Déclaration de M. Jean-Yves Le Drian, ministre de l'Europe et des affaires étrangères, sur les défis et priorités de la construction européenne, à Rome le 24 juillet 2017.

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Circonstance : Ouverture de la conférence des ambassadeurs italiens, à Rome (Italie) le 24 juillet 2017

Texte intégral


Merci Angelino et amitiés à Alfonso que j'ai écouté avec beaucoup d'intérêt. Je voudrais d'abord vous remercier de l'honneur qui m'est fait de m'exprimer aujourd'hui devant vous, pour cette conférence qui rassemble celles et ceux qui ont la noble responsabilité de représenter la voix de la République italienne à travers le monde. C'est une amitié à l'échelle de l'Histoire qui unit l'Italie et la France, une amitié faite d'échanges et de culture, cette culture latine à laquelle la France et l'Europe doivent tant.
Nos pays sont animés l'un et l'autre par la conviction qu'il ne peut y avoir de communauté politique sans culture et que la démocratie exige l'accès du plus grand nombre aux créations de l'esprit ; c'est la raison des politiques culturelles ambitieuses que nous menons ensemble, l'un et l'autre, et de nos échanges particulièrement riches dans ce domaine. Ce qui nous rassemble, c'est aussi de croire que le projet européen doit trouver sa traduction dans le domaine de la culture et de l'esprit, afin d'inspirer l'imaginaire européen de nos concitoyens.
Notre amitié a aussi été forgée au creuset des drames du siècle passé. Que nous célébrions en un si bref intervalle le centenaire de la Première Guerre mondiale où nos deux pays combattirent côte à côte, et les soixante ans du traité de Rome où la France et l'Italie se rassemblèrent pour bâtir l'unité et la paix européennes, c'est le signe très fort du lien qui unit nos deux pays, ce lien qui fait de l'Europe une création politique sans pareil qu'il nous incombe aujourd'hui de faire vivre et de fortifier. C'est donc de l'Europe, de notre destin commun, que je souhaite aujourd'hui vous parler, et de ce que la France, avec l'Italie, avec l'Espagne souhaite pouvoir engager en ce domaine.
En élisant Emmanuel Macron à la présidence de la République française le 7 mai dernier, en choisissant de faire confiance à un homme qui avait mis le projet européen au coeur de sa campagne, les Français ont refait le choix de l'Europe, ils ont fait le choix de ne pas dissocier l'avenir de la France de l'idéal européen. La défaite du populisme, le refus de l'isolement, la victoire des convictions européennes, ce sont évidemment de bonnes nouvelles, de bonnes nouvelles pour la France mais aussi de bonnes nouvelles pour l'Europe, et il y a lieu de s'en réjouir.
Mais cette victoire politique ne doit s'accompagner d'aucun triomphalisme, et d'aucune naïveté. Elle va de pair avec une exigence de lucidité face à l'insatisfaction qu'éprouvent de nombreux concitoyens européens, vis-à-vis d'une Union européenne perçue comme trop bureaucratique, pas assez protectrice, trop éloignée aussi de leurs besoins immédiats. C'est un fait, qui a été rappelé tout à l'heure : l'Union européenne traverse depuis plusieurs années une crise économique, politique, une crise de légitimité, une crise de confiance vis-à-vis de ses citoyens. Cette crise, il faut la regarder en face et s'en saisir. Nous devons rapprocher de l'idée européenne ceux qui s'en sont éloignés; nous devons leur rappeler que nous sommes plus forts ensemble.
L'Europe est aujourd'hui confrontée à de multiples défis qui engagent et notre stabilité économique, et notre sécurité. C'est d'ailleurs le thème de votre rencontre aujourd'hui, Monsieur le Ministre. Et ces enjeux questionnent également nos valeurs et notre identité européenne. Répondre à ces défis, c'est le sens du processus qui a été engagé à Bratislava il y a près d'un an, dont la feuille de route a largement fait écho à nos préoccupations, à celles que je viens d'entendre, celles de l'Italie, de l'Espagne, de la France, s'agissant particulièrement de l'accent mis sur l'investissement pour la croissance, s'agissant particulièrement du traitement combiné des volets intérieur et extérieur de la sécurité, s'agissant en particulier de la place importante réservée à la jeunesse.
Ces travaux sur les priorités de l'Union, nous les avons poursuivis lors des célébrations qui ont eu lieu ici, vous l'avez rappelé tout à l'heure, Cher Angelino, à Rome. La déclaration de Rome a rappelé non seulement les succès et la pertinence du projet européen, mais elle a aussi permis de définir les objectifs de l'action de l'Union européenne pour les années à venir. Comme nous le souhaitions, le projet européen y est redéfini en partant des besoins des citoyens, en mettant l'accent sur quatre objectifs : la sécurité, la croissance durable, la dimension sociale, enfin l'action extérieure et la défense.
La déclaration de Rome rappelle également la possibilité pour certains États d'agir à des vitesses ou avec des degrés d'intensité différents. De fait, cette Europe différenciée existe déjà, à travers la zone euro, les opt-in ou les coopérations renforcées. Ma conviction est que nous devons utiliser l'ensemble de ces instruments pour faire preuve d'initiative. C'est ce pourquoi nos chefs d'État et de gouvernement - italien, espagnol, français et allemand - réunis à Versailles en mars dernier ont plaidé dans cette direction. Il ne s'agit pas de reléguer qui que ce soit au second plan de l'Union, on l'a vu à Trieste il y a quelques jours, mais de libérer les énergies et les ambitions de ceux qui veulent avancer davantage, plus vite, sur le chemin de l'unité européenne.
Le débat sur l'avenir de l'Union va animer les prochains mois. Je souhaite que l'Italie et la France, l'Espagne, avec les autres partenaires qui partagent cette vision pro-européenne, travaillent ensemble pour présenter à Bruxelles un visage rassemblé de ce que l'Union européenne doit devenir.
Au niveau national, en ce qui concerne la France, nous voulons donner une nouvelle impulsion à ces réflexions avec le lancement de conventions démocratiques, qui devront permettre aux citoyens, les plus convaincus comme les plus sceptiques, de partager avec nous leurs déceptions, leurs attentes mais aussi leurs espoirs à l'égard de l'Union européenne.
L'Union européenne doit à ses concitoyens une protection accrue, dans un contexte international marqué par les ruptures et les incertitudes stratégiques. Cette ambition pour l'Europe de la sécurité et de la défense s'incarne désormais au travers de la notion d'autonomie stratégique européenne. Je me félicite que cette exigence ne soit plus un tabou. Je constate que de nombreux progrès ont été faits, singulièrement depuis un an. J'ai été ministre de la défense pendant 5 ans et je peux vous dire que les avancées que je constate aujourd'hui auraient été inimaginables il y 5 ans. Que nous ayons pu aboutir à la création du Fonds européen de défense et à la mise en oeuvre de la coopération structurée permanente ; que ce soit une initiative au départ franco-allemande mais élargie tout de suite, quasiment dans le même temps, à l'Espagne et l'Italie ; que nous ayons porté cela ensemble ; que cela soit aujourd'hui abouti ; que, à la fois, le principe du fonds et le principe de la coopération structurée permanente aient été validés ; qu'il y ait un débat au Parlement et qu'ensuite, au Conseil européen d'octobre, il faudra confirmer cette validation, c'est une avancée considérable qui est due à une prise de conscience collective de la nécessité pour l'Europe de contribuer à assurer elle-même sa sécurité. Je souhaite que dans cette perspective nous affirmions ensemble notre volonté, d'inclure au sein de l'Union dans ces deux directions, l'ensemble des pays qui veulent bien y participer, car notre démarche, sur les deux sujets - et il y en a d'autres en matière de sécurité et de défense - est une démarche d'inclusion pour la sécurité collective.
L'unité et la cohésion de l'Union passent aussi par le respect des valeurs que nous partageons et qui définissent le projet européen. Il n'est pas acceptable - il faut le dire ici, parce que si on ne se le dit pas clairement, cela créera des empoisonnements entre nous - il n'est pas acceptable que des États membres ne choisissent dans l'Europe que ce qui les intéresse, sans respecter les principes fondamentaux qui nous unissent. Je pense notamment aux réformes du système judiciaire qui viennent d'être adoptées en Pologne. Ces réformes-là nous préoccupent ; elles appellent une réponse ferme de la part de l'Union européenne.
Par ailleurs, pour parler des migrations, parce qu'il faut en parler, l'Europe fait face à une crise migratoire sans précédent depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Et je sais que dans cette crise, l'Italie est en première ligne, la France le sait. Et il faut le répéter régulièrement aux uns et aux autres : vous êtes en première ligne. Par son ampleur, par les drames humains que cette crise migratoire implique, il s'agit d'un défi historique. Je veux dire aussi que face à ce drame, face aux centaines de milliers d'hommes, de femmes qui risquent leur vie en tentant de rejoindre l'Europe, hier plus à l'Est, aujourd'hui dans la Méditerranée centrale, la réponse doit être politique ; la réponse doit être collective ; la réponse doit être européenne.
Nous ne pouvons nous résoudre à voir aujourd'hui la Méditerranée, notre mer, le berceau de la civilisation européenne - Alfonso le rappelait tout à l'heure - devenir un cimetière marin. De même, nous ne pouvons laisser impunis les responsables de cette tragédie, je veux parler des organisations mafieuses de passeurs et autres trafiquants de détresse humaine. Lutter contre eux, avec nos propres services secrets, faire en sorte qu'il y ait une synergie, c'est le sens de notre action internationale et c'est aussi assurer notre propre sécurité. On l'a engagé avec la mission Sophia. Mais notre action doit être encore plus résolue. Et c'est vrai, je le dis à Angelino et à Alfonso qui l'ont évoqué, c'est vrai que le noyau dur, le point central, c'est la Libye, même si toutes les migrations ne peuvent se résumer à la Libye, parce qu'il y a eu des exemples antérieurs. Mais dans cette affaire, je le dis ici, en particulier entre l'Italie et la France, nous ne pouvons rien faire l'un sans l'autre. C'est un sujet qui nous est partagé. Nous avons pu avoir, nous pouvons toujours avoir, des nuances d'appréciation des situations, en raison de notre histoire, de notre géographie ou de l'actualité immédiate, mais on ne sortira de ce drame qu'ensemble, avec les Européens, mais avec l'Italie et la France, j'allais dire, au-devant de la scène, parce que c'est notre préoccupation principale.
Je voudrais, à cet égard, dire aussi que, à mon sens, dans cet ensemble-là, il y a trois aspects : il y a l'aspect politique ; il y a l'aspect migratoire, flux, démographiques si on peut dire ; et il y a l'aspect sécuritaire. Les trois sont liés, auxquels il faut ajouter la capacité d'agir auprès des États de transit. Les quatre sont liés, avec à ce moment-là le Soudan, le Tchad, le Niger. Nous avons parlé de tout cela ici, il y a peu de jours. Il faut un point de départ, même si tout doit se faire en même temps. Pour moi, le point de départ est politique. Il n'y aura pas de solution tant qu'il n'y aura pas de solution politique partagée et inclusive. C'est ce à quoi il faut que nous nous employions l'un et l'autre. Dans le cadre européen et avec une responsabilité particulière.
Nous devons aussi, au-delà de ce que je viens de dire, aller plus loin encore, renforcer FRONTEX, cela a déjà été validé; faire en sorte que les conclusions de La Valette puissent être mises en oeuvre, cela a déjà été affirmé ; s'assurer de la préservation de l'espace Schengen en regagnant le plein contrôle des frontières extérieures de l'Union, faire en sorte que les deux nouveaux instruments qui ont été créés, je pense au système entrée/sortie et ETIAS, soient mis en oeuvre. Tout cela fait partie d'une nécessité impérative pour les uns et pour les autres. Et je sais que nous nous y employons tous les trois pour faire en sorte qu'au-delà du déclaratif, cela se fasse dans le concret. Enfin, il nous faut agir pour renforcer notre politique de soutien au retour, pour accompagner dans leurs pays des personnes non-éligibles à la protection internationale, je dis bien non-éligibles à la protection internationale. J'ai bien entendu tout à l'heure le président de la République italienne parler de cette nécessité d'accueil en même temps pour ceux qui sont éligibles, pas pour ceux qui ne sont pas éligibles. Il faut bien clarifier les choses. Et en particulier, nous pouvons agir en ayant recours à la politique de visa comme levier.
Nous devons aussi réformer le régime d'asile européen commun. Nous restons attachés au principe de responsabilité des pays de première entrée mais nous promouvons, dans des circonstances détériorées, la création d'un mécanisme de solidarité relevant d'une décision politique, en vue d'une répartition plus équilibrée et obligatoire des personnes en besoin de protection - en besoin de protection - entre tous les États membres. Enfin, notre action doit s'accomplir dans le respect de l'humanité et de la dignité des personnes qui frappent à notre porte. Il nous faut aussi bien sûr travailler à la stabilisation à long terme des régions d'où partent ceux qui font le choix douloureux de l'exil. Je pense en particulier à la collaboration et l'aide au développement pour les pays de départ et les pays de transit.
Ce que nous souhaitons, c'est une Europe qui protège, c'est une Europe qui se protège. À cet égard, nous devons mieux préserver notre modèle social, en luttant contre le dumping social et fiscal. Les citoyens européens ne peuvent plus accepter les situations de concurrence déloyale. C'est une exigence de justice. Plusieurs projets sont sur la table et nous devons les faire avancer : je pense notamment à la révision de la directive sur le détachement des travailleurs. Nous devons donner un contenu, pour être compris, pour mobiliser nos concitoyens sur le projet européen, nous devons donner un contenu au projet de socle européen de droits sociaux. Le sommet de Göteborg le 17 novembre prochain sera l'occasion d'avancer sur ce sujet.
Par ailleurs, l'Union économique et monétaire reste aujourd'hui incomplète, son approfondissement est pour nous un chantier prioritaire. La France n'ignore pas la sensibilité du sujet, mais la réflexion doit être engagée. Le document présenté le 31 mai par la Commission nous y invite. Nous devons notamment réfléchir aux moyens de doter la zone euro d'une capacité de financement et accroître la responsabilité démocratique et l'efficacité de gouvernance de l'Union économique et monétaire.
L'Europe est le plus ouvert des continents, mais cette ouverture ne peut être unilatérale, ni inconditionnelle. Nous devons entendre les préoccupations et les inquiétudes qui s'expriment dans un contexte de remise en question de la mondialisation. Notre priorité doit être de faire émerger une réponse à cette défiance croissante, en faisant en sorte de promouvoir - mais nous partageons je crois ce point de vue puisque je viens d'entendre des mots qui ressemblent aux miens - promouvoir une mondialisation ouverte, mais juste et régulée, dont la réciprocité constitue un principe clef.
Tout d'abord, nous devons rester fermes sur la défense du multilatéralisme et le refus du protectionnisme. Nous venons de trouver les lignes d'un accord entre l'Union européenne et le Japon, et nous nous en réjouissons. Contrairement aux caricatures qui sont faites, notre ligne n'est pas celle de la fermeture, au contraire. Il s'agit de réaffirmer notre attachement aux institutions économiques internationales afin de défendre le système commercial multilatéral. Compte tenu des positions de l'administration américaine, il ne faut pas se montrer naïfs et négliger nos intérêts européens. Nous devons travailler dans un cadre européen à un renforcement de notre protection contre certaines pratiques commerciales déloyales ou déstabilisatrices pour nos propres opérateurs économiques. Je pense notamment la lutte contre la portée extraterritoriale de certaines législations ou encore à la réforme en cours de notre dispositif de défense commerciale.
Il nous faudra également aller plus loin dans l'exigence de réciprocité sur les marchés publics. Nous devons aujourd'hui envisager de fermer certains de nos marchés publics aux États tiers qui n'offriraient pas le même accès à leurs propres marchés publics. La Commission a présenté des propositions à cet égard et nous sommes tout à fait disposer à travailler en ce sens.
L'Union européenne est, sur le sujet du commerce comme sur de nombreux autres, pour notre part, l'échelon le plus pertinent pour peser sur la scène internationale et unir nos efforts. C'est collectivement que nous répondrons le mieux aux défis globaux et transversaux que nous avons à relever. Je pense en particulier à la lutte contre le terrorisme, j'en ai parlé, à la cybersécurité ou encore aux questions climatiques. Sur ces sujets, l'Union européenne doit rester exemplaire, doit rester la force motrice. S'agissant du défi climatique, nous défendrons un rehaussement de l'ambition de long terme de l'Union européenne, dans la lignée de notre engagement depuis la signature de l'Accord de Paris. C'est aussi en agissant au niveau global que nous faisons vivre de façon très concrète l'idéal européen.
Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs,
Depuis l'élection d'Emmanuel Macron, j'entends souvent mes homologues se réjouir du «retour» de la France sur les sujets communautaires, en raison justement du choix politique des Français en mai dernier. Les idées que je viens d'exposer manifestent la volonté de la France s'agissant de la dynamique européenne et de son orientation. Mais aussi ambitieux et énergique que soit notre président de la République, nous ne pourrons sur aucun sujet faire progresser les dossiers tout seuls. C'est aussi pour cela que je suis venu aujourd'hui et en pleine convergence de vues, me semble-t-il avec les deux orateurs précédents. Je voudrais dire aussi, Angelino, que je suis venu trois fois au mois de juillet à Rome. Je ne suis pas sûr de venir trois fois au mois d'août. Mais tu peux venir trois fois en France au mois d'août, c'est possible ! C'est le signe d'une volonté de vision partagée et d'une conviction qu'ensemble, nous pouvons faire avancer les choses au service du projet européen. Nos pays savent l'un et l'autre ce qu'ils doivent à la construction européenne. Nos pays savent l'un et l'autre les valeurs qui sont associées à ce destin et à ce défi considérables. Dans l'époque de crises et de bouleversements stratégiques que nous traversons, la voix de l'Europe est attendue ; elle doit se faire entendre. À nous d'agir en ce sens. Vive l'Italie, vive la France, vive l'amitié franco-italienne.
Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 31 juillet 2017