Texte intégral
Q - Pensez-vous toujours, Jacques Delors, que la construction européenne est en panne et que l'élargissement programmé de l'Union lui fait courir un risque de dilution ?
R - Jacques Delors - Pour cadrer le débat cordial mais franc que je souhaite avoir avec Pierre Moscovici, je veux dire tout d'abord le fond de ma pensée : l'euroréalisme dont se targuent la plupart des chefs de gouvernement me semble être malheureusement le masque d'un euroscepticisme. Or, au contact de François Mitterrand et de Helmut Kohl, j'ai appris que, sans vision et sans élan pour entraîner l'opinion publique, il n'y a pas d'Europe possible. Ma principale crainte, elle est là. Je ne parle pas en idéologue mais en mécanicien. Quand j'ouvre le capot et que j'examine le moteur de l'Union, je vois que certaines de ses pièces sont grippées et qu'elles ne supporteront pas, en l'état, l'accélération rendue nécessaire par l'élargissement à une quinzaine de nouveaux pays.
R - Pierre Moscovici - Le constat général de Jacques me paraît bien sévère ! Les chefs d'Etat et de gouvernement sont ce qu'ils sont dans une nouvelle époque, où la conscience européenne va de pair avec le respect des nations. Blair, Schröder, Aznar, D'Alema, Chirac ou Jospin n'appartiennent pas à la génération des pères de l'Europe. Ils n'ont peut-être pas la foi des fondateurs mais ils ont le réalisme des constructeurs. Ils sont en phase avec leurs opinions publiques et je ne vois pas pourquoi on leur ferait un procès en scepticisme. Pour ce qui est de la mécanique, il faut distinguer l'état actuel du moteur, sa révision nécessaire lors de la Conférence intergouvernementale prévue à la fin de l'année et enfin son adaptation à une Europe à 27 puis à 30 ou 35.
Jacques Delors - Je ne suis pas nostalgique du passé. D'autres responsables politiques regrettent comme moi un manque d'ambition collective. Il serait bon que les gouvernements n'imaginent pas qu'une CIG réduite aux trois questions laissées en suspens à Amsterdam puisse régler à la va-vite tous les problèmes de l'Union. Mais revenons tout d'abord à ce qui existe. Le déroulement du récent Sommet de Lisbonne m'a plutôt rassuré. J'ai retrouvé dans ses conclusions des propositions que j'avais faites en 1993 dans mon Livre blanc. Très bien ! Mais surtout, j'ai constaté une très bonne articulation entre la commission et le conseil. Ceux qui se sont livrés à des attaques non fondées contre Romano Prodi et ses commissaires en sont aujourd'hui pour leurs frais.
Pierre Moscovici - C'est vrai. Si la commission était arrivée avec des propositions fades ou floues, le président en exercice du Conseil, Antonio Guterres, n'aurait pas eu le point d'appui décisif pour faire adopter par les Quinze des conclusions satisfaisantes. Un sommet réussi est par définition un sommet bien préparé.
Jacques Delors - Cela dit, ce n'est pas parce que les gouvernements se fixent désormais des objectifs communs en matière de croissance ou d'emploi que les politiques sociales et d'emploi cessent d'être du ressort de la responsabilité des Etats nationaux.
Pierre Moscovici - C'est évident. Pour aller vers 3 % de croissance et reconquérir le plein emploi, il n'est pas besoin d'engager des débats oiseux pour savoir si ce que fait Blair en Grande-Bretagne doit être transposé tel quel en France, ou l'action de Lionel Jospin outre-Manche. Chacun réussit chez soi, avec sa philosophie et ses moyens, et nous n'avons aucun complexe a nourrir.
Jacques Delors - Reste qu'il faudra améliorer la préparation des sommets. Lisbonne s'est bien passé mais il ne faudrait pas oublier la tendance à l'engorgement de ces réunions. La commission, de manière collégiale, fait des propositions. C'est sa mission. Mais je crois aussi nécessaire de confier, en amont, un rôle de filtrage et de digestion à un conseil réunissant fréquemment les ministres des Affaires européennes.
Pierre Moscovici - Ce serait une mesure simple et pratique. Elle contribuerait à une plus grande efficacité dans le processus de décision et à une meilleure lisibilité des politiques suivies. Le Conseil Affaires générales, qui réunit les ministres des Affaires étrangères et des Affaires européennes, ne joue pas suffisamment son rôle de synthèse car il mêle les questions internationales, les problèmes de sécurité commune et les dossiers spécifiquement communautaires. Les ministres des Affaires étrangères ne peuvent être omniscients. Un conseil spécifique des Affaires européennes permettrait de déblayer l'agenda avec la commission et de mieux préparer le Conseil européen J'en discute sans désaccord majeur avec mon collègue et ami Hubert Védrine. Mais cette analyse ne peut déboucher sur une réforme concrète qu'avec l'accord des autres gouvernements...
Jacques Delors - C'est pourtant ma proposition. Il faudra aller encore plus loin dans la réforme si l'on veut que la prochaine CIG serve à quelque chose !
Pierre Moscovici - Les réformes programmées à cette occasion sont plus complexes puisqu'elles nécessitent une modification du traité, donc unanimité des Quinze et ratification par les parlements nationaux. J'ai bon espoir toutefois qu'elles aboutissent lors de la présidence française du second semestre 2000. Notre objectif est à la fois ambitieux et raisonnable : il porte sur la taille de la commission, le vote à la majorité qualifiée, y compris en matière fiscale, la repondération des voix au conseil et l'assouplissement des coopérations renforcées auxquelles je sais, Jacques, que tu ne crois pas.
Jacques Delors - On va essayer de faire fin 2000 ce qu'on n'a pas su obtenir en 1997 lors de la signature du Traité d'Amsterdam. Que de temps perdu... Pour ce qui concerne les conditions de l'élargissement que tu viens d'aborder par la bande, soyons très clair. Notre devoir historique est de réunifier l'Europe et sans traîner les pieds. Mais comment ? En l989, j'avais soutenu la proposition du président Mitterrand visant à la création d'une confédération de tous les Etats européens. C'était une manière de dire aux pays qui campent aux portes de l'Union : vous êtes de la famille, avec ce que cela suppose en matière de sécurité intérieure et extérieure, mais pour adhérer au grand marché unique, il vous faudra du temps parce que vos économies ne sont pas prêtes à supporter la dure compétition et les règles qui sont les nôtres. Cette proposition a été sabotée. Résultat : des chefs d'Etat ou de gouvernement ont promis la lune, c'est-à-dire l'adhésion, en 2000 ou 2002, à des pays dont les structures sont incompatibles avec l'Union telle qu'elle fonctionne aujourd'hui. Alors, soit ces pays entrent sans que les conditions du succès soient remplies, et l'Europe explose ou se dilue. Soit ils restent à l'extérieur et c'est la frustration assurée.
Pierre Moscovici - Le rendez-vous de la confédération a été manqué il y a maintenant plus de dix ans, mais c'est ainsi. Le processus de l'élargissement est lancé. Comme on ne peut ni revenir en arrière ni continuer à avancer comme si de rien n'était, je propose donc une troisième voie. Il faut dire clairement que l'Europe va changer de nature tout en conservant les mêmes finalités, c'est-à-dire la paix, la sécurité, la liberté et la prospérité. Ce référentiel de valeurs doit être inscrit dans une Charte des Droits fondamentaux de l'Union européenne. Pour le reste, avançons sans complexes sur la voie des coopérations renforcées. Il y a des politiques communes : maintenons-les, quitte à les aménager. Et acceptons en même temps que sur telle ou telle politique sectorielle, certains pays puissent aller ensemble plus loin et plus vite. C'est d'ailleurs ce que nous avons déjà fait avec la monnaie unique et ce que nous mettons en place pour la défense.
Jacques Delors - Des coopérations renforcées ? Je suis très sceptique. Mais je suis comme saint Thomas : je demande à voir... Il y aurait une coopération renforcée pour la fiscalité, une autre pour le salaire minimum, une autre pour la technologie, une dernière pour l'environnement. Certains pays participeraient à l'une mais pas à l'autre, etc. Quel bazar !
Pierre Moscovici - Oui, mais quelle autre solution ?
Jacques Delors - Le mensonge et l'improvisation ont toujours un coût. Je ne dis pas ça pour toi, Pierre, mais pour tous ceux qui, au nom d'un prétendu réalisme, ont conduit l'Europe dans l'impasse actuelle et qui exigent maintenant qu'on trouve des solutions à leur fuite en avant. Je n'ai pas de solution toute prête. Je me dis seulement que dans le contexte de la mondialisation, il faut concevoir l'Europe des 30 ou des 35 comme un ensemble géopolitique. Fixons-nous pour objectif d'avoir un minimum de règles du jeu qui nous permettent de maximiser nos avantages, dans la réciprocité des intérêts des uns et des autres. Et pour ceux qui veulent aller plus loin, j'ai proposé la constitution d'une avant-garde réunie au sein d'une fédération d'Etats-nations ouverte à tous ceux qui en accepteraient les devoirs et les charges Dans le même esprit, on peut tout aussi bien conserver, pour les Quinze, les traités actuels et envisager un traité avec des ambitions moindres mais plus réalistes, pour les Trente. L'important, c'est la visée. Et la visée; c'est que dans un demi-siècle, les historiens puissent dire que l'Europe a su bâtir un ensemble géopolitique combinant la liberté des échanges et les régulations nécessaires sans que cela empêche certains pays, plus avancés que d'autres, de poursuivre une forme d'intégration politique et sans que cela retarde l'entrée des pays candidats.
Pierre Moscovici - L'ennui, c'est que les promesses qui ont été faites il y a de nombreuses années aux pays candidats - je pense notamment à la Pologne ou à la Hongrie - l'ont été pour une adhésion à l'ensemble des règles actuellement en vigueur au sein de l'Union.
Jacques Delors - Oui, mais sans date butoir !
P. Moscovici - Formellement, tu as sans doute raison. Psychologiquement, c'est moins sûr. Interroge donc notre ami Geremek, le ministre des Affaires étrangères polonais ! Pour lui, tout retard est une catastrophe et toute proposition d'aménagement des conditions d'adhésion, une quasi-trahison. C'est bien pour cela que je reviens sur les coopérations renforcées, que tu as un peu caricaturées tout à l'heure Elles doivent permettre, à mon sens, de dégager cette avant-garde, que je préfère appeler " cur ", au sein d'une grande Europe. Le chemin n'est pas celui que tu proposes mais au final, le résultat n'est pas très différent.
Jacques Delors - Si ! Avec cette méthode, on va vers la dilution. Ou bien vers une sorte de gouvernement des grands pays. Mais jamais les petits pays n'accepteront un directoire des " Grands " à géométrie variable !
Pierre Moscovici - Je ne vois pas d'autre solution. Il y a d'ailleurs dans ton schéma quelque chose que je ne comprend pas. Pour toi, et j'en suis d'accord, le moteur de l'Europe, c'est le triangle institutionnel entre le Conseil, la Commission et le Parlement. Mais avec deux traités, l'un très intégrateur pour les Quinze, l'autre plus flou pour les Trente, que devient ce fameux triangle ?
Jacques Delors - Il existe dans les deux cas, mais avec des répartitions des pouvoirs différentes.
Pierre Moscovici - C'est la même commission, par exemple ?
Jacques Delors - Ah non ! Chaque traité aurait des institutions allégées, efficaces et au fonctionnement compréhensible par les citoyens. Sinon, ce n'est pas viable.
Pierre Moscovici - Est-ce faisable ? Serait-ce lisible ?
Jacques Delors - A la place qui est la mienne, ma tâche est de faire des propositions. Parfois aussi, je tire la sonnette d'alarme. Sur l'élargissement, quelques Premiers ministres m'ont fait l'honneur de m'interroger. Je leur ai répondu avec la même franchise qu'à toi. Car l'important est de mettre toutes les cartes sur la table.
Pierre Moscovici - J'ai quand même le sentiment qu'en confrontant nos projets et en échangeant nos interrogations, nous faisons progresser la réflexion sur l'Europe de demain..
(source http://diplomatie.gouv.fr, le 22 avril 2000)
R - Jacques Delors - Pour cadrer le débat cordial mais franc que je souhaite avoir avec Pierre Moscovici, je veux dire tout d'abord le fond de ma pensée : l'euroréalisme dont se targuent la plupart des chefs de gouvernement me semble être malheureusement le masque d'un euroscepticisme. Or, au contact de François Mitterrand et de Helmut Kohl, j'ai appris que, sans vision et sans élan pour entraîner l'opinion publique, il n'y a pas d'Europe possible. Ma principale crainte, elle est là. Je ne parle pas en idéologue mais en mécanicien. Quand j'ouvre le capot et que j'examine le moteur de l'Union, je vois que certaines de ses pièces sont grippées et qu'elles ne supporteront pas, en l'état, l'accélération rendue nécessaire par l'élargissement à une quinzaine de nouveaux pays.
R - Pierre Moscovici - Le constat général de Jacques me paraît bien sévère ! Les chefs d'Etat et de gouvernement sont ce qu'ils sont dans une nouvelle époque, où la conscience européenne va de pair avec le respect des nations. Blair, Schröder, Aznar, D'Alema, Chirac ou Jospin n'appartiennent pas à la génération des pères de l'Europe. Ils n'ont peut-être pas la foi des fondateurs mais ils ont le réalisme des constructeurs. Ils sont en phase avec leurs opinions publiques et je ne vois pas pourquoi on leur ferait un procès en scepticisme. Pour ce qui est de la mécanique, il faut distinguer l'état actuel du moteur, sa révision nécessaire lors de la Conférence intergouvernementale prévue à la fin de l'année et enfin son adaptation à une Europe à 27 puis à 30 ou 35.
Jacques Delors - Je ne suis pas nostalgique du passé. D'autres responsables politiques regrettent comme moi un manque d'ambition collective. Il serait bon que les gouvernements n'imaginent pas qu'une CIG réduite aux trois questions laissées en suspens à Amsterdam puisse régler à la va-vite tous les problèmes de l'Union. Mais revenons tout d'abord à ce qui existe. Le déroulement du récent Sommet de Lisbonne m'a plutôt rassuré. J'ai retrouvé dans ses conclusions des propositions que j'avais faites en 1993 dans mon Livre blanc. Très bien ! Mais surtout, j'ai constaté une très bonne articulation entre la commission et le conseil. Ceux qui se sont livrés à des attaques non fondées contre Romano Prodi et ses commissaires en sont aujourd'hui pour leurs frais.
Pierre Moscovici - C'est vrai. Si la commission était arrivée avec des propositions fades ou floues, le président en exercice du Conseil, Antonio Guterres, n'aurait pas eu le point d'appui décisif pour faire adopter par les Quinze des conclusions satisfaisantes. Un sommet réussi est par définition un sommet bien préparé.
Jacques Delors - Cela dit, ce n'est pas parce que les gouvernements se fixent désormais des objectifs communs en matière de croissance ou d'emploi que les politiques sociales et d'emploi cessent d'être du ressort de la responsabilité des Etats nationaux.
Pierre Moscovici - C'est évident. Pour aller vers 3 % de croissance et reconquérir le plein emploi, il n'est pas besoin d'engager des débats oiseux pour savoir si ce que fait Blair en Grande-Bretagne doit être transposé tel quel en France, ou l'action de Lionel Jospin outre-Manche. Chacun réussit chez soi, avec sa philosophie et ses moyens, et nous n'avons aucun complexe a nourrir.
Jacques Delors - Reste qu'il faudra améliorer la préparation des sommets. Lisbonne s'est bien passé mais il ne faudrait pas oublier la tendance à l'engorgement de ces réunions. La commission, de manière collégiale, fait des propositions. C'est sa mission. Mais je crois aussi nécessaire de confier, en amont, un rôle de filtrage et de digestion à un conseil réunissant fréquemment les ministres des Affaires européennes.
Pierre Moscovici - Ce serait une mesure simple et pratique. Elle contribuerait à une plus grande efficacité dans le processus de décision et à une meilleure lisibilité des politiques suivies. Le Conseil Affaires générales, qui réunit les ministres des Affaires étrangères et des Affaires européennes, ne joue pas suffisamment son rôle de synthèse car il mêle les questions internationales, les problèmes de sécurité commune et les dossiers spécifiquement communautaires. Les ministres des Affaires étrangères ne peuvent être omniscients. Un conseil spécifique des Affaires européennes permettrait de déblayer l'agenda avec la commission et de mieux préparer le Conseil européen J'en discute sans désaccord majeur avec mon collègue et ami Hubert Védrine. Mais cette analyse ne peut déboucher sur une réforme concrète qu'avec l'accord des autres gouvernements...
Jacques Delors - C'est pourtant ma proposition. Il faudra aller encore plus loin dans la réforme si l'on veut que la prochaine CIG serve à quelque chose !
Pierre Moscovici - Les réformes programmées à cette occasion sont plus complexes puisqu'elles nécessitent une modification du traité, donc unanimité des Quinze et ratification par les parlements nationaux. J'ai bon espoir toutefois qu'elles aboutissent lors de la présidence française du second semestre 2000. Notre objectif est à la fois ambitieux et raisonnable : il porte sur la taille de la commission, le vote à la majorité qualifiée, y compris en matière fiscale, la repondération des voix au conseil et l'assouplissement des coopérations renforcées auxquelles je sais, Jacques, que tu ne crois pas.
Jacques Delors - On va essayer de faire fin 2000 ce qu'on n'a pas su obtenir en 1997 lors de la signature du Traité d'Amsterdam. Que de temps perdu... Pour ce qui concerne les conditions de l'élargissement que tu viens d'aborder par la bande, soyons très clair. Notre devoir historique est de réunifier l'Europe et sans traîner les pieds. Mais comment ? En l989, j'avais soutenu la proposition du président Mitterrand visant à la création d'une confédération de tous les Etats européens. C'était une manière de dire aux pays qui campent aux portes de l'Union : vous êtes de la famille, avec ce que cela suppose en matière de sécurité intérieure et extérieure, mais pour adhérer au grand marché unique, il vous faudra du temps parce que vos économies ne sont pas prêtes à supporter la dure compétition et les règles qui sont les nôtres. Cette proposition a été sabotée. Résultat : des chefs d'Etat ou de gouvernement ont promis la lune, c'est-à-dire l'adhésion, en 2000 ou 2002, à des pays dont les structures sont incompatibles avec l'Union telle qu'elle fonctionne aujourd'hui. Alors, soit ces pays entrent sans que les conditions du succès soient remplies, et l'Europe explose ou se dilue. Soit ils restent à l'extérieur et c'est la frustration assurée.
Pierre Moscovici - Le rendez-vous de la confédération a été manqué il y a maintenant plus de dix ans, mais c'est ainsi. Le processus de l'élargissement est lancé. Comme on ne peut ni revenir en arrière ni continuer à avancer comme si de rien n'était, je propose donc une troisième voie. Il faut dire clairement que l'Europe va changer de nature tout en conservant les mêmes finalités, c'est-à-dire la paix, la sécurité, la liberté et la prospérité. Ce référentiel de valeurs doit être inscrit dans une Charte des Droits fondamentaux de l'Union européenne. Pour le reste, avançons sans complexes sur la voie des coopérations renforcées. Il y a des politiques communes : maintenons-les, quitte à les aménager. Et acceptons en même temps que sur telle ou telle politique sectorielle, certains pays puissent aller ensemble plus loin et plus vite. C'est d'ailleurs ce que nous avons déjà fait avec la monnaie unique et ce que nous mettons en place pour la défense.
Jacques Delors - Des coopérations renforcées ? Je suis très sceptique. Mais je suis comme saint Thomas : je demande à voir... Il y aurait une coopération renforcée pour la fiscalité, une autre pour le salaire minimum, une autre pour la technologie, une dernière pour l'environnement. Certains pays participeraient à l'une mais pas à l'autre, etc. Quel bazar !
Pierre Moscovici - Oui, mais quelle autre solution ?
Jacques Delors - Le mensonge et l'improvisation ont toujours un coût. Je ne dis pas ça pour toi, Pierre, mais pour tous ceux qui, au nom d'un prétendu réalisme, ont conduit l'Europe dans l'impasse actuelle et qui exigent maintenant qu'on trouve des solutions à leur fuite en avant. Je n'ai pas de solution toute prête. Je me dis seulement que dans le contexte de la mondialisation, il faut concevoir l'Europe des 30 ou des 35 comme un ensemble géopolitique. Fixons-nous pour objectif d'avoir un minimum de règles du jeu qui nous permettent de maximiser nos avantages, dans la réciprocité des intérêts des uns et des autres. Et pour ceux qui veulent aller plus loin, j'ai proposé la constitution d'une avant-garde réunie au sein d'une fédération d'Etats-nations ouverte à tous ceux qui en accepteraient les devoirs et les charges Dans le même esprit, on peut tout aussi bien conserver, pour les Quinze, les traités actuels et envisager un traité avec des ambitions moindres mais plus réalistes, pour les Trente. L'important, c'est la visée. Et la visée; c'est que dans un demi-siècle, les historiens puissent dire que l'Europe a su bâtir un ensemble géopolitique combinant la liberté des échanges et les régulations nécessaires sans que cela empêche certains pays, plus avancés que d'autres, de poursuivre une forme d'intégration politique et sans que cela retarde l'entrée des pays candidats.
Pierre Moscovici - L'ennui, c'est que les promesses qui ont été faites il y a de nombreuses années aux pays candidats - je pense notamment à la Pologne ou à la Hongrie - l'ont été pour une adhésion à l'ensemble des règles actuellement en vigueur au sein de l'Union.
Jacques Delors - Oui, mais sans date butoir !
P. Moscovici - Formellement, tu as sans doute raison. Psychologiquement, c'est moins sûr. Interroge donc notre ami Geremek, le ministre des Affaires étrangères polonais ! Pour lui, tout retard est une catastrophe et toute proposition d'aménagement des conditions d'adhésion, une quasi-trahison. C'est bien pour cela que je reviens sur les coopérations renforcées, que tu as un peu caricaturées tout à l'heure Elles doivent permettre, à mon sens, de dégager cette avant-garde, que je préfère appeler " cur ", au sein d'une grande Europe. Le chemin n'est pas celui que tu proposes mais au final, le résultat n'est pas très différent.
Jacques Delors - Si ! Avec cette méthode, on va vers la dilution. Ou bien vers une sorte de gouvernement des grands pays. Mais jamais les petits pays n'accepteront un directoire des " Grands " à géométrie variable !
Pierre Moscovici - Je ne vois pas d'autre solution. Il y a d'ailleurs dans ton schéma quelque chose que je ne comprend pas. Pour toi, et j'en suis d'accord, le moteur de l'Europe, c'est le triangle institutionnel entre le Conseil, la Commission et le Parlement. Mais avec deux traités, l'un très intégrateur pour les Quinze, l'autre plus flou pour les Trente, que devient ce fameux triangle ?
Jacques Delors - Il existe dans les deux cas, mais avec des répartitions des pouvoirs différentes.
Pierre Moscovici - C'est la même commission, par exemple ?
Jacques Delors - Ah non ! Chaque traité aurait des institutions allégées, efficaces et au fonctionnement compréhensible par les citoyens. Sinon, ce n'est pas viable.
Pierre Moscovici - Est-ce faisable ? Serait-ce lisible ?
Jacques Delors - A la place qui est la mienne, ma tâche est de faire des propositions. Parfois aussi, je tire la sonnette d'alarme. Sur l'élargissement, quelques Premiers ministres m'ont fait l'honneur de m'interroger. Je leur ai répondu avec la même franchise qu'à toi. Car l'important est de mettre toutes les cartes sur la table.
Pierre Moscovici - J'ai quand même le sentiment qu'en confrontant nos projets et en échangeant nos interrogations, nous faisons progresser la réflexion sur l'Europe de demain..
(source http://diplomatie.gouv.fr, le 22 avril 2000)