Déclaration de M. Dominique Strauss-Kahn, ministre de l'économie des finances et de l'industrie, sur la nécessité de réglementer l'Europe des services financiers et de renforcer le secteur financier français dans un contexte de plus en plus ouvert à la concurrence et sur les opérations de privatisation bancaires menées par le gouvernement, Paris le 19 mai 1999.

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Circonstance : Convention du Crédit agricole, à Paris, le 19 mai 1999

Texte intégral

La tradition des discours veut quon soit bref. Je crains de ne pas la respecter...
Un mot donc pour saluer Lucien Douroux qui quitte prochainement la direction générale de la caisse nationale. Quil se rassure : je ne me lancerai pas dans un long exposé de son apport au Crédit agricole. Quil me permette simplement de dire combien jai apprécié la qualité du dialogue que nous avons eu. Au-delà des divergences, voire des désaccords, au-delà des qualités éminentes dont vous avez fait preuve à la tête du Crédit agricole, jai toujours été sensible à votre sens du bien commun et à votre volonté de contribuer à la modernisation de notre pays. Je vous remercie pour tout cela.
Et, comme votre sens de lorganisation et votre rigueur sont bien connus, vous avez, avec le président Barsalou, voulu que votre convention ait pour thème les stratégies bancaires et les nouvelles dynamiques européennes. Je my tiendrai, car lEurope comme lavenir de notre secteur financier sont deux sujets qui me tiennent à cur.
1 - En octobre 1997, le thème de votre convention était " les stratégies bancaires en lan 2000 ". Je ne serai pas dupe de lapparente continuité avec le sujet daujourdhui Jy vois en effet un changement de perspective : à une date butoir - lan 2000 - est substituée une dynamique - celle de la construction de lEurope.
Cest une logique que je partage : la création de leuro le 1er janvier dernier - date butoir qui a rythmé beaucoup de débats... - nous a fait franchir un cap décisif. Mais ce nest pas le moment de nous endormir sur nos lauriers. Cest au contraire celui où nous pouvons mettre en oeuvre une nouvelle dynamique européenne : cest dans cette perspective que le Gouvernement inscrit son action pour quémerge une Europe forte et solidaire. Je suis heureux de constater que le Crédit agricole sinscrit aussi dans ce choix du mouvement.
Pour que leuro soit le socle du développement dune Europe de la croissance et de lemploi, le Gouvernement a proposé un pacte à ses partenaires, autour de trois grandes orientations :
a) Une meilleure coordination des politiques économiques. " Leuro-11 ", créé à linitiative de la France, est lesquisse dun gouvernement économique européen. Il faut le renforcer pour lui permettre de jouer pleinement ce rôle. Ceci implique notamment de coordonner les politiques budgétaires autour dobjectifs pluriannuels de dépenses, afin de laisser jouer les stabilisateurs automatiques.
b) Une croissance plus riche en emplois. Cela veut dire que les stratégies de lutte contre le chômage doivent devenir plus préventives : amélioration des qualifications, émergence de nouveaux métiers, aménagement et réduction du temps de travail. Cela veut dire aussi que les partenaires sociaux doivent être mieux associés à la stratégie économique : jai proposé quune conférence économique et sociale annuelle se réunisse tous les ans au niveau européen ; dans le même esprit, jai réformé la commission des comptes au niveau national.
c) Innovation et harmonisation fiscale : le passé a montré le succès des initiatives technologiques et commerciales européennes. Il faut appliquer la même méthode en élaborant une initiative européenne ambitieuse en matière de société de linformation. Cela porte notamment sur lélaboration dune norme commune en matière de porte-monnaie électronique.
Plus dEurope, plus de régulation pour plus de croissance : la même démarche minspire dans le secteur financier. Il faut trouver un équilibre entre le dynamisme des marchés et les responsabilités de la sphère publique. Cest sur cette base que jai proposé à nos partenaires en novembre dernier trois principes :
- à lEurope de la monnaie doit correspondre une Europe des services financiers.
ce marché unique des services financiers ne doit pas se construire aux dépens du citoyen : lintégration des marchés doit être un atout pour les entreprises et les épargnants et pas un facteur de moindre sécurité et de moindre transparence pour le consommateur.
- la régulation ne doit jamais être un enjeu de concurrence. Il ne faut pas ouvrir la porte au " moins-disant prudentiel ". A des marchés européens, doivent correspondre des règles et des institutions européennes. Ceci implique une coordination toujours plus forte des autorités de contrôle européennes et des coopérations efficaces. Faut-il des autorités uniques ? Sil sagit de créer ex nihilo un organe bureaucratique éloigné des entreprises contrôlées, clairement non. Sil sagit dassurer un contrôle adapté aux réalités des entreprises contrôlées, il ne faut pas se linterdire. Cest une question à examiner avec un seul critère : lefficacité. Et je sais que cest celui qui anime les régulateurs financiers français.
- Cest ainsi que, dans le mémorandum français, nous avons demandé une harmonisation accrue des dispositions relatives à la protection des consommateurs, la mise en place de règles communes sur lappel à lépargne, linformation financière et les OPA et la création de régulations financières adaptées aux nouvelles technologies. Jai bon espoir que ces propositions seront reprises dans le programme daction que le commissaire Monti doit prochainement présenter au conseil des ministres des finances.
Notre pays est périodiquement traversé par des interrogations sur la mondialisation et ses conséquences. Il ne sagit pas pour moi de les sous-estimer. Il sagit au contraire dy répondre : plus dEurope et plus de régulation doivent nous permettre de donner à nos entreprises et à nos concitoyens cette ambition et cette dynamique qui répondront à la logique purement libérale dun marché privé dorientations et de perspectives.
2 - Comment sinsère le secteur financier dans cette perspective ? Ce nest certes pas à moi de donner à des banquiers des leçons de stratégie sur la banque du XXIème siècle. Mais, au-delà des querelles médiatiques et des batailles boursières, il me paraît nécessaire de rappeler quelques points importants sur la stratégie que je poursuis depuis près de deux ans à légard du secteur financier. Elle tient en quelques principes :
a) Oui, le secteur financier avait en juin 1997 un urgent besoin de réformes. Sans effet dannonce, à la suite de concertations approfondies, jai voulu remettre le secteur financier au service de lemploi et de la croissance, autour de trois axes :
Rendre une perspective au secteur financier public, ou quasi-public en trouvant des solutions à des dossiers encalaminés à Bruxelles depuis plusieurs années, en donnant à tous les acteurs, notamment les Caisses dépargne, les moyens de leurs ambitions et en favorisant la constitution de pôles nationaux, dont un pôle public autour de la Caisse des dépôts et consignations. Jannoncerai avant la fin mai prochain le GAP du Crédit Lyonnais ;
Assurer plus de justice et de sécurité à nos concitoyens par le réaménagement des prêts daccession à la propriété, lamélioration du traitement du surendettement, le renforcement des mécanismes de prévention et de traitement des crises financières, au niveau national (cf. loi sur lépargne et la sécurité financière) comme aux niveaux européen et international.
Orienter lépargne vers la création demplois, par des mesures en faveur du capital risque et de linnovation, la réforme des mécanismes de garantie en faveur des PME, la création des contrats dassurance vie investis en actions et les mesures de soutien en faveur de léconomie sociale.
b) Oui, notre secteur financier a besoin dêtre renforcé. Il ne sagit pas de céder à une volonté didentification avec ce qui sest passé dans dautres pays européens, mais de voir les dynamiques à luvre. Je vois au moins trois justifications à une concentration et à des coopérations accrues dans le secteur financier : le rétrécissement des marges opérationnelles, à cause notamment de la concurrence que se livrent tous les réseaux sur tous les produits ; les exigences de fonds propres qui dictent la capacité de développement et de prise de risques ; leuro qui a été le révélateur de cette évolution.
Ce constat, les établissements financiers lont fait. L'État actionnaire la fait aussi et cest sur cette base quil a engagé ou mené la cession du CIC, du GAN, de la SMC, du Crédit foncier ou du Crédit lyonnais. Jentends parfois dire quil aurait eu le tort de ne pas " réserver " le CIC ou le Crédit lyonnais à tel ou tel établissement. Cest une curieuse conception de limpartialité de l'État que de vouloir que des processus transparents, dont les critères sociaux, industriels et financiers sont définis par des cahiers des charges, aient un résultat défini à lavance, ou que de sattacher à une ligne de front dépassée qui organiserait la ségrégation entre banques mutualistes et banques AFB. La réalité est que, pour chaque entreprise, le Gouvernement sattache à retenir les meilleures offres, tout en se félicitant, lorsque cest le cas, quelles soient françaises.
c) Mais attention, et ceci vaut pour toutes les restructurations, quelles concernent ou non le secteur financier : il faut résister aux illusions dune " création de valeur " devenue slogan dautant plus commode que chacun y met le sens quil veut. Je regrette que des termes aussi évocateurs que " création " et " valeur " soient ainsi noyés dans le galimatia de marché. Car sinterroger sur la création que doivent permettre les entreprises et sur les valeurs sur lesquelles elles reposent, cest bien se demander quel est le sens de leur action et des restructurations dans lesquelles elles sengagent. Trois questions sont pour moi fondamentales :
quel est le sens industriel des opérations ? Cest ici que doit se faire la vraie création de richesses et la contribution à la croissance. Mais, pour dépasser le stade des mots, il faut de vrais projets industriels, fondés sur des coopérations tangibles, permettant à nos entreprises daffronter la concurrence dans de bonnes conditions. Plutôt que de sen remettre aux seuls hasards des marchés, il appartient aux responsables concernés de savoir dégager ainsi les voies dun accord et de parvenir à cette arithmétique originale dans laquelle la somme est supérieure à laddition des parties. Ce nest pas, ce nest plus, à l'État de définir de bonne solution : jai depuis le début de la bataille boursière en cours, fait le choix de la neutralité, qui nest pas le choix de lindifférence.
quel est le sens social de ces opérations ? Il ne faut pas se voiler la face : chez les salariés concernés, les fusions suscitent la crainte du licenciement. Il serait malhonnête de nier que ce risque existe. Mais il faut que les salariés soient en mesure de le mesurer de manière concrète et objective avant la réalisation de lopération, den négocier les modalités avec le refus légitime des licenciements.
Dans les opérations de cession menées par l'État, depuis que jai pris mes fonctions, une concertation a été systématiquement menée en amont sur les objectifs de lopération puis sur son déroulement et son issue. Certains syndicats ont même proposé que cette méthode définie chemin faisant soit inscrite dans le code du travail. Je crois quil serait salutaire dadopter la même démarche dans le secteur privé : pourquoi ne pas organiser des " data room " sociales dans le cadre des opérations en cours ? pourquoi ne pas systématiser les engagements sociaux précis et vérifiables ? Ce serait une avancée dans la démocratie économique.
enfin, quel est le sens national de ces évolutions ? La formule " Faire lEurope sans défaire la France " me paraît plus que jamais légitime. Je souhaite que lEurope des entreprises, comme lEurope des États, soit équilibrée. Partout en Europe, les rapprochements bancaires se sont dabord faits sur une base nationale, la France était en retard dans ce mouvement.
Cest bien sur ces bases que nous pourrons collectivement définir les bases dun vrai contrat social, permettant à notre pays de dominer le changement.
Et le Crédit agricole ? MM. Barsalou et Douroux ont vanté, beaucoup mieux que je ne saurais le faire, les atouts de votre groupe. Je ne me lancerai pas dans un débat animalier avec M. Barsalou sur le point de savoir si le Crédit agricole est un mastodonte. Je suis heureux de constater que, quel que soit lespèce à laquelle il appartient, il se porte bien.
Au-delà de cela, jai bien noté les préoccupations que vous avez exprimées. Sur un certain nombre de sujets, comme le dépôt des notaires, nous avons pu avancer ensemble. La Commission européenne va se prononcer dans les prochaines semaines sur la solution que nous lui avons proposée. Sur dautres, peut-être plus difficiles - je pense notamment à lépargne réglementée -, je comprends votre position et je mattache à la concilier avec les autres impératifs à prendre en compte, comme la rémunération de lépargne populaire et le financement du logement social et des PME. Je suis sûr quavec le comité consultatif des taux réglementés auquel vous participez nous saurons dégager des solutions satisfaisantes.
Cela nous donnera encore loccasion de quelques beaux débats et, je lespère, dun nouveau dialogue lors dune prochaine convention de la caisse nationale de crédit agricole.
(Source http://www.finances.gouv.fr, le 25 mai 1999)