que pour décrire la situation de la nation qui est attaquée. Nous sommes en guerre, c'est ce que dit le président Bush et la phrase qu'a reprise Tony Blair.
R - Je ne sais pas s'il faut en faire un terme juridique, mais politiquement, ce sont des actes de guerre, c'est donc une guerre pour extirper le terrorisme. Ensuite, la discussion est sur la manière dont il vient, comment il s'est constitué, ce qui l'alimente, pourquoi à certains moments, il prend une plus grande ampleur qu'à d'autres... quel terme voulez-vous employer ?
Q - La retenue que vous notez dans la réaction immédiate de ces derniers jours des autorités américaines n'est-elle pas aussi le résultat d'un embarras devant le type de riposte et d'efficacité de ripostes possibles. On l'a bien vu lors des attentats, il y a trois ans, contre les ambassades américaines, les ripostes ont été relativement inopérantes. Aujourd'hui, quel type de ripostes militaires, puisque cela semble être le premier acte, est concevable à vos yeux ?
R - Je pense que ce n'est pas tellement de la retenue. Dans les termes employés sur la détermination de l'Amérique à aller jusqu'au bout, ce n'est pas de la retenue, c'est plutôt une sorte de sentiment de force, plutôt un sens des responsabilités. Je trouve que tout ce qui a été dit par des responsables américains depuis le 11 septembre est marqué par une volonté de répliquer de façon très forte et d'aller très loin, même si cela dure longtemps, mais en même temps, avec un vrai sens des responsabilités. Bien sûr, dans un second temps, beaucoup de pays dans le monde ont dit qu'ils étaient déterminés à lutter aussi contre le terrorisme, mais on peut avoir à discuter des moyens car il y a des cas où l'on peut provoquer des chocs en retour, cela peut être contre-productif.
Tout le monde dit cela, mais personne ne le dit parce que les dirigeants du monde ont été choqué, par ce qu'ont dit les dirigeants américains. Nous sommes dans une phase étonnante, tout le monde sait qu'extirper les causes du terrorisme, c'est plus compliqué que faire une simple expédition militaire punitive, même si à certains moments très graves et nous y sommes, cela s'avère impossible à éviter, mais tout le monde sait qu'il y a autre chose. Ces autres choses recouvrent toutes sortes d'aspects de la politique mondiale car, après tout, que fait-on toute la journée en politique étrangère ? On passe son temps à tenter de prévenir des crises ou à les désamorcer, à les résoudre, pour qu'il n'y ait pas sans arrêts des foyers d'infection qui viennent s'ajouter à ceux qui existent déjà, pour venir alimenter des idéologies insensées qui peuvent conduire à ces extrémités.
Le monde attend de voir quelle forme va prendre cette réaction américaine, j'ai dit pourquoi il n'y avait aucun signe qu'elle soit mal ciblée, pour le moment, sans en savoir beaucoup plus, ensuite, il y a une discussion qu'il est légitime d'avoir dans toute une série d'instances internationales compétentes pour savoir quelle est la bonne façon de traiter tous les aspects de ce problème.
Q - Instances internationales, cela veut dire Conseil de sécurité de l'ONU ?
R - Oui, je l'ai cité sur cette convention par exemple sur le financement, mais chaque organisation mondiale peut avoir à traiter de cette question. Si on veut couper les systèmes de financement, cela ressemble un peu, dans les techniques, à ce que l'on fait depuis quelques années avec beaucoup plus de force pour lutter contre le blanchiment de l'argent de la drogue. C'est un peu le même type de contrôles.
Mais nous ne sommes plus là où il faut savoir où sont les bases et les camps d'entraînement, c'est toute une partie du système financier international, qui est un peu poreux, complaisant. Non pas que les gens adhèrent aux objectifs mais ils ne veulent pas trier dans tout ce qui se passe chez eux. Après il y a la coopération des polices qui est compliquée.
Mais, il faut bien avoir à l'esprit que les choses ne s'arrêteront pas après la réaction américaine.
Q - Concrètement, pour en venir un instant à l'immédiat, les Etats-Unis ont décrété une mobilisation à la fois de financement et d'hommes puisque le Sénat a voté des crédits spéciaux, que l'on rappelle les réservistes. Vous rappeliez qu'en fonction de l'article 5 de la Charte de l'OTAN, celui qui est attaqué ce sont les Etats-Unis mais tous les autres se sentent attaqués au même titre d'une certaine manière. Qu'est-ce que vous pensez que doivent faire aujourd'hui les responsables politiques français concrètement, dans l'immédiat ?
R - Cela dépend de ce que demanderaient les Américains. On ne peut le décrire.
Q - J'ai entendu Paul Quilès dire "je souhaite une mission d'information sur le terrorisme".
R - Cela, c'est autre chose. Ce n'est pas pour traiter le problème immédiat.
Q - Faut-il convoquer le Parlement ?
R - Paul Quilès voulait faire le point du fonctionnement des services de renseignements. C'est pour les perfectionner, ce qui va avoir lieu aux Etats-Unis et sans doute dans d'autres pays. Sur les participations éventuelles, je le répète, cela dépend du plan que les Américains arrêteront. Cela dépend du fait de savoir s'ils veulent agir en tant qu'Etats-Unis ou par le biais de l'OTAN, de toute façon il y aura une discussion et chacun déterminera la façon dont il y participera. C'est l'article 5.
Mais on ne peut pas anticiper. On ne va pas bâtir en Europe des plans comme cela, pour participer à un plan qui n'est pas arrêté. D'ailleurs, les Américains ne le demandent pas même si on restait sur le strict plan de la solidarité.
Q - La convocation du Parlement, en session extraordinaire, comme le réclament plusieurs députés, vous semble nécessaire ?
R - Elle serait nécessaire s'il y avait une décision. Enfin nécessaire, ce n'est pas à moi d'apprécier. C'est au président et au Premier ministre. Mais, elle serait nécessaire s'il y avait une décision très grave à prendre en ce qui concerne la France. Mais ce n'est pas le cas. En tout cas, nous avons pris des positions politiques qui sont, je crois, très claires humainement par rapport aux Américains, très claires politiquement. Par ailleurs, nous avons notre idée - mais c'est toute la politique française de toujours et nous étions en train de le faire jusqu'au 10 septembre - , notre idée sur la façon de traiter les problèmes du monde. On en parlera avec les Américains naturellement mais ce n'est pas le moment adéquat.
Q - On va y venir. Ne craignez-vous pas que toute intervention militaire américaine sur le territoire d'un pays musulman ne cristallise encore un peu plus l'hostilité voire la haine à l'égard des Etats-Unis qui a justifié ces attentats ?
R - Je ne sais pas si cela s'applique à une action qu'ils arriveraient à cibler suffisamment bien pour traiter uniquement les réseaux terroristes de cette organisation et ceux qui les soutenaient indirectement. Parce que j'ai quand même constaté qu'il y a eu, indépendamment de l'émotion du monde occidental et de tous les amis des Etats-Unis, il y a eu de l'émotion de la part des Russes, de la part des Indiens, de la part des Iraniens, de la part de beaucoup de pays arabes, et aussi des Chinois d'une certaine façon, enfin beaucoup de pays.
Q - De la part des dirigeants, pas forcément des opinions ?
R - Pas forcément des opinions mais il n'y a aucune raison de penser que la cause des Taliban, s'ils sont liés à cela, est très populaire dans la plupart des pays arabes. Cela dépend. Tout à l'heure j'ai croisé dans la rue des Français chiites qui ont exprimé une très grande violence contre les Taliban. Cela dépend de ce qu'ils font en fait. Tout à l'heure, quand nous parlions de choc des civilisations pour ne pas tomber dans piège monstrueux, ce piège immense, même si c'est le calcul de certains, il ne faut quand même pas confondre les réseaux Ben Laden et tout l'Afghanistan et les Taliban eux-mêmes et tout l'Afghanistan. Il ne faut pas confondre cela avec tous les autres pays islamiques, encore moins avec les pays arabes, ce que l'Afghanistan n'est pas. Je pense que ces distinctions élémentaires, fondamentales sont présentes aux esprits de tout le monde, y compris aux Etats-Unis. J'ai noté que le président Bush avait immédiatement demandé à ses compatriotes de ne pas prendre pour cible les arabes et les musulmans, citoyens américains ou simplement présents sur le territoire américain. Il faut empêcher l'amalgame.
Q - Quand vous parlez d'une "opération suffisamment ciblée pour ne pas tomber dans ce piège", vous pensez par exemple à une opération ciblée sur Ben Laden lui-même .
R - A partir du moment où les Américains auront déterminé avec suffisamment de preuves ou suffisamment d'indices convergents que c'est bien de cette organisation qu'il s'agit, on peut penser qu'ils feront tout pour qu'elle soit démantelée, privée de ses bases, privée de tous ses appuis et que tous ceux qui l'appuient, lui ont permis de se développer, de s'installer, de s'infiltrer, seront placés devant un choix brutal.
Q - Y compris des réseaux ou des points d'appuis dans les pays européens qui ont servi de relais pour les auteurs de cet attentat ?
R - Là, ce n'est pas du même ordre.
Q - Non, mais quand vous dites "appuis"
R - On retombe sur le travail policier, judiciaire, fiscal, d'information, ect...
Q - Qui ressort aussi de la volonté politique. On peut se poser les questions sur l'attitude par exemple du gouvernement britannique. On sait que Londres est sans doute la capitale européenne qui abrite le plus de propagandiste de Ben Laden et le gouvernement britannique refuse obstinément d'extrader certains auteurs d'attentats terroristes, je pense notamment au réseau Kelkal, des attentats commis sur le sol français. Ce n'est pas un problème du gouvernement britannique.
R - On ne peut pas dire qu'il y ait un doute sur le gouvernement britannique. Simplement, la Grande-Bretagne est peut-être le pays au monde où l'Etat de droit est arrivé au point le plus ultime de séparation absolue entre le pouvoir exécutif et d'autre part la justice et il y a une législation en Grande-Bretagne, une tradition, une conception de l'accueil, de la liberté des personnes qui va même jusqu'à ce qu'il n'y ait pas de cartes d'identité.
Q - Il y a une tradition en Grande-Bretagne où le gouvernement ne peut pas, dans le respect de l'Etat de droit, sauf changer la conception que les Britanniques se font...
R - Il n'y a aucune chance que cela change. Peut-être que par rapport à un choc de ce type, en récapitulant la façon dont ce libéralisme britannique, qui est tout à l'honneur de ce pays, est utilisé, instrumentalisé par ces réseaux, peut-être qu'il peut y avoir un changement mais ce n'est pas le gouvernement britannique. Alors, en effet, la vraie lutte contre le terrorisme, indépendamment de la question des causes lointaines ou immédiates, qui est plus compliquée, la vraie lutte immédiate au sens répressif du terme se heurte à un certain nombre de choses qui sont la marque des démocraties mais c'est aussi leur force. Par exemple, les démocraties, les pays libres seront toujours vulnérables et l'on ne peut pas avoir une sécurité à cent pour cent, cela n'existe pas. Les démocraties ne vont pas se transformer en système policier pour ne plus pouvoir être attaquées comme cela. On gardera donc la liberté d'expression, la liberté de circulation, etc. Il faut, dans le respect de l'Etat de droit, dans le respect de la démocratie, rassembler les forces, mener cette guerre qui n'est peut-être pas une guerre au sens classique du terme, mais enfin c'est un grand combat. Il faut corriger les lois, il faut le faire dans le respect de l'Etat de droit et de façon légale par des parlements qui délibèrent et qui examinent jusqu'à quel point ils peuvent ajuster les mécanismes existants sans déraper.
Q - Avec votre analyse sur les événements de la semaine, il y a une expression que vous avez utilisée à plusieurs reprises, lors de la première demi-heure de cette émission, c'est "un choc de civilisation". C'était le titre d'un livre paru il y a 4 ans, signé par un ancien conseiller du président Carter, aujourd'hui professeur à Harvard. C'est Samuel Huntington et il prédisait l'avènement d'un choc de civilisation, d'une guerre de cultures entre l'islam et l'Occident. Beaucoup de commentateurs ont écrit cette semaine que ce qui s'est passé à New York et Washington était le premier acte de ce conflit de civilisations. Est-ce une analyse que vous réfutez ?
R - Il faut remettre cela dans son contexte : le professeur Huntington avait écrit ce livre qui a eu un grand retentissement à un moment où certains aux Etats-Unis comme le professeur Fukuyama disaient que c'était la fin de l'Histoire car l'Union soviétique s'est effondrée et le modèle occidental de la démocratie libérale et de l'économie de marché n'est plus contesté nulle part. Il y a un consensus mondial et les quelques retardataires qui n'y sont pas encore vont devoir se rallier. Il y a eu d'autres débats, notamment Huntington qui a dit : "détrompez-vous, il y a dans le monde actuel des divergences profondes de conception, ce que nous considérons comme valeur universelle est parfois contesté, notamment dans une partie du monde arabo-musulman ou dans une partie du monde confucéen", dit-il. Il distingue, je crois, 7 à 8 groupes de civilisations. C'est un débat un peu académique mais ce qui est sûr en tout cas, c'est que l'histoire ne s'arrête pas Avec ses mutations et ses tragédies.
Aujourd'hui, il faut bien clarifier. Je pense que ce choc des civilisations est recherché par ces extrémistes et les auteurs des attentats, je pense que cela ne date pas d'hier, je pense que, dans le monde actuel, autant l'affaire Est-Ouest a finalement été fugace, si on prend un recul historique, autant la question des relations entre le monde occidental et le monde islamique a toujours été difficile. Il y a toujours eu des tendances violentes et extrémistes, pendant très longtemps dans le monde chrétien lui-même. Aujourd'hui, elles sont fortes et très marginales et très violentes dans le monde arabo-musulman et elles cherchent à réveiller cet antagonisme. La relation n'a jamais été complètement maîtrisée, pacifiée, en dépit d'efforts magnifiques, de gens, de pays, de leaders spirituels qui ont été constamment des passerelles au travers des siècles. On voit aujourd'hui que ce n'est pas complètement surmonté et il y a tellement de problèmes, de rancurs, de choses non traitées que cela renaît à chaque génération, sous des formes différentes.
Donc, cela existe comme menace, comme programme insensé de la part de certains et notre objectif, notre action et notre politique, c'est de l'éviter à tout prix, précisément, en bâtissant un monde, une communauté internationale, terme dont on s'abreuve, dont on abuse d'habitude mais qui n'existe pas encore, on l'a bien vu à Durban, il faut la bâtir cette communauté internationale pour que, justement ne se forment pas ces conflits de civilisations dont malheureusement des traces existent.
Q - Si on essaie, avant de réfléchir à la manière dont on bâtit ce monde, qui répondrait à cette situation, aux raisons qui font que ce conflit latent, qui n'est pas nouveau dites-vous renaît aujourd'hui, retrouve sa force, quelles en sont les raisons immédiates ? On a évoqué le déséquilibre Nord-Sud, riches contre pauvres, la question du Proche-Orient, quelle analyse en faites-vous ?
R - Lorsque l'on regarde l'histoire des extrémismes qui ont existé quand même dans la plupart des religions, notamment des religions révélées, lorsque l'on regarde l'extrémisme musulman qui a existé aussi, on voit que tout cela préexiste aux maux du monde contemporain. Ce n'est donc pas à cause de la situation politique dans le monde actuel, depuis la seconde guerre mondiale ou ailleurs que cela a été créé, conçu. On voit aussi que les situations de crises les alimentent, fournissent des arguments, des militants, des fanatisés, des martyrs....
C'est pour cela que je disais tout à l'heure qu'il faudra mener la lutte sur tous les fronts. Réprimer et casser le système terroriste et en même temps, travailler à un monde qui ne lui fournit pas de terreau.
Q - Les Etats-Unis n'ont-ils pas, un temps, joué avec le diable, si je peux me permettre cette expression, en aidant ces extrémistes ? On sait que les réseaux Ben Laden, les extrémistes, les Taliban ont été, un temps, soutenus par les Etats-Unis, notamment durant le conflit Est-Ouest.
R - Tout le monde le sait, cela fait partie des retournements et des paradoxes cruels et tragiques de l'Histoire. A un moment donné, au moment de l'invasion soviétique en Afghanistan, les Américains s'étaient appuyés sur ces mouvements pour former les Moudjahidin. Ensuite, cela a échappé à tout contrôle, et tout le monde le sait en effet.
Cela montre que ces questions du Proche et du Moyen-Orient et de l'Asie centrale sont très compliquées. Aujourd'hui, à la faveur de ces grands traumatismes, je pense qu'il faut s'interroger sur le monde dans lequel nous vivons en se disant que les questions de causalité sont en effet compliquées à déterminer, mais ce qui est sûr, c'est que tous les problèmes non résolus dans le monde depuis le 10 septembre sont toujours là. Ce qui est sûr, c'est que cet événement va peut-être provoquer une modification en profondeur de la psychologie américaine fondée entre autres sur un sentiment très fort d'invulnérabilité. C'était une partie de l'innocence américaine qui est atteinte dans le cas présent. De plus, tout cela aura des conséquences très considérables en Asie centrale : on va vers un bouleversement, une redistribution des cartes. Mais tous les problèmes sur lesquels nous travaillions intensément, vous suivez la politique étrangère française, vous voyez les efforts de l'Europe qui deviennent de plus en plus consistants, tous les problèmes allant de l'Afrique des Grands lacs jusqu'aux questions de l'Asie centrale précisément, en passant par le Proche-Orient et le Moyen-Orient, toutes les questions manifestées d'une façon choquante mais en même temps qui existaient à Durban, tous ces désaccords entre les riches et les pauvres, l'Occident et les autres, ce sont des points fondamentaux sur la manière dont on fait fonctionner cette communauté internationale qu'il faut bâtir. Tout cela est toujours là, cela n'a pas été effacé par ce drame. On ne va pas s'arrêter de traiter ces problèmes de fond parce qu'il faut entrer dans une mobilisation accrue dans la lutte contre le terrorisme. Les deux sont indispensables.
Q - Comment faire pour que l'Islam se détache et se démarque du fondamentalisme ?
R - La plupart, l'immense majorité des musulmans sont engagés dans ce combat, tous les jours, dans leur mode vie, dans leur comportement quotidien, dans leur vie familiale, ils participent à l'évolution de leur propre pays. C'est l'immense majorité et jusqu'ici, ils en ont souffert plus que nous d'ailleurs car c'est à l'intérieur de beaucoup de ces pays qu'a lieu l'affrontement.
Q - En Algérie ?
R - En Algérie sous des formes sanglantes et dans beaucoup d'autres pays en fait. Les musulmans du monde entier, les Arabes ou les autres musulmans essaient de bâtir, eux aussi, des sociétés modernes qui concilient la liberté, l'épanouissement et l'identité, les valeurs et la tradition. C'est le problème de tout le monde dans la mondialisation. Cela se passe partout, ce n'est pas une explication d'organisation.
Je pense que l'une des clefs pour le monde arabo-musulman, c'est d'abord sa modernisation. La modernisation, le développement, la démocratisation. Il faut que ces sociétés renforcent leur propre capacité à juguler ces ferments et précisément à priver chez eux, ces organisations de tout héros. C'est leur lutte aussi...
Q - N'a-t-on pas été complaisants vis-à-vis du régime des Taliban en n'apportant pas suffisamment de soutien
R - Qui est "on" ?
Q - Les Etats-Unis par exemple, en n'apportant pas suffisamment de soutien à leurs opposants, je pense au commandant Massoud qui vient d'être assassiné. N'a-t-on pas été complaisants chez les Européens en acceptant que l'Arabie saoudite, le Pakistan, les Emirats arabes unis soient les seuls régimes finalement qui reconnaissent le régime taliban. On a l'impression que personne n'a entendu Massoud qui, depuis des années, dénonce les dangers du terrorisme islamiste.
R - Moi, je pense à lui avec une très grande tristesse car je crois avoir été le seul ministre des Affaires étrangères occidental à le recevoir. Je l'ai reçu le 4 avril si je me souviens bien? Nous avions parlé de l'Afghanistan et je lui avais raconté que j'avais été en Afghanistan en 1969, j'étais étudiant à l'époque. Nous avons parlé de son pays qui est un pays très attachant et Massoud était un homme que l'on n'oublie pas, son visage, son combat, son parcours.
En a-t-on fait assez ? Je crois que l'on ne peut pas dire que la France n'a pas agi pour lui. Cela se saura petit à petit, mais la France est un pays qui a essayé de l'aider, il était aidé par la Russie, par l'Inde, il était un peu limité dans son action car sa base était malheureusement un peu ethnique, les Tadjiks. Mais il représentait un combat, une résistance et ce n'est pas hasard s'il est venu à Paris.
Q - Et à vos yeux, le lien est direct entre l'assassinat de Massoud deux jours avant les attentats américains ?
R - Je ne peux pas l'exclure, mais à ce moment-là, cela suppose un plan vraiment machiavélique. Cela veut dire que nous avons à faire à des joueurs criminels absolus, à des joueurs d'échecs à plusieurs coups à l'avance, car cela veut dire qu'étant sûrs de la réussite des affaires du 11 septembre, ils auraient anticipé la réaction américaine qui n'a même pas encore eu lieu et ils auraient fait en sorte que Massoud ne puisse pas en profiter pour reprendre Kaboul. On ne peut pas l'écarter. En tout cas, concernant l'Afghanistan, je ne sais pas ce qui va se passer dans les prochains jours, mais il ne faut pas laisser tomber ce peuple afghan, les Afghans et les Afghanes... il faut que, quoiqu'il se passe sur le plan militaire et géopolitique, il faut que ce peuple soit arraché aux griffes de ce système taliban de toute façon.
Q - Ce que vous venez de dire dessine, au moins en pointillé, une opération, dans votre esprit massive, importante, terrestre en Afghanistan ?
R - Mais, encore une fois, je ne sais pas quelle opération ils vont décider. Je ne peux pas commenter une opération qui n'est pas connue, qui n'est même pas arrêtée. Je dis simplement que, compte tenu de ce qu'est devenu ce régime qui est vraiment l'un de ceux qui font le plus horreur à la surface de la terre, si ce régime pouvait être balayé, je crois que le monde entier éprouverait un sentiment de soulagement. Il resterait à reconstruire un avenir pour le peuple afghan, il y a des tas de problèmes très compliqués à résoudre. Mais, il faut souhaiter qu'il voie la lumière quand même.
Q - Lorsque George Bush, même sous le coup de l'émotion, parle d'un combat entre le bien et le mal, au fond, ne rentre-t-il pas dans cette logique manichéenne, dans ce paysage manichéen que vous écartez ?
R - Je ne crois pas. En Europe, nous sommes toujours un peu étonnés par ce mode d'expression, mais c'est un mode d'expression américain.
Q - Cela relève de la rhétorique politique ?
R - Oui, c'est leur façon de parler, il y a une sorte de symbiose dans le langage politique américain entre la religion et la politique, la mission de l'Amérique dans le monde, et cela n'annonce pas un plan, ni une stratégie, et cela n'annonce pas à mon sens, qu'elle soit en train de tomber dans le piège que l'on voulait écarter au début de l'émission. Tout le reste indique une préparation plutôt ciblée quand même. Mais, cela dit, lorsque nous en saurons plus, bien sûr, nous dirons aux Américains ce que nous en pensons. Soit ils nous demandent notre participation et je le répète, le président et le gouvernement apprécieront, soit ils ne demandent pas de participation, cela ne nous empêche pas, en tant qu'amis et alliés de leur dire ce que nous en pensons. D'ailleurs, le président de la République va à Washington mardi, je l'accompagnerai, nous verrons le président Bush, M. Powell. Il est évident que nous dirons ce que nous pensons de la façon dont il faudrait que les choses soient menées, non seulement pour atteindre des objectifs immédiats mais pour réussir à faire ce travail de fond après, en évitant tous les pièges dont nous parlons dans cette émission.
Q - Si on réfléchit aux causes de cette situation, vous n'avez pas été le dernier, avec vos collègues européens, vous-mêmes vous êtes exprimé plusieurs fois, dans les tout derniers jours sur la politique américaine, son attentisme, son unilatéralisme, vous avez évoqué les Etats-Unis sur leur Aventin, lors de la réunion des ministres des Affaires étrangères européens le week-end qui précédait les attentats, tout cela dessinerait-il au fond, non pas une responsabilité, mais une zone de co-responsabilité des Etats-Unis dans l'embrasement auquel on assiste ?
R - Cela, nous pouvons le dire presque indépendamment des attentats; il est certain que ces derniers mois, les Européens, la France mais aussi les autres ont regretté que les Etats-Unis restent trop en arrière dans les questions du Proche-Orient et nous avons été nombreux à souhaiter que les Etats-Unis se réengagent. La question de la paix au Proche-Orient est toujours là, elle était là de façon aiguë et terrible avant le 11 septembre, elle est toujours là. Et d'ailleurs, cela continue, il y a des actions dans les deux sens tous les jours. Le besoin d'un Etat palestinien est aussi fort après le 11 septembre qu'avant. C'est aussi vital pour la sécurité d'Israël de faire un Etat palestinien qu'avant. Et c'est un droit aussi fondamental pour les Palestiniens de l'avoir après le 11 septembre qu'avant. Cette question du Proche-Orient n'a pas disparu et j'ai d'ailleurs noté que M. Powell a dit il y a deux jours : "raison de plus pour faire la paix au Proche-Orient". Cela veut dire encore une fois que tout ce que nous avons à faire pour rendre ce monde plus vivable et traiter les problèmes qui s'y trouvent, nous devrons continuer, nous n'allons pas tout suspendre car nous sommes engagés dans cette action mondiale contre le terrorisme.
Q - Lorsque vous dites raison de plus, pensez-vous que ces événements vont...
R - Je cite M. Powell.
Q - Mais, pensez-vous que ces événements vont pousser George Bush à réinvestir le terrain diplomatique au Proche-Orient ou au contraire, finalement, au moins pendant un certain temps, cela ne va-t-il pas contribuer à permettre, par exemple, à Sharon de régler le problème du Proche-Orient à sa manière ?
R - Je ne vois pas ce qu'il peut régler. Je vois bien qu'il y a des opérations de l'armée israélienne chaque jour, là un peu plus forte, mais il y aura toujours un peuple israélien, un peuple palestinien, et quelle que soit l'ampleur des attentats, l'ampleur de la répression, l'asphyxie des territoires, la peur israélienne, il y aura toujours les deux peuples. Ces deux peuples ont toujours besoin d'un règlement qui leur permette de coexister dans la paix et dans la sécurité.
Q - Avez-vous l'impression que les perspectives de paix ont reculé ces derniers jours avec des paroles comme celles d'Ariel Sharon qui dit : "notre Ben Laden à nous, c'est Arafat".
R - Oui, mais M. Pérès l'a contredit sur ce point. Il le contredit sur cette assimilation qu'il a inventée entre Arafat et Ben Laden, Pérès dit qu'il continuera. Ses efforts pour une rencontre. C'est très regrettable que cette rencontre n'ait pas eu lieu, j'espère que ce n'est que partie remise. Tous ces événements horribles, tous les commentaires, tous les acteurs qui se disent, à la faveur des événements, je peux faire ceci ou cela, tout cela ne fera pas disparaître les données de base. La paix au Proche-Orient est aussi nécessaire, elle est aussi vitale pour tous qu'avant.
Q - Vous irez au Proche-Orient ces prochains jours ? Je crois que vous aviez un projet ?
R - J'irai plus tard puisque cela coïncide avec le moment où le président de la République va à Washington.
Q - Mais est-ce que la situation créée par les attentats américains n'enferme pas les deux acteurs, Ariel Sharon et Arafat dans des impasses, dont on voit mal comment ils peuvent sortir aujourd'hui ?
R - Mais pourtant il leur faudra bien en sortir. Je rappelle que les données de base sont toujours là. Ces deux peuples, quel que soit le mal qu'ils puissent se faire l'un à l'autre, les formes sont différentes, seront toujours là. Il y aura toujours besoin d'un règlement de paix. La solution c'est un Etat palestinien à côté de l'Etat d'Israël avec des accords de sécurité en essayant chacun de vivre en paix et de se développer et d'arriver un jour à cette vision de l'avenir qu'est l'option de Shimon Pérès qui malheureusement est un peu surréaliste aujourd'hui mais qui arrivera certainement un jour, qui est celle d'un Proche-Orient en paix, au développement économique commun. Il n'y a pas d'autre solution. Et je suis convaincu qu'un jour ou l'autre il faudra repartir de ce que l'on a appelé les paramètres Clinton sur lesquels un travail a été fait jusqu'à la fin de l'an dernier qui ont été élaborés après Camp David. Un jour, cela reviendra.
Q - Mais en même temps, cette solution paraît aujourd'hui encore plus inaccessible qu'elle ne l'était il y a une semaine.
R - C'est vrai. Mais il va y avoir des retournements.
Q - La polémique a accompagné les propos de notre ambassadeur de France en Israël justement qui refusait l'assimilation Arafat-Ben Laden. Il a été convoqué de manière officielle. Cela ne vous semble-t-il pas inquiétant et révélateur d'une certaine radicalisation d'Israël ?
R - Cela traduit un climat qui ne va pas dans le sens de paix. C'est un langage un peu diplomatique...
Q - Vous le reconnaissez.
R - M. Shimon Pérès a bien répondu.
Q - On en vient maintenant Hubert Védrine aux leçons, on en a vu quelques unes, qui sont à tirer aujourd'hui, quelques jours après ce traumatisme mondial. Est-ce que vous diriez, il y a eu beaucoup, c'est peut-être de l'ordre du cliché, dans les commentaires qui ont été écrits cette semaine et qu'on a pu lire dans la presse mondiale sur le thème "plus rien ne sera jamais plus comme avant". C'est un événement qui bouleverse l'ordre mondial et qui aura des conséquences à long terme sur les relations internationales, sur les alliances qu'on connaît depuis des décennies sur les différents continents. Qu'en pensez-vous ?
R - Je pense qu'il faut un peu circonscrire l'analyse. On a souvent le sentiment que tel ou tel événement change tout : la chute du mur de Berlin change l'histoire et le monde, l'entrée dans le 3ème millénaire - en se trompant de date d'ailleurs - change tout, et puis cet événement change tout. Alors que va-t-il se passer ? Je pense qu'il y aura des conséquences en profondeur sur la psychologie américaine, on le disait tout à l'heure, qui était fondée à la fois sur un sentiment d'innocence et d'invulnérabilité. Cela aura des conséquences certainement sur la psychologie américaine mais plus concrètement sur leur politique de défense, encore que cela puisse jouer pour ou contre le projet de bouclier antimissile. Cela aura des conséquences sur le fonctionnement des services de renseignements et cela peut avoir des conséquences en effet sur les alliances parce que cela rapprochera des Etats-Unis certains pays qui n'arrivaient pas à surmonter certains blocage interne par exemple, on pourrait imaginer que les Iraniens et les Américains se retrouvent plus proches. On voit bien qu'il y a une nostalgie de la relation d'autrefois entre l'Iran et les Etats-Unis qui était rendue impossible par les révolutions islamiques. Je prends cet exemple mais il y a d'autres cas où les relations peuvent évoluer. Je pense que cela peut changer en Asie centrale. Il y a une vraie redistribution des cartes. Cela concerne 6 ou 7 pays, pour le reste, vous savez, les problèmes qui sont apparus à Prezen, les problèmes qui sont apparus après Gènes, les problèmes qui se posent dans la prochaine négociation de l'Organisation mondiale du commerce, sur le cycle commercial que nous voulons, nous, ne pas être un cycle de dérégulation, mais un cycle de régulation avec un aspect social, un aspect d'environnement. Cela ne disparaît pas. Il faut un peu circonscrire ce qui va être réellement bouleversé et puis un certain nombre de problèmes qui se posent dans ce monde et qui vont continuer à se poser : l'avenir de l'Europe que nous préparons.
Q - Mais là, vous parliez un petit peu en observateur.
R - Non, c'est une réaction très précise.
Q - Le bouclier antimissile. Vous dites "on ne sait pas, peut-être que cela va encourager à maintenir le projet ou au contraire le contester". Quel est votre sentiment ? Est-ce que cela sert à quelque chose un bouclier antimissile quand on voit ce qui vient de se passer ?
R - Attendez, il y a deux choses. D'abord, je ne parlais pas en tant qu'observateur parce que sur chacun des points, il y a une politique française précise, active, avec beaucoup de propositions. Je ne veux pas les énumérer, je ne veux pas vous lasser.
Q - Ce qui vient de se passer modifie la position française sur le bouclier antimissile ?
R - Sur l'affaire du bouclier, on s'est exprimé beaucoup en posant des questions. On a fait part de notre interrogation. Cela correspond à quelle menace ? Est-ce que cela répondrait à cette menace-là ? Est-ce que d'ailleurs c'est faisable techniquement ? Personne ne le sait en fait. On a posé les questions justes. On ne l'a pas fait dans un esprit de vaine polémique. On l'a fait parce que beaucoup d'Américains se posent eux-mêmes la question et les Américains ont accepté une consultation. Ils ne sont pas en mesure eux-mêmes de répondre tout à fait à cette question de la faisabilité technique de ce système. On est donc entré dans une discussion qui, à mon avis, va durer plus longtemps que prévu et de toutes façons, ce n'est pas comme s'il y avait un dispositif tout prêt qu'ils veulent mettre en place tout de suite avec toutes sortes des problèmes que cela poserait à certains. Par ailleurs, il semble qu'ils essaient quand-même d'obtenir un accord américano-russe et rappelons pour les auditeurs qu'il s'agit de modifier ou de sortir d'un traité sur la stabilité stratégique qui remonte à 1972 et qui interdisait les systèmes antimissiles pour que la dissuasion fonctionne dans sa pureté et préserve la paix dans le monde. C'est un traité américano-soviétique devenu américano-russe. Le point de départ c'est la négociation entre eux. Ils n'ont pas pris la position la plus extrême. Ils n'ont pas rompu le traité tout de suite. Ils discutent quand même un peu avec les Russes et à l'automne, il y aura plusieurs rencontres entre M. Bush et M. Poutine. Alors, l'affaire du 11 septembre, ce n'est pas à moi de trancher. La question que vous me posez, c'est de savoir comment les Américains vont réagir à cela. Certains disent "vous voyez bien..."
Q - Non, non, non. La question c'est dans votre esprit si cela modifie les choses. Cela renforce-t-il vos interrogations voire vos réserves ?
R - C'est une affaire américaine et c'est une affaire américano-russe. Evidemment, cela a des conséquences stratégiques sur le monde entier et nous avons toujours souhaité qu'il n'y ait pas d'acte unilatéral et que les Américains se rappellent bien que ce traité est un élément très important dans la stabilité stratégique internationale et qu'ils en mesurent les conséquences. Et que s'ils en sortent et qu'ils se lancent dans cette politique, qu'ils aient pensé avant au risque de relance de la course aux armements. On l'a dit, cette position est très claire. Maintenant, quel est l'impact sur les Etats-Unis ? Est-ce qu'ils vont dire "cela ne sert à rien parce que cela n'arrête pas les terroristes" ou "il faut le faire à tout prix parce qu'il faut être beaucoup plus défendu sur tous les plans y compris comme cela". Je n'en sais rien. Ils ne le savent pas.
Q - Autre conséquence éventuelle. On a parlé de renforcement des coopérations entre services de renseignements. Est-ce que par exemple on peut imaginer que c'en est fini de la protection de la vie privée sur Internet. Est-ce que c'est une mesure qui vous paraît imaginable ?
R - La coopération entre les services de renseignements est très poussée. C'est vrai aux Etats-Unis mais c'est vrai un peu partout. Le renseignement est devenu très technologique ces dernières années et il y a de moins en moins de renseignements humains. Ce n'est pas en écoutant les conversations du monde entier qui sont d'ailleurs difficiles à exploiter même avec des ordinateurs géants, ce que vous avez avec le renseignement classique, mais c'est tout à fait autre chose, l'infiltration et tout cela. Il y a une réflexion en cours dans tous les grands services de renseignements qui coopèrent mais simplement ils mettent en commun les données qu'ils ont et s'ils ont affaire à des systèmes très bien organisés et hermétiques, ils n'ont pas les données.
Q - Dernière conséquence, la crainte d'une récession mondiale un peu à l'image de ce qui s'est passé après la guerre contre l'Iraq vous parait fondée ?
R - Je pense que la crainte d'une récession mondiale paraît exagérée. Il y avait déjà une inquiétude sur un ralentissement de l'économie mondiale avant. Il faut le traiter sérieusement. Puisque nous avons le précédent de la guerre du Golfe qui par ailleurs n'est pas comparable sur beaucoup de plans, l'ampleur, la durée, l'impact, je crois qu'il faut l'analyser d'urgence pour voir précisément comment cela s'était passé à l'époque et comment cela avait créé alors que cela n'aurait pas dû. En fait, il n'y a pas de lien logique entre les deux. Il faut examiner quelles sont les anticipations des millions de décideurs économiques qui ont créé un phénomène de récession mondiale, pour l'enrayer. Donc là il y a une action urgente au niveau macro-économique de la part des dirigeants des grandes économies mondiales pour éviter la reproduction de cela et il faut traiter ensuite la question du ralentissement de l'économie mondiale, qui était perceptible avant.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 18 septembre 2001)