Interview de Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux, ministre de la justice, avec Europe 1 le 10 octobre 2017, sur l'indépendance de la Justice, le budget de la Justice, les prisons et sur la radicalisation en prison.

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Média : Europe 1

Texte intégral


PATRICK COHEN
Bonjour Nicole BELLOUBET.
NICOLE BELLOUBET
Bonjour.
PATRICK COHEN
Vous souhaitez transformer la justice, vous lancez cinq chantiers de réformes, on verra aussi avec quels moyens. Avant cela, une question d'actualité. Le Parquet national financier vient de réclamer un procès pour Nicolas SARKOZY, dans l'affaire dite Paul BISMUTH, tentative de corruption d'un magistrat de la Cour de cassation. Est-ce que vous y êtes pour quelque chose ?
NICOLE BELLOUBET
Ah je n'y suis strictement pour rien, la justice est indépendante de ce point de vue là, et c'est une affaire, vraiment, qui est gérée directement par le Parquet national financier.
PATRICK COHEN
La justice est indépendante, mais les Parquets sont rattachés au garde des Sceaux.
NICOLE BELLOUBET
Absolument. Il y a évidemment la nécessité de diriger la politique pénale, mais sur les affaires particulières, je n'interviens absolument pas.
PATRICK COHEN
Pour ne pas alimenter ce soupçon, pourquoi ne pas couper le cordon, une fois pour toutes, entre le garde des Sceaux et les Parquets ? Réforme souvent promise, promise par Emmanuel MACRON pendant sa campagne, et jamais concrétisée.
NICOLE BELLOUBET
Eh bien j'espère que ça sera le cas prochainement, avec la révision constitutionnelle que le président de la République a annoncée, et qui traitera, entre autres, des questions de justice, et qui insistera sur cet aspect de la réforme qui est très attendu.
PATRICK COHEN
Quand sera-t-elle présentée ?
NICOLE BELLOUBET
Ecoutez, le président de la République, j'espère, l'annoncera lui-même prochainement.
PATRICK COHEN
Oui, mais pourquoi vous dites « j'espère » ? Parce que ça dépend de la majorité du Congrès, Assemblée et Sénat, qui n'est pas garantie ?
NICOLE BELLOUBET
Il me semble que sur cette question-là, c'est le président de la République et le Premier ministre qui doivent faire les annonces, et donc je leur laisse évidemment le soin de le faire.
PATRICK COHEN
Bon, en tout cas, le projet n'est pas abandonné.
NICOLE BELLOUBET
Absolument, en aucun cas, et c'est au contraire une volonté très forte du président et du Premier ministre.
PATRICK COHEN
Quelle est la priorité, pour vous, alors, garde des Sceaux, Nicole BELLOUBET ?
NICOLE BELLOUBET
Eh bien, pour moi, la priorité c'est de transformer la justice. Je pars d'un constat très simple et qui est très partagé : la justice est trop lente, trop peu lisible pour les citoyens, et souvent trop complexe. Donc, ce que l'on voudrait faire, c'est réellement, de manière extrêmement concrète, faire bouger les choses de ce point de vue là.
PATRICK COHEN
Pour votre prédécesseur, c'était la question des moyens. Vous vous souvenez de Jean-Jacques URVOAS qui parlait de …
NICOLE BELLOUBET
Je me souviens de Jean-Jacques URVOAS.
PATRICK COHEN
... clochardisation de la justice.
NICOLE BELLOUBET
Oui, alors j'ai eu l'occasion de dire que je n'aimais pas ce mot, parce que je crois que les magistrats font un travail de qualité, en revanche il me semble tout à fait nécessaire et c'est bien ce qui a été reconnu par le gouvernement, de donner à la justice les moyens de fonctionner. Je rappelle simplement que l'on a un budget en augmentation sur 2018 de près de 4 %, et ça va continuer dans les années à venir.
PATRICK COHEN
Ça va suffire pour aller plus vite, pour accélérer le cours de la justice ?
NICOLE BELLOUBET
Je pense, si vous voulez, monsieur COHEN, que ce n'est pas la seule chose qui doit être faite, on ne peut pas raisonner qu'en termes de budget, il faut aussi penser en termes d'évolution globale.
PATRICK COHEN
Mais pour que ça marche plus vite pour les citoyens, il faut davantage de moyens. Ça vous a été rappelé par des magistrats. A Nantes, vendredi dernier, quand on vous dit : une personne qui réclame un droit de visite pour ses enfants et qui attend un an et demi pour voir un juge.
NICOLE BELLOUBET
Je ne méconnais pas ce que vous dites, je pense que c'est une question extrêmement sérieuse, je suis persuadé qu'elle ne pourra pas être résolue par l'augmentation de moyens, seulement. Cette année, nous allons créer 100 magistrats supplémentaires, au-delà des départs à la retraite. Nous avons des moyens pour aller plus loin, mais ça ne suffira pas. Il faut vraiment penser en termes de simplification des procédures, en termes de numérisation, cela aussi fera gagner du temps et de la clarté.
PATRICK COHEN
La numérisation, donc, vous croyez à la justice en ligne, la justice dématérialisée, qui...
NICOLE BELLOUBET
Non, ce n'est pas ce que j'ai voulu dire là...
PATRICK COHEN
Non ?
NICOLE BELLOUBET
Je veux dire simplement qu'il faut que le citoyen, par exemple, puisse saisir la juridiction en ligne, qu'il puisse suivre son affaire en ligne. Il faut par exemple que lorsque vous allez déposer plainte à un commissariat, que le dossier qui est constitué là, passe directement chez le juge par voie dématérialisée. Tout cela fera gagner du temps et fera gagner de la lisibilité pour le citoyen. C'est très important.
PATRICK COHEN
Quiconque a fréquenté un lieu de justice, tribunaux, cabinets d'avocats, huissiers, voit ces lieux encombrés de montagnes de papiers. Ça peut changer, ou ça doit changer, ou pas ?
NICOLE BELLOUBET
Ça doit changer.
PATRICK COHEN
Oui.
NICOLE BELLOUBET
Ça doit changer et ça va changer, c'est absolument une évidence. Il y a des, je crois, des moyens puissants qui seront mis sur la numérisation, on va dire 500 millions en cinq ans, sur la justice, c'est une somme tout à fait importante, et il y a des emplois qui sont créés pour penser cette numérisation et la traduire. Et c'est un travail que je mène d'ailleurs collectivement, avec d'autres collègues du gouvernement, notamment avec le ministre de l'Intérieur, sur tout ce qui est numérisation de la procédure pénale pour la partie enquête.
PATRICK COHEN
Au bout du quinquennat, il y aura moins de papiers.
NICOLE BELLOUBET
J'espère que vous pourrez le constater.
PATRICK COHEN
Dans les lieux de justice.
NICOLE BELLOUBET
Absolument.
PATRICK COHEN
Les prisons, Nicole BELLOUBET, 70 000 détenus pour 60 000 places. Quelle est votre philosophie ? Est-ce que c'est celle de la droite qui dit : « Il faut construire, il faut mettre tous les délinquants en prison », ou celle de la gauche, qui dit : « Il faut des alternatives », plus on construit de prisons et plus on les remplit ?
NICOLE BELLOUBET
Ni droite, ni gauche. Je pense que...
PATRICK COHEN
Hhhhh.
NICOLE BELLOUBET
Non, franchement, je pense que ce n'est pas comme ça qu'il faut raisonner. Je pense qu'il faut être extrêmement pragmatique. Nous avons besoin de places de prison, le président s'y est engagé, pour rendre les conditions d'incarcération plus dignes et surtout pour mieux adapter l'enfermement, la détention, aux personnes que nous avons à prendre en charge, qui sont toutes différentes. Donc je pense qu'il faut des places, mais là encore, à soi-seul, ça ne suffira pas, il faut bien entendu jouer sur toutes les peines, et donc nous allons retravailler sur l'échelle des peines. Je pense qu'à côté de la peine d'enfermement, il faut faire monter en puissance d'autres types de peines, comme les travaux d'intérêts généraux, le placement sous bracelet électronique, etc. Je crois qu'il y a vraiment un travail profond à faire, cela fera partie des chantiers de la justice.
PATRICK COHEN
Donc, désengorgement des prisons, et en même temps, construction de nouvelles places.
NICOLE BELLOUBET
Oui, c'est-à-dire, enfin, je pense que les deux mouvements vont de paire, n'est-ce pas, je crois qu'il faut vraiment, je le redis, il faut savoir, il faut que la peine soit adaptée à celui qui la reçoit, et donc il faut vraiment des conditions d'incarcération qui ne soient pas seulement une coupure d'avec la société, mais aussi un travail pour réinsérer dans la société. Cela suppose des lieux qui soient adaptés.
PATRICK COHEN
Et une peine juste, enfin, juste, en tout cas qui soit effectivement appliquée...
NICOLE BELLOUBET
Oui, absolument.
PATRICK COHEN
C'était une expression d'Emmanuel MACRON pendant sa campagne, la vraie peine, toute peine prononcée doit être exécutée, disait-il.
NICOLE BELLOUBET
Si vous voulez, moi je me suis rendu dans des établissements pénitentiaires, et je me souviens très bien à Toulon, avoir rencontré un détenu qui me disait que sa peine avait été prononcée plus de deux ans avant sa mise à exécution. Il y a des délais trop longs, il faut que nous travaillions sur cela pour réduire le délai entre le moment où une peine est prononcée, le moment où elle est mise à exécution. Cela est indispensable et cela se fera d'autant mieux que la diversité des peines sera réellement mise en oeuvre.
PATRICK COHEN
La question de la radicalisation en prison, est-ce que c'est une de vos préoccupations, de vos priorités
NICOLE BELLOUBET
Ah bien sûr. Bien sûr, ce qui s'est passé, ce qui a été révélé hier témoigne évidemment de l'urgence de cette situation.
PATRICK COHEN
Ce sont deux détenus qui avaient prévu de commettre un attentat, dès leur sortie, sortie imminente.
NICOLE BELLOUBET
Oui, je ne veux pas, là, prendre position sur une affaire qui est en cours, mais sur ce qu'elle symbolise, c'est tout à fait important. Ce que je voudrais juste dire ici, c'est d'une part que nous faisons un effort tout à fait considérable sur le renseignement pénitentiaire, avec là encore création d'emploi. Sur ce qui permet de... c'est grâce à cette technique de renseignements que l'on a pu s'apercevoir de ce qui était préparé, donc renseignement pénitentiaire, travail avec les surveillants, puisque c'est eux qui sont les premiers agents de la lutte contre la radicalisation.
PATRICK COHEN
Et là on a vu, sur le quinquennat précédent, deux philosophies, aussi, s'affronter sur la question de la radicalisation, le regroupement des détenus ou leur dispersion.
NICOLE BELLOUBET
Oui, là encore, si vous voulez, nous, nous fonctionnons de la manière suivante : d'une part il y a des quartiers d'évaluation de la radicalisation, quand un détenu arrive, nous passons quatre mois à évaluer son degré de dangerosité, et en fonction de cela, il sera placé, soit à l'isolement, soit en quartier de très haute sécurité, soit mis en cellule normale, mais individuelle toujours, bien sûr.
PATRICK COHEN
Vous avez été associée, consultée, pour l'élaboration de la loi antiterroriste qui remplace l'état d'urgence ?
NICOLE BELLOUBET
Comment pouvez-vous imaginer, qu'il en soit autrement ?
PATRICK COHEN
Eh bien je peux l'imaginer, parce qu'on n'a pas entendu beaucoup la voix du ministère de la Justice.
NICOLE BELLOUBET
C'est parce que vous ne m'avez pas écoutée.
PATRICK COHEN
Ah bon... j'en doute, mais en tout cas ça ne se lit pas forcément dans le dispositif retenu.
NICOLE BELLOUBET
Si vous voulez, dans un travail gouvernemental, comme vous le savez, en amont du projet qui est présenté au Parlement, il y a tout un travail de dialogue dans des réunions interministérielles. Le ministère de la Justice était très présent à ce niveau-là, et nous aboutissons à un texte qui, à la fois, met en place un certain nombre de mesures liées à la situation exigée par les circonstances, mais qui en même temps place des contrôles, à plusieurs niveaux, dont récemment le contrôle du Parlement, l'évaluation, la mise en oeuvre d'une date, qui sera 2020, sur laquelle cette loi sera évaluée et éventuellement prorogée.
PATRICK COHEN
Vous entendez ceux qui crient à la menace pour les libertés publiques, à travers ce texte ? Que leur répondez-vous, Nicole BELLOUBET ?
NICOLE BELLOUBET
Je l'entends, je pense que... Je l'entends parfaitement, et beaucoup de mes collègues universitaires la portent. Je crois qu'il n'y a de liberté que s'il y a un minimum de sécurité, et c'est l'équilibre que ce texte tente d'établir, et que je crois qu'il établit.
PATRICK COHEN
Il est équilibré, selon vous ?
NICOLE BELLOUBET
Selon moi, oui.
PATRICK COHEN
La carte judiciaire, y aura-t-il des fermetures de tribunaux ?
NICOLE BELLOUBET
Alors je le dis, je le redis : il n'y aura fermeture d'aucun lieu de justice. Ce que je veux simplement dire, parce que cela fera partie d'un des chantiers de la justice, c'est qu'à partir du moment où on a une réflexion globale sur le fonctionnement de la justice, à partir du moment où on parle de numérisation, de simplification, forcément, cela aura des conséquences sur l'activité conduite dans les tribunaux, et c'est à cela que nous réfléchirons en concertation avec....
PATRICK COHEN
C'est-à-dire des réductions d'effectifs, ici ou là, ou des modifications de sièges de cours d'appel, des choses comme ça.
NICOLE BELLOUBET
Non, je n'irai pas là où vous allez, je pense qu'il y a une réflexion à conduire. Je laisse la mission qui est en charge de cette réflexion, avec deux anciens présidents de la Commission des lois, monsieur HOUILLON et monsieur RAIMBOURG, conduire leur réflexion et nous verrons donc au mois de janvier.
PATRICK COHEN
Ce sera en janvier. Merci Nicole BELLOUBET, ministre de la Justice...
NICOLE BELLOUBET
Merci à vous.
Source : Service d'information du Gouvernement, le 11 octobre 2017