Interview de M. Stéphane Le Foll, ministre de l'agriculture, de l'agroalimentaire et de la forêt, porte-parole du gouvernement, à "Libération" le 2 mars 2016, sur les conséquences de la fin des quotas laitiers, sur l'avenir de l'agiculture française entre élevage et céréales.

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Texte intégral

Q - En ayant été cinquante ans le principal pays coauteur de la Politique agricole commune, avec plus de 9 milliards d'aides touchés, la France peut-elle légitimement critiquer Bruxelles sur cette politique ?
R - En cinquante ans, on est passé de six à vingt-huit pays. Aujourd'hui, la difficulté est de trouver dans les agricultures de ces vingt-huit pays des accords consensuels et des compromis majoritaires. Quand j'ai négocié la PAC en 2013, je l'ai fait avec le souci de trouver une majorité sur plusieurs sujets : le verdissement d'abord, c'est-à-dire l'intégration dans la PAC des enjeux environnementaux - comme les surfaces d'intérêt écologique, les prairies permanentes... Je l'ai obtenu alors que l'Allemagne et les pays du Nord voulaient que le verdissement soit de la responsabilité de chacun des États membres. Désormais, 30% des aides directes sont conditionnées à cela. Mais, surtout, je me suis battu pour maintenir et augmenter les aides couplées, c'est-à-dire celles qui sont liées directement à la production et non aux hectares. Dans le débat d'aujourd'hui sur le troupeau allaitant, cet enjeu est majeur pour la France. Tous les pays du Nord qui ont une logique d'industrialisation de la production et de l'élevage étaient contre. Et pourtant je l'ai obtenu. Ces deux débats ont été portés par la France et ont été gagnés.
Q - Que faire face à la surproduction actuelle, notamment dans le lait avec la fin des quotas en 2015 ?
R - Une grande partie des pays européens ont augmenté leur production de façon très importante. Chacun avait comme perspective le marché chinois, le marché asiatique. Mais ces marchés ne sont pas aux niveaux attendus. Et comme il n'y a plus aucun outil de régulation, l'inertie du processus d'augmentation de la production continue alors qu'on n'a pas les débouchés en face. Avec une surproduction qui fait baisser les prix. Pour moi, la bataille est de faire accepter au niveau européen l'idée que l'on ne peut pas continuer à augmenter la production.
Q - En proposant de la régulation ?
R - Oui. Pour passer le cap d'une crise, il faut que les niveaux de production soient adaptés aux débouchés. Des pays se sont positionnés contre nos propositions. Ce n'est pas l'Europe en tant qu'institution qui pose problème, c'est l'Europe en termes de construction avec des vues totalement divergentes. Mais au bout du compte, les États libéraux qui jouent l'augmentation de la production font peser sur tous l'impact de la baisse des prix. La semaine prochaine, je vais prendre tous les contacts pour faire bouger l'Europe sur ce sujet. Même la Nouvelle-Zélande, grand pays libéral producteur, a décapitalisé, c'est-à-dire abattu des vaches pour diminuer sa production de lait. Aujourd'hui, ils accusent l'Europe en disant que nous sommes responsables de la chute des prix au niveau mondial. Quand on est en crise, il faut se donner les moyens d'en sortir.
Q - Quels sont les pays membres qui partagent vos vues sur cette question ?
R - La Belgique et le Portugal sont totalement derrière la France, l'Espagne en partie, la Roumanie et la Pologne aussi ; des plus petits pays comme la Slovaquie, la Slovénie, Chypre également ; la Grèce et l'Autriche aussi ont la même vision des choses. En revanche, l'Irlande, le Royaume-Uni, le Danemark, les Pays-Bas et la Suède n'adhèrent pas à notre ligne. L'Allemagne elle-même est réservée sur ces mesures, même si six Länder du nord et de l'est du pays, c'est-à-dire les plus productifs, commencent à dire qu'il faudrait limiter la production.
Q - L'arrêt des quotas laitiers l'an passé, mais décidé en 2008, est une énorme erreur, non ?
R - Oui. Et c'est le fruit de deux mauvaises analyses. La première, c'est que ceux qui ont poussé pour l'arrêt des quotas laitiers étaient ceux qui avaient mis en place un marché des quotas, comme les Pays-Bas et le Danemark. Et puis il y avait les pays entrant dans l'UE qui considéraient que le quota qui leur était alloué était trop faible par rapport à leur potentiel de production. Et ils trouvaient assez amer qu'on les oblige à limiter leur production alors que les autres en avaient profité pour l'augmenter. Pour ces deux raisons, les quotas ont été supprimés. C'est malheureusement sous présidence française que ces décisions ont été prises...
Q - Est-ce que vous avez espoir de parvenir à convaincre l'Irlandais Phil Hogan, le très libéral commissaire européen à l'Agriculture, de la nécessité d'une régulation ?
R - Lui, il a un pouvoir d'initiative. Après, ce sont les Vingt-Huit qui sont décisionnaires, avec le Parlement. Il faut arriver à faire pression sur la Commission pour la faire bouger. Quand il y a eu la réforme de la PAC, j'avais trouvé une majorité. Notamment grâce au commissaire européen d'alors, qui était roumain. Là, c'est nettement plus compliqué. D'ici au 14 mars, il faut que j'arrive à convaincre Phil Hogan, lui et aussi le maximum de pays, de la nécessité de réguler. Quand, en septembre, le plan de 500 millions d'euros a été proposé, j'avais dit que ce serait insuffisant et demandé l'augmentation du prix d'intervention. La Commission n'a pas bougé, une majorité d'États s'y est opposée, eh bien cela ne s'est pas fait.
Q - Vous ne souhaitez donc pas que l'élevage français s'aligne sur l'allemand ou le néerlandais en termes de modèle ?
R - Non, car ce n'est pas ma conception. Je pense que cette idée de la compétitivité liée uniquement à des ateliers industriels tourne le dos à une réalité française. Nous, on a un élevage en plein air, et c'est un atout. L'élevage à l'herbe peut être très compétitif, comme le montre l'exemple des Néo-Zélandais et des Irlandais qui résistent mieux à la crise. Nous, ce qu'il faut qu'on repense, et c'est la stratégie que je propose depuis longtemps, c'est l'utilisation de notre avantage comparatif qui est qu'on a de la surface, de l'espace. Cela participe aussi à l'aménagement du territoire et des paysages.
Q - Cela permet aussi de ne pas subir la volatilité des prix des aliments...
R - L'autonomie fourragère donne de la résilience à nos éleveurs. Et c'est un atout que l'on doit valoriser.
Q - Et concernant la loi Sapin 2 de modernisation de l'économie ?
R - On a constaté qu'il y a aujourd'hui des industriels qui ne publient pas leurs comptes. Comme le mastodonte laitier Lactalis et le géant français de la viande Bigard. Donc ils peuvent toujours nous dire que c'est la faute de la grande distribution, qu'on perd de l'argent, etc. On ne sait pas s'ils disent vrai. Ce n'est pas légal, mais les amendes qu'ils paient quand ils ne publient pas leurs comptes sont tellement faibles qu'ils choisissent de ne pas le faire.
Q - Que comptez-vous faire ?
R - On va augmenter les montants des sanctions. Et raccourcir la procédure. Ce sera dans la loi Sapin 2. Par ailleurs, on va aussi modifier la loi afin que le prix payé au producteur figure désormais dans les contrats.
Q - Quelles pistes doit prendre l'agriculture française, selon vous ?
R - Aujourd'hui, l'équilibre est trouvé entre l'élevage et les céréales. Il faut appuyer la stratégie de localisation de l'achat et de la production. C'est mis en place avec les plateformes numériques, ce qu'on a encore fait sur l'achat local, la traçabilité, avec des logos «Viande de France» notamment... Il y a aussi la stratégie de contractualisation qu'on essaie de mettre en oeuvre entre les producteurs, les industriels et les distributeurs. À l'image des accords passés par Intermarché et Herta dans le porc, ou McDonald's pour la filière avicole, avec de la visibilité parfois sur plusieurs années pour les producteurs. Il fallait aussi regarder du côté de la compétitivité. C'est pour cela qu'on a fait les baisses de cotisations, parce que la France avait un écart de compétitivité avec les autres pays. Désormais, on est dans la moyenne européenne. Ce dispositif général ne règle pas le problème de la conjoncture, car on est en excédent de production, mais il donne à l'agriculture française une capacité à pouvoir s'organiser.Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 3 mars 2016