Déclaration de M. Pierre Mauroy, Premier ministre, sur la défense des droits de l'homme, Lille le 28 février 1982

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Circonstance : 62ème congrès national de la ligue des droits de l'homme, à Lille le 28 février 1982

Texte intégral

Monsieur le Président,
Mesdames, Messieurs,
La Ligue ... L'Affaire ! ... C'est par cette évocation de l'histoire, de "votre histoire" que le 18 juillet 1937, Léon BLUM commençait le discours qu'il prononça devant votre assemblée.
C'était votre premier congrès après l'avènement du Front Populaire.
Lorsqu'évoquant ce souvenir quelques mois après mai 1981, le Président NOGUERES m'a demandé d'être présent parmi vous j'ai immédiatement accepté..
En 1981, comme en 1936, la Ligue des droits de l'homme a pris une large part au changement, ne serait-ce qu'en s'opposant avec constance à la dégradation de nos libertés, gangrenées par le développement insidieux de lois et juridictions d'exception.
Mais - disait alors Léon BLUM - "vous l'avez fait en restant fidèles à l'esprit qui guida vos fondateurs ; vous, avez accepté toutes les conditions de la lutte, vous y êtes entrés avec une décision entière, vous pouvez revendiquer votre large part dans la victoire commune. Mais nul n'oserait prétendre - poursuivait Léon BLUM - que la Ligue y ait cherché le moindre avantage, qu'elle en ait tiré le moindre profit. Sa contribution au changement fut de combattre pour les principes et les institutions qui garantissent les droits personnels dont elle a pris charge. Mais elle n'a tenu compte d'aucune sorte d'intérêts personnels quels qu'ils fussent. Elle a pratiqué et propagé autour d'elle un désintéressement absolu".
Ainsi parlait Léon BLUM en 1937 et je ne puis que reprendre à mon compte ses propos.
Mai 1981 : avant même que ne s'amorcent, dans le domaine des libertés, les réformes de fond en cours d'élaboration, le Gouvernement s'est immédiatement engagé dans un processus d'abrogation des textes d'exception.
Vous aviez constamment dénoncé les dangers de ces textes. Leur abrogation est donc aussi votre victoire. Mais cette victoire n'a point entamé votre vigilance ... Dès l'été, vous avez appelé l'attention du Gouvernement sur certaines difficultés, fidèles en cela à votre vocation de défenseurs indépendants autant qu'intransigeants des droits de la personne.
L'évocation de Léon BLUM, de celui qui, avec Jean JAURES, ont été les maîtres à penser de ma génération, guide vers 1936 tout naturellement mais aussi vers les années de la libération de 45-46
- vers toi, Daniel Meyer, secrétaire général d'un Parti Socialiste renaissant, ardent défenseur des causes les plus nobles, orateurs prestigieux de ces années de passion mais aussi de raison.
- vers vous, Françoise Séligman, résistante, collaboratrice de F. Mitterand, à qui je renouvelle ma respectueuse et fidèle amitié.
L'évocation de L. Blum est bien entendu inséparable du socialisme marqué dans cette région par les longues luttes prolétariennes et dans cette ville où fut chantée pour la première fois l'Internationale.
Lille vous accueille tous et tout particulièrement le Président de l'Intergroupe Parlementaire des Droits de l'Homme et le Vice Président Mme Dupuis et M. Bertrand Delanoé que je salue amicalement.
Permettez-moi d'adresser mon respectueux salut à Madeleine Deberioux et de vous dire, Monsieur le Président Noguerès mon vif plaisir de saluer à Lille votre Congrès et de vous assurer de la plus haute et cordiale considération du Gouvernement et de son Premier. Je revois la silhouette, qu'on n'oublie pas, de votre père, et c'est 36 et 45-46, vos débuts au Populaire qui furent les premiers pas d'une ascension, celle d'un long et beau combat.
Il est sain, dans une démocratie, qu'au-delà des procès d'intention,l'Etat quel qu'il soit, accepte ces appels à la vigilance.
D'autres occasions se présenteront à n'en pas douter. Je puis d'ores et déjà vous assurer de toute l'attention du Gouvernement pour que, dans le cadre d'une concertation constructive,vous soyer à même de jouer pleinement votre rôle. Mais je serais incomplet si je limitais votre vocation à ce seul rôle de protestataire irréductible devant l'injustice.
La Ligue, c'est aussi une tradition de lutte contre les idéologies racistes et les menaces liberticides. Votre histoire en témoigne.
Après la tentative de coup d'Etat du 6 février 1934, la Ligue prit une part active à la création du Comité de Vigilance des Intellectuels Antifascistes.
Votre organisation fut interdite par le Gouvernement de Vichy, ses locaux saccagés, cependant que les ligueurs s'engageaient dans la Résistance. Le 10 Janvier 1944, Votre Président, Victor BASCH était assassiné par les miliciens.
Avec le retour à la démocratie, la haine hélas n'a pas entièrement disparue. Votre siège a encore, ces dernières années, été la cible d'attentats et de saccages.
La vigilance doit donc demeurer à l'ordre du jour. Et il est bon que votre congrès soit, en partie, consacré aux menées extrémistes qui visent ici des sièges de partis politiques, là des librairies engagées, voire, comme à Isigny, une entreprise.
Des initiatives sont actuellement prises pour tenter de mettre un terme à ces pratiques. Brûler des livres, c'est opter pour l'obscurantisme, c'est refuser la confrontation des idées, c'est porter atteinte à la démocratie.
Je voudrais profiter du fait que je m'adresse à des militants des Droits de l'Homme pour vous faire part de mes réflexions sur deux questions essentielles :
- le respect des Droits de l'Homme et l'usage de la violences des armes à des fins politiques.
- la défense des Droits de l'Homme et le principe de non ingérence.
La question des relations entre les droits de l'homme et l'usage de la violence à des fins politiques est au coeur des relations internationales. Elle peut gangrener la vie politique intérieure d'un Etat et compromettre la paix dans le monde.
Tous les pays, à tel ou tel moment de leur histoire, y ont été confrontés.
Il me faut d'abord rappeler une évidence : le mobile politique, dès lors qu'il y a violence, n'est pas, en soi, une cause d'impunité. Selon le droit international, il confère à son auteur le droit à un « procès juste », c'est-à-dire public et respectant les droits de la défense.
Tel est le sens de la mutation de notre droit interne opérée dans le strict respect du droit international. Nous avons, ou allons abroger les lois et juridictions d'exception, le délit d'audience qui pénalisait les avocats et la peine de mort.
Notre position est claire :
- tout opposant d'opinion a droit à la liberté,
- tout opposant qui fait appel à la violence des armes à droit à un juste procès,
- seule l'amnistie peut, à titre exceptionnel, effacer les effets de la violence. Elle ne la légitime pas pour autant.
Le droit international n'admet en effet la violence politique qu'à titre tout à fait exceptionnel. Tel est le principe inscrit au fronton de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme. Il s'adresse aussi bien aux gouvernants qu'aux gouvernés.
A l'adresse des gouvernants, la Déclaration Universelle proclame dans son préambule - je cite - "qu'il est essentiel que les droits de l'homme soient protégés par un régime de droit". A l'intention des gouvernés, elle ajoute "pour que l'homme ne soit pas contraint, en suprême recours, à la révolte contre la tyrannie et l'oppression".
Telle est la règle de droit international. Nous la contestons d'autant moins qu'aux heures sombres de son histoire, notre peuple y puisa la légitimité de sa lutte, notamment, pour se libérer du nazisme.
Ce que nous contestons, c'est le détournement, et dans certains cas je n'hésite pas à dire le dévoiement de ce principe sacré. Car la Déclaration Universelle est claire : la violence armée n'est légitime qu'en ultime recours. Cela signifie qu'elle doit être fermement condamnée lorsqu'un peuple peut se prononcer par des élections libres, peut user de voies de recours contre l'arbitraire, lorsqu'existe le pluralisme des moyens d'information, lorsqu'est possible la promotion des droits collectifs des travailleurs, bref, lorsqu'au-delà des imperfections de tout système politique existe un état de droit.
Là encore, notre politique est claire :
- le recours à la violence peut être admis, pour un peuple, à certaines périodes de son histoire, comme le mode ultime de défense des libertés ;
- en revanche, il est des actes de violence qui, eu égard aux circonstances historiques dans lesquelles ils sont commis, et à la disparité entre les moyens utilisés et la fin poursuivie, constituent une violation du droit international.
J'illustrerai mon propos par deux exemples tirés, l'un de la politique internationale, l'autre, de la politique intérieure. Je veux parler de la déclaration franco-mexicaine sur la situation au Salvador, d'une part ; de la ferme condamnation que j'ai prononcée il y a quelques jours encore, à la suite d'attentats commis en France, dont l'un fut mortel.
Dans la déclaration franco-mexicaine, certains ont voulu voir un encouragement au terrorisme, une inadmissible ingérence.
Mais :
- est-ce soutenir la lutte armée d'un peuple que de suggérer qu'il soit mis fin à cette lutte par la reconnaissance des droits des parties en présence ?
- est-ce soutenir la violence qu'inciter les partenaires concernés à engager un réel processus démocratique, dans le cadre d'élections libres de tout état d'exception ?
- est-ce un crime de prôner un monde dans lequel le dialogue l'emporterait sur le recours à la force ?
Il est du devoir de la France d'aider les cheminements quelquefois difficiles vers la démocratie si nous ne voulons pas que, de protections offertes en alliances recherchées, ils ne soient en dernière instance sans issue. L'histoire de l'après-guerre l'enseigne - elle qui ne conçoit les relations internationales qu'à partir de deux blocs opposés.
Tel est le sens de notre démarche. Nous souhaitons qu'elle soit partagée aussi bien par les gouvernements épris de liberté et d'indépendance que par les combattants de la liberté qui, de par le monde, sont contraints d'emprunter les voies ultimes de la résistance à l'oppression.
Mais le recours à cette extrémité n'est pas de mise dans nos démocraties occidentales, même si certains ont cru pouvoir justifier l'utilisation de la violence à des fins politiques.
Ils commettent non seulement une grave atteinte aux libertés mais surtout une grave erreur politique. Ils se trompent d'époque. On peut critiquer la rapidité ou la lenteur du changement, ses imperfections, voire ses limites immédiate.
Nous sommes attachés au respect du pluralisme. Mais on ne peut nier que cette volonté de changement soit issue des profondeurs de notre peuple. Et elle est immédiatement concrétisée par des actes.
Je voudrais rappeler à certains de ceux qui sont tentés par la violence qu'ils furent hier les premiers à souffrir d'une répression méprisante, s'appuyant sur des lois et juridictions d'exceptions. Je voudrais leur rappeler que nous avons pris les mesures d'abrogation qu'imposait notre conception de l'Etat de droit. Ils furent les premiers à bénéficier largement d'une amnistie qui, plus qu'un geste de clémence, fut d'abord et avant tout un acte conscient de volonté politique : celle de voir la vie publique de notre pays repartir sur des bases nouvelles, sans arrières pensées, ni procès d'intention.
J'ajoute que les problèmes réels qui furent à l'origine de ces violences sont aujourd'hui traités avec la volonté d'aboutir démocratiquement.
A ceux qui veulent faire renaître la violence, je dis solennellement : prenez garde, "la balle n'est pas dans le camp du Gouvernement".
Vous renouez avec une violence délibérément mortelle que vous aviez su épargner à nos prédécesseurs. Vous renouez avec cette violence avant même l'entrée en vigueur des réformes en cours, avant même l'expression en suffrages universels ,avant même de nous avoir laissé le temps de faire nos preuves. En agissant ainsi, vous vous faites les complice involontaires des ennemis du changement.
Convaincre, telle est notre règle. Mais n'y voyez pas un signe de faiblesse. Sachez que si, faute d'être entendus, nous devions reprendre la voie de la fermeté, nous le ferions sans hésiter. Et cette fermeté serait d'autant mieux comprise par le pays, que nous avons restauré un Etat de droit lavé de ses lois, peines et juridictions d'exception.
J'aborderai, à présent, un second point fondamental. LA DÉFENSE DES DROITS DE L'HOMME AU REGARD DU PRINCIPE DE NON-INGERENCE.
Votre Président me faisait part récemment de votre inquiétude devant le bilan, plus que modeste, de la protection internationale des droits de l'Homme.
Lorsque la "course aux atrocités" gangrène notre planète, lorsque sur tel ou tel point du globe, la torture ou les disparitions forcées, les arrestations massives et les exécutions sommaires deviennent de simples pratiques administratives, nous comprenons et partageons votre angoisse et votre combat.
Comment concilier l'efficacité d'une protection réellement internationale avec ce principe fondamental de l'organisation des relations internationales : le principe de la souveraineté des Etats et sa conséquence, la non-ingérence dans les affaires intérieures.
«Aucune des dispositions de la présente Charte - est-il inscrit au fronton de la Charte de l'ONU - n'autorise les Nations Unies à intervenir dans les affaires qui relèvent essentiellement de la compétence nationale d'un Etat".
Tel est le principe de non-ingérence. Doit-on admettre, en son nom, qu'en l'absence de tout contrôle effectif on puisse tout à la foi adhérer à des principes humanitaires consacrés par la communauté des Etats et faire de l'arbitraire une méthode de gouvernement ? Un contrôle s'impose.
L'idéal serait de mettre en place une Cour Internationale des Droits de l'Homme. Toutes les initiatives prises en ce sens à l'ONU ont avorté. Toutes ont buté sur ce principe de non-ingérence. Il est vrai qu'un Etat soucieux de son indépendance, accepte rarement de se laisser juger par une Cour Internationale.
Faut-il le rappeler - et ce fut une revendication constante de votre Ligue - la France mis vingt-trois ans à ratifier la Convention Européenne des Droits de l'Homme. Elle a mis vingt-trois années à reconnaître la compétence de la Cour de Strasbourg. Encore le fit-elle du bout des lèvres, en refusant aux citoyens le droit de saisir directement la Cour dont le recours demeurait le privilège exclusif du Gouvernement.
Aussi, ai-je donné pour instruction, dès mon arrivé à Matignon, de briser ce privilège. La faculté pour toute personne d'en appeler à la Cour Européenne fait désormais partie de notre droit. Elle a valeur constitutionnelle.
Nous en acceptons la contrainte au nom de la démocratie.
Reste que ce contrôle juridictionnel a ses limites, celles de l'Europe occidentale alors que le problème est Planétaire.
Sans grands moyens, mais avec courage et persévérance l'initiative privée, la vôtre notamment, s'efforce de supplée les carences de la protection internationale.
L'absence d'une juridiction internationale explique sans doute les mobilisations de l'opinion publique. Elle est à coup sûr à l'origine de l'extraordinaire essor, à l'Est comme à l'Ouest, du Nord au Sud, des organisations et comité de défense des Droits de l'Homme.
Les plus représentatifs d'entre eux - tel est le cas de votre Ligue et de votre Fédération internationale - ont statut consultatif à l'ONU.
Je voudrais souligner ici le rôle irremplaçable des organisations non gouvernementales. Fréquemment attaquées, leur capacité d'intervention doit être sauvegardée, voire renforcée, tant que la communauté des Etats ne sera pas à même de faire face à ses responsabilités.
Pour notre part, nous l'affirmons clairement : le principe de non-ingérence ne saurait leur être opposé et leur indépendance à l'égard des Etats doit être à tout prix préservée. En dernière instance, c'est de leur intervention que dépend le respect des Droits de l'Homme par les Etats, car la seule sanction efficace des violations demeure le jugement l'opinion publique.
Vous êtes les porte-paroles de tous les bâillonnés du monde, de ceux qu'on tente de dégrader dans le secret des geôles. Les tortionnaires, et ceux qui les couvent, redoutant la lumière, s'efforcent de discréditer votre action. Vous devez rester ferme face à ces attaques. Elles sont à la mesure de votre efficacité. Elles sont vos lettres de créance et de noblesse.
Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs, je vous souhaite au nom du Gouvernement bon courage dans la lutte sans fin que vous avez engagée et chère Président, je vous promets l'abrogation et la loi sécurité et liberté.
Je vous promets la disposition des tribunaux des forces armées. Je vous promets une réforme du code pénal. Je vous promets une nouvelle loi de l'audiovisuel. Je vous promets, et je m'arrête là, puisque vous reconnaissez le programme de F. Mitterand, mes amis passionnément de mener le combat pour les faibles et les humbles, contre les forts.