Texte intégral
Extraits de l'interview à Canal Plus le 18 novembre 2001 :
Q - Je vous demande d'accueillir comme il se doit M. Hubert Védrine.
R - C'est un accueil sympathique.
Q - Est-ce qu'on peut se réjouir là en se disant que la guerre est finie ?
R - Non, elle n'est pas finie mais il faut se réjouir parce qu'un des objectifs qui était de faire tomber ce régime taleb à partir duquel l'organisation terroriste de Ben Laden, Al Qaïda, avait pu se développer et atteindre ce pouvoir terrifiant de destruction, il fallait que ce régime tombe. Il fallait atteindre cet objectif et c'est bien qu'il soit atteint. Et maintenant il ne faut pas rater les rendez-vous non plus.
Q - Les prochains rendez-vous c'est quoi ? Puisqu'on a déclaré la guerre à toutes les formes de terrorisme, ça peut nous emmener quand même très loin, non ?
R - Il y a plusieurs choses. D'abord il faut vraiment que le système Al Qaïda soit mis hors d'état de nuire. Et là, il y a des actions militaires, essentiellement américaines, qui vont se poursuivre sur cet aspect très ciblé. Par ailleurs, il y a la lutte contre le terrorisme d'une façon générale, c'est beaucoup plus vaste. C'est la lutte contre les réseaux, la lutte contre les financements du terrorisme, c'est un travail dans la durée, c'est une coopération beaucoup plus pointue entre les polices, les justices, les services fiscaux, etc. Et puis lutter contre le terrorisme, c'est aussi régler ou résoudre les problèmes dont les terroristes se servent, même si ce sont des arguments ou des prétextes. Il y a quand même dans le monde énormément d'injustices, de situations intolérables utilisables par des terrorismes potentiels. Il faut les traiter. Et nous, les Français nous n'avons pas attendu le 11 septembre pour le découvrir et pour le dire. Donc on va continuer comme avant mais avec peut-être encore plus d'énergie.
Q - Mais quand tu dis qu'on n'a pas attendu pour s'occuper de chercher à créer un monde meilleur, etc., c'est vrai ça ? Il n'a pas fallu quand même que les tours tombent pour que les gens se rendent compte que, finalement, on dit qu'on va accoucher d'un monde nouveau. C'est quand même un peu finalement à cause de ça, non ? On entendu ça un peu partout dans le monde.
R - Prenons quelques problèmes. Le Proche-Orient, le conflit du Proche-Orient. La France a proposé, depuis mars 1982, un discours de François Mitterrand, en Israël, à la Knesset, qu'il y ait un Etat palestinien, parce que, selon notre analyse, c'est d'abord un droit pour les Palestiniens, cela serait plus juste pour eux et cela renforcerait la sécurité d'Israël. Pendant longtemps on a été attaqué à cause de ça, il y a eu des polémiques. Mais depuis 1999 c'est le point de vue de tous les Européens. Et maintenant le président Bush lui-même, à l'ONU, cette semaine, à New York, où j'étais, a dit : l'Etat palestinien, c'est un objectif pour les Etats-Unis. C'est un exemple typique où la France a dit des choses très longtemps à l'avance. Là non plus on n'a pas attendu septembre 2001 pour dire : tiens, il y a des problèmes dont il faudrait s'occuper. Et je pourrais parler de l'Afrique des Grands lacs, je pourrais parler de beaucoup de choses.
Q - Pour revenir en Afghanistan, comment ça se fait que les Taleban aient disparu aussi vite ?
R - Les Taleban, à l'origine, c'était un petit groupe en fait, et ils ont pris le pouvoir parce que les Afghans étaient absolument exténués par les guerres civiles et quand les Taleban sont arrivés au début, les Afghans n'ont pas vu leur conception complètement primitive et absurde sur la vie sociale, ils ont eu la paix. Aujourd'hui il n'y a pas plein de gens qui étaient des Taleban de circonstances et qui ont laissé tombé. Donc tout s'est écroulé presque sans combat en grande partie.
Q - Donc il n'y a pas de danger de les retrouver cachés dans les montagnes dans les mois qui viennent comme, à son époque l'Alliance du nord qui mène une guérilla ?
R - On ne peut pas exclure qu'il reste des groupes de Taleban très motivés. Il y a notamment des sortes de légions arabes parce qu'il y a des extrémistes venus de pays arabes qui étaient venus combattre avec Ben Laden en Afghanistan. Alors ils ne savent pas où aller d'abord et ils vont peut-être poursuivre les guérillas dans les montagnes, ce n'est pas exclu. Mais je ne pense pas que ça ait une signification militaire. Très vite, dans les jours qui viennent, l'Afghanistan tout entier va être sous le contrôle soit de l'Alliance du nord, soit de chefs pachtounes. Et c'est tous ces gens-là que nous voudrions rassembler pour qu'ils bâtissent un Afghanistan nouveau et pour qu'ils ne recommencent pas leur guerre civile notamment.
Q - Et comment va-t-on faire justement pour qu'ils ne la recommencent pas ?
R - Eh bien ils ont beaucoup à perdre à recommencer, beaucoup à gagner s'ils s'engagent dans ce qu'on leur demande de faire, notamment l'ONU. Jamais le monde n'a été aussi mobilisé pour l'Afghanistan et, depuis que ce pays est massacré par les guerres étrangères, les guerres civiles, la sécheresse, c'est vraiment un pays martyr. Mais depuis ces vingt ou trente années, il n'y a jamais eu autant de disponibilités mondiales. Il ne faut pas qu'ils ratent le coche.
Q - Alors si demain on capture Ben Laden, si demain on met hors d'état de nuire Al Qaïda et qu'il y a, à nouveau, un attentat comme celui du 11 septembre, on fait quoi ?
R - Aucun spécialiste de ces questions dans le monde pense que des réseaux de terroristes aient l'organisation, les moyens, le fanatisme comparables à cela. Mais là il y avait quand même une organisation qui avait atteint un niveau tout à fait extravagant de puissance et de nuisance. C'est pour ça d'ailleurs qu'il y a eu un élan mondial en disant : il faut arrêter ça, il faut vraiment tous les moyens pour casser ça. Cela revient à ce qu'on disait au début, il faut lutter contre le terrorisme dans la durée, sur tous les plans, mais y compris en traitant les causes.
Q - Mais est-ce que des Etats comme par exemple les Etats-Unis, la France et la Syrie peuvent se mettre d'accord sur ce qu'est le terrorisme ?
R - Il ne faut pas s'obnubiler sur les quelques cas où il y a des désaccords, il faut voir la force globale de la coalition contre le terrorisme. Mais il faut lui donner de la force dans la durée. J'ai dit, il y a quelques jours, quand j'ai fait, à l'ONU, le discours pour la France, comme on le fait chaque année, j'ai dit que la coalition durerait si on était capable de compléter la coalition contre le terrorisme par une coalition pour, pour quelque chose, pour la paix et la sécurité au Proche-Orient, pour un monde meilleur, si on veut regrouper tout cela sous un seul chapitre. Il y a beaucoup de choses à faire. Il ne faut pas que ce soit une coalition simplement en défense.
Q - Tu as vu que le mollah Omar continue de promettre la destruction totale de l'Amérique ? Et Ben Laden dit qu'il a l'arme chimique, l'arme nucléaire. Tu y crois à tout ça ?
R - Non. Non, je ne peux pas prouver qu'ils n'ont pas essayé de se procurer telle ou telle arme de destruction massive. Quand on voit un peu leur délire idéologique, ce n'est pas exclu. Mais je ne crois pas du tout qu'ils aient cette capacité, je pense que c'est une fuite en avant verbale, parce qu'ils sont acculés.
Q - Depuis le début de la crise, on a vu le président de la République, Jacques Chirac, partout dans le monde. Cela a dû rassurer le diplomate que tu es, mais peut-être énerver un peu le militant socialiste, non ?
R - La cohabitation est fondée sur un exercice en commun de cette responsabilité et de cette politique internationale. Et cela marche, dans l'intérêt de la France, depuis quatre ans et demi, et cela continue comme ça. Le Président dans ses voyages, le Premier ministre en dirigeant l'action du gouvernement pour que les Français puissent bénéficier de la plus grande sécurité possible, moi-même dans mes déplacements dans tous ces pays ou, comme cette semaine, à New York, nous mettons en oeuvre la politique de la France.
Q - A propos du crash de l'avion, l'Airbus A300 à New York, on dit, donc, que c'est un accident. Si ç'avait été un attentat, est-ce que les Américains pourraient le dire, de toute façon ?
R - Oui. Oui parce que, dans le système américain, je ne vois pas comment cela pourrait être caché.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 20 novembre 2001)
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Interview au quotidien italien "Corriere della Sera" à Paris le 18 novembre 2001 :
Q - Après le 11 septembre, considérez-vous comme toujours d'actualité votre définition des Etats-Unis comme "hyperpuissance", concept qui implique la nécessité d'un rééquilibrage dans un système de rapports multilatéraux ?
R - Le concept de superpuissance est dépassé, parce qu'il fait penser à des équilibres militaires et à la guerre froide. C'est pour cela que j'ai parlé d'hyperpuissance. En français, le concept n'a pas de signification négative, mais est plus vaste: c'est une définition objective de la situation. Une autre chose est l'espoir de construire un monde plus équilibré dans les relations internationales. Le monde ne fonctionne pas si un pays fait prévaloir sa propre conception à tous les niveaux. Le 11 septembre a provoqué un choc, mais ce problème existait déjà auparavant. Il suffit de penser au débat sur la mondialisation, qui implique la nécessité d'une approche multipolaire et, j'ajoute, coopérative, tandis que les Américains, historiquement, préfèrent une attitude unilatérale. Comme partenaire ("partner") et comme amis, nous espérons les convaincre d'une approche différente.
Q - Dans ce scénario, le poids de l'Europe risque d'être faible : à cause des différentes conceptions de la Maison commune, ou plutôt, de la difficulté à développer une politique étrangère commune ?
R - Le poids de l'Europe est déjà considérable. Il suffit de rappeler le travail accompli dans les Balkans, qui est le fruit d'une union de volonté. L'Union politique est un concept en évolution, dont le poids dépend du renforcement de la cohésion. En politique étrangère, il n'est pas possible de réglementer les mentalités. On trouve un terrain commun par le dépassement des différences. Sur le Moyen-Orient, on a trouvé par exemple une ample convergence de vues.
Q - La solidarité dans les rapports avec les Etats-Unis semble avoir fait disparaître en France la traditionnelle attitude de défiance ou, si vous préférez, de défense d'une autonomie et d'une identité propres. "Nous sommes tous américains ?".
R - Sur le plan humain, nous nous sentons tous new-yorkais. C'est une formule que je considère valable pour décrire notre attitude : ami, allié, non aligné. La solidarité est énorme, nous sommes d'accord sur beaucoup de choses, mais le désaccord n'est pas un drame ou une tragédie. Cela signifie respect de notre identité et liberté de décision. Par exemple, nous sommes en faveur du Protocole de Kyoto que les Etats-Unis ne veulent pas signer.
Q - A propos d'environnement et des autres questions mondiales, le terrorisme et la guerre semblent les avoir relégués au second plan.
R - C'est justement le contraire, parce que les problèmes auxquels le monde était confronté avant le 11 septembre sont toujours manifestes et présents. La lutte contre le terrorisme est une raison de plus pour les affronter. Tel a été le sens de mon intervention à l'ONU. Nous avons beaucoup de motifs supplémentaires pour construire un monde plus équilibré et pour affronter les crises régionales. La coalition qui s'est constituée contre le terrorisme doit être aussi une coalition pour un monde plus juste.
Q - Selon les sondages, en France comme en Italie et dans d'autres pays européens sont apparues des perplexités et crises de conscience, tant pour les conséquences des bombardements sur la population civile que sur la participation militaire.
R - Ce ne sont pas des sentiments majoritaires. La majorité des européens a ressenti que la réaction américaine était légitime. Le débat est désormais dépassé par la chute du régime des Taleban. A présent, nous devons penser à l'avenir de l'Afghanistan, empêcher que recommence une guerre civile, favoriser au plus vite un accord entre les différentes factions et ethnies. Ceci doit être un message clair pour tous les dirigeants afghans. Et ceci est le rôle fondamental des Nations unies. Avant même les bombardements, la France a présenté un plan qui favorise une solution politique et la stabilité dans la région. La traque de Ben Laden doit continuer, mais nous ne pouvons pas attendre la fin des actions militaires pour penser à l'avenir. Et il est urgent d'assurer la sécurité par le déploiement de la force multinationale.
Q - Vous ne croyez pas que doivent cesser les bombardements ?
R - C'est une décision qui revient aux américains. Sur le plan de la sécurité sur le terrain, une participation militaire plus large est nécessaire.
Q - Le Conseil européen de Gand a mis en évidence la volonté de quelques pays de compter plus, avec des réunions à trois (France, Royaume-Uni, Allemagne), puis étendues à quatre (Italie) et à cinq (Espagne). Selon beaucoup d'observateurs, la France serait justement le pays le plus préoccupé de son propre poids et de sa propre image...
R - Dans la vie européenne, il y a toujours eu des consultations par groupes, sur diverses questions. Les ministres des Affaires étrangères se parlent dans le groupe de contact. Le Bénélux se consulte sur d'autres problèmes. Il n'y a pas lieu de donner des interprétations tragiques ou de penser à l'existence d'un directoire. Ce n'est pas une question d'image, mais de rôles et de stratégies.
Q - Et pourtant, se sont créés des malentendus dans les rapports traditionnels d'amitié avec l'Italie. A la veille de l'importante rencontre entre nos deux pays, comment les dissiper ?
R - S'il y a eu des méprises, ce sera l'occasion, mais il n'y a pas lieu de tirer des conclusions théoriques de la discussion de Gand.
Q - Entre l'Italie et la France se profile un désaccord concernant la participation italienne sur le projet militaire Airbus 400. Une réflexion est également en cours en Allemagne.
R - C'est une question sérieuse. J'espère que l'Italie confirmera sa participation, ainsi que l'Allemagne. C'est un projet fondamental pour l'Europe de la défense et aussi, pour l'industrie européenne. Il a une concurrence vive et il y a des coûts. Mais l'objectif politique a un prix. Cela dépend si nous voulons avoir une défense européenne seulement comme clients, ou aussi comme constructeurs, ingénieurs, techniciens. C'est pourquoi j'espère que l'Italie fera un choix européen. Je dois donner acte du grand engagement européen de votre ministre des Affaires étrangères Renato Ruggiero, sur cette question comme sur les autres.
Q - Est-ce vrai que même en France, par le passé, ont été examinées d'autres solutions ?
R - Sur tous les projets, il y a des discussions et des avis divers. Mais ensuite, il y a une décision finale.
Q - Même en France, les avis ne sont pas toujours unanimes, surtout en période de campagne électorale. Que pèse la concurrence entre présidence et gouvernement dans les grands choix de politique étrangère ?
R - A partir de 1997, le président et le Premier ministre ont choisi de gérer ensemble les questions internationales dans l'intérêt de la France. Les divergences ne seraient pas bien perçues par les Français. Il est vrai que sur différentes questions, il y a des approches différentes. Mais la France s'est toujours exprimée d'une seule voix. La cohabitation a été créée par les Français, par leurs suffrages, même si cela n'est pas une situation facile. Durant la campagne électorale, les différences seront plus marquées, parce que les candidats soutiendront leur propre vision pour l'avenir du pays.
Q - En France vivent environ cinq millions de musulmans, la plus grande communauté en Europe. La guerre contre le terrorisme a créé des tensions dans la société civile ?
R - En général, les musulmans de France n'ont manifesté aucune sympathie pour le terrorisme et ont au contraire approuvé les choix du pays. Ils ont réagi comme français, parce qu'ils sont français. Il y a eu de la part de tous une extrême attention à éviter une quelconque confusion entre islam et terrorisme. Il n'y a aucune relation entre la question du terrorisme et certaines tensions sociales dans nos banlieues, liées aux problèmes d'intégration et d'emploi.
Q - Comme les autres dirigeants européens, vous avez accompli une intense tournée de consultations dans les pays arabes et au Moyen-Orient. Jusqu'à quel point sont partagées les valeurs au nom desquelles on combat le terrorisme ?
R - Tous les dirigeants arabes et musulmans ont pris des positions courageuses, indépendamment de leurs opinions publiques et des manifestations de rue. Même l'action militaire a été comprise, avec un sens des responsabilités très fort. Justement, tous soulignent la nécessité de résoudre le problème du Moyen-Orient. Il n'y a pas de relation directe avec le terrorisme, mais cela crée une tension politique permanente dans les relations avec l'Occident. Il y a un autre point très important : l'adhésion à la lutte contre le financement du terrorisme. Ces pays nous disent que tous doivent faire leur part. Je pense qu'il y a aussi la disponibilité à parvenir à des conventions internationales en matière de législation anti-terroriste.
Q - Dans les dix dernières années, l'Occident a dû faire trois guerres qui ont mis en évidence des alliances controversées avec le monde musulman. Parfois, les amis d'hier sont devenus les ennemis d'aujourd'hui. Etes-vous d'accord sur le fait que le 11 septembre est aussi le résultat de mauvais choix et de comportements désinvoltes, par exemple dans les rapports avec le régime des Taleban ?
R - Le terrorisme et le fanatisme religieux existeraient aussi sans les erreurs politiques et sans prétextes. Par ailleurs, il y a des crises régionales et des situations d'injustice qui créent un terrain propice. En outre, il y a eu des erreurs, politiques et de myopie. Je ne pense pas que ce fut une erreur de soutenir les moudjahidins contre l'Union soviétique, je pense que ce fut une erreur d'abandonner aussitôt après l'Afghanistan à son destin. Une erreur qu'il ne faut pas commettre aujourd'hui. De même qu'il n'était pas nécessaire d'attendre le 11 septembre pour soutenir que l'Etat palestinien n'était pas le problème mais la solution, tant pour les Palestiniens que pour les Israéliens. La France, en vérité, le dit depuis des années. Il y a encore beaucoup à faire pour que le monde retrouve un consensus universel sur les valeurs pour lesquelles il combat aujourd'hui le terrorisme
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 20 novembre 2001)
Q - Je vous demande d'accueillir comme il se doit M. Hubert Védrine.
R - C'est un accueil sympathique.
Q - Est-ce qu'on peut se réjouir là en se disant que la guerre est finie ?
R - Non, elle n'est pas finie mais il faut se réjouir parce qu'un des objectifs qui était de faire tomber ce régime taleb à partir duquel l'organisation terroriste de Ben Laden, Al Qaïda, avait pu se développer et atteindre ce pouvoir terrifiant de destruction, il fallait que ce régime tombe. Il fallait atteindre cet objectif et c'est bien qu'il soit atteint. Et maintenant il ne faut pas rater les rendez-vous non plus.
Q - Les prochains rendez-vous c'est quoi ? Puisqu'on a déclaré la guerre à toutes les formes de terrorisme, ça peut nous emmener quand même très loin, non ?
R - Il y a plusieurs choses. D'abord il faut vraiment que le système Al Qaïda soit mis hors d'état de nuire. Et là, il y a des actions militaires, essentiellement américaines, qui vont se poursuivre sur cet aspect très ciblé. Par ailleurs, il y a la lutte contre le terrorisme d'une façon générale, c'est beaucoup plus vaste. C'est la lutte contre les réseaux, la lutte contre les financements du terrorisme, c'est un travail dans la durée, c'est une coopération beaucoup plus pointue entre les polices, les justices, les services fiscaux, etc. Et puis lutter contre le terrorisme, c'est aussi régler ou résoudre les problèmes dont les terroristes se servent, même si ce sont des arguments ou des prétextes. Il y a quand même dans le monde énormément d'injustices, de situations intolérables utilisables par des terrorismes potentiels. Il faut les traiter. Et nous, les Français nous n'avons pas attendu le 11 septembre pour le découvrir et pour le dire. Donc on va continuer comme avant mais avec peut-être encore plus d'énergie.
Q - Mais quand tu dis qu'on n'a pas attendu pour s'occuper de chercher à créer un monde meilleur, etc., c'est vrai ça ? Il n'a pas fallu quand même que les tours tombent pour que les gens se rendent compte que, finalement, on dit qu'on va accoucher d'un monde nouveau. C'est quand même un peu finalement à cause de ça, non ? On entendu ça un peu partout dans le monde.
R - Prenons quelques problèmes. Le Proche-Orient, le conflit du Proche-Orient. La France a proposé, depuis mars 1982, un discours de François Mitterrand, en Israël, à la Knesset, qu'il y ait un Etat palestinien, parce que, selon notre analyse, c'est d'abord un droit pour les Palestiniens, cela serait plus juste pour eux et cela renforcerait la sécurité d'Israël. Pendant longtemps on a été attaqué à cause de ça, il y a eu des polémiques. Mais depuis 1999 c'est le point de vue de tous les Européens. Et maintenant le président Bush lui-même, à l'ONU, cette semaine, à New York, où j'étais, a dit : l'Etat palestinien, c'est un objectif pour les Etats-Unis. C'est un exemple typique où la France a dit des choses très longtemps à l'avance. Là non plus on n'a pas attendu septembre 2001 pour dire : tiens, il y a des problèmes dont il faudrait s'occuper. Et je pourrais parler de l'Afrique des Grands lacs, je pourrais parler de beaucoup de choses.
Q - Pour revenir en Afghanistan, comment ça se fait que les Taleban aient disparu aussi vite ?
R - Les Taleban, à l'origine, c'était un petit groupe en fait, et ils ont pris le pouvoir parce que les Afghans étaient absolument exténués par les guerres civiles et quand les Taleban sont arrivés au début, les Afghans n'ont pas vu leur conception complètement primitive et absurde sur la vie sociale, ils ont eu la paix. Aujourd'hui il n'y a pas plein de gens qui étaient des Taleban de circonstances et qui ont laissé tombé. Donc tout s'est écroulé presque sans combat en grande partie.
Q - Donc il n'y a pas de danger de les retrouver cachés dans les montagnes dans les mois qui viennent comme, à son époque l'Alliance du nord qui mène une guérilla ?
R - On ne peut pas exclure qu'il reste des groupes de Taleban très motivés. Il y a notamment des sortes de légions arabes parce qu'il y a des extrémistes venus de pays arabes qui étaient venus combattre avec Ben Laden en Afghanistan. Alors ils ne savent pas où aller d'abord et ils vont peut-être poursuivre les guérillas dans les montagnes, ce n'est pas exclu. Mais je ne pense pas que ça ait une signification militaire. Très vite, dans les jours qui viennent, l'Afghanistan tout entier va être sous le contrôle soit de l'Alliance du nord, soit de chefs pachtounes. Et c'est tous ces gens-là que nous voudrions rassembler pour qu'ils bâtissent un Afghanistan nouveau et pour qu'ils ne recommencent pas leur guerre civile notamment.
Q - Et comment va-t-on faire justement pour qu'ils ne la recommencent pas ?
R - Eh bien ils ont beaucoup à perdre à recommencer, beaucoup à gagner s'ils s'engagent dans ce qu'on leur demande de faire, notamment l'ONU. Jamais le monde n'a été aussi mobilisé pour l'Afghanistan et, depuis que ce pays est massacré par les guerres étrangères, les guerres civiles, la sécheresse, c'est vraiment un pays martyr. Mais depuis ces vingt ou trente années, il n'y a jamais eu autant de disponibilités mondiales. Il ne faut pas qu'ils ratent le coche.
Q - Alors si demain on capture Ben Laden, si demain on met hors d'état de nuire Al Qaïda et qu'il y a, à nouveau, un attentat comme celui du 11 septembre, on fait quoi ?
R - Aucun spécialiste de ces questions dans le monde pense que des réseaux de terroristes aient l'organisation, les moyens, le fanatisme comparables à cela. Mais là il y avait quand même une organisation qui avait atteint un niveau tout à fait extravagant de puissance et de nuisance. C'est pour ça d'ailleurs qu'il y a eu un élan mondial en disant : il faut arrêter ça, il faut vraiment tous les moyens pour casser ça. Cela revient à ce qu'on disait au début, il faut lutter contre le terrorisme dans la durée, sur tous les plans, mais y compris en traitant les causes.
Q - Mais est-ce que des Etats comme par exemple les Etats-Unis, la France et la Syrie peuvent se mettre d'accord sur ce qu'est le terrorisme ?
R - Il ne faut pas s'obnubiler sur les quelques cas où il y a des désaccords, il faut voir la force globale de la coalition contre le terrorisme. Mais il faut lui donner de la force dans la durée. J'ai dit, il y a quelques jours, quand j'ai fait, à l'ONU, le discours pour la France, comme on le fait chaque année, j'ai dit que la coalition durerait si on était capable de compléter la coalition contre le terrorisme par une coalition pour, pour quelque chose, pour la paix et la sécurité au Proche-Orient, pour un monde meilleur, si on veut regrouper tout cela sous un seul chapitre. Il y a beaucoup de choses à faire. Il ne faut pas que ce soit une coalition simplement en défense.
Q - Tu as vu que le mollah Omar continue de promettre la destruction totale de l'Amérique ? Et Ben Laden dit qu'il a l'arme chimique, l'arme nucléaire. Tu y crois à tout ça ?
R - Non. Non, je ne peux pas prouver qu'ils n'ont pas essayé de se procurer telle ou telle arme de destruction massive. Quand on voit un peu leur délire idéologique, ce n'est pas exclu. Mais je ne crois pas du tout qu'ils aient cette capacité, je pense que c'est une fuite en avant verbale, parce qu'ils sont acculés.
Q - Depuis le début de la crise, on a vu le président de la République, Jacques Chirac, partout dans le monde. Cela a dû rassurer le diplomate que tu es, mais peut-être énerver un peu le militant socialiste, non ?
R - La cohabitation est fondée sur un exercice en commun de cette responsabilité et de cette politique internationale. Et cela marche, dans l'intérêt de la France, depuis quatre ans et demi, et cela continue comme ça. Le Président dans ses voyages, le Premier ministre en dirigeant l'action du gouvernement pour que les Français puissent bénéficier de la plus grande sécurité possible, moi-même dans mes déplacements dans tous ces pays ou, comme cette semaine, à New York, nous mettons en oeuvre la politique de la France.
Q - A propos du crash de l'avion, l'Airbus A300 à New York, on dit, donc, que c'est un accident. Si ç'avait été un attentat, est-ce que les Américains pourraient le dire, de toute façon ?
R - Oui. Oui parce que, dans le système américain, je ne vois pas comment cela pourrait être caché.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 20 novembre 2001)
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Interview au quotidien italien "Corriere della Sera" à Paris le 18 novembre 2001 :
Q - Après le 11 septembre, considérez-vous comme toujours d'actualité votre définition des Etats-Unis comme "hyperpuissance", concept qui implique la nécessité d'un rééquilibrage dans un système de rapports multilatéraux ?
R - Le concept de superpuissance est dépassé, parce qu'il fait penser à des équilibres militaires et à la guerre froide. C'est pour cela que j'ai parlé d'hyperpuissance. En français, le concept n'a pas de signification négative, mais est plus vaste: c'est une définition objective de la situation. Une autre chose est l'espoir de construire un monde plus équilibré dans les relations internationales. Le monde ne fonctionne pas si un pays fait prévaloir sa propre conception à tous les niveaux. Le 11 septembre a provoqué un choc, mais ce problème existait déjà auparavant. Il suffit de penser au débat sur la mondialisation, qui implique la nécessité d'une approche multipolaire et, j'ajoute, coopérative, tandis que les Américains, historiquement, préfèrent une attitude unilatérale. Comme partenaire ("partner") et comme amis, nous espérons les convaincre d'une approche différente.
Q - Dans ce scénario, le poids de l'Europe risque d'être faible : à cause des différentes conceptions de la Maison commune, ou plutôt, de la difficulté à développer une politique étrangère commune ?
R - Le poids de l'Europe est déjà considérable. Il suffit de rappeler le travail accompli dans les Balkans, qui est le fruit d'une union de volonté. L'Union politique est un concept en évolution, dont le poids dépend du renforcement de la cohésion. En politique étrangère, il n'est pas possible de réglementer les mentalités. On trouve un terrain commun par le dépassement des différences. Sur le Moyen-Orient, on a trouvé par exemple une ample convergence de vues.
Q - La solidarité dans les rapports avec les Etats-Unis semble avoir fait disparaître en France la traditionnelle attitude de défiance ou, si vous préférez, de défense d'une autonomie et d'une identité propres. "Nous sommes tous américains ?".
R - Sur le plan humain, nous nous sentons tous new-yorkais. C'est une formule que je considère valable pour décrire notre attitude : ami, allié, non aligné. La solidarité est énorme, nous sommes d'accord sur beaucoup de choses, mais le désaccord n'est pas un drame ou une tragédie. Cela signifie respect de notre identité et liberté de décision. Par exemple, nous sommes en faveur du Protocole de Kyoto que les Etats-Unis ne veulent pas signer.
Q - A propos d'environnement et des autres questions mondiales, le terrorisme et la guerre semblent les avoir relégués au second plan.
R - C'est justement le contraire, parce que les problèmes auxquels le monde était confronté avant le 11 septembre sont toujours manifestes et présents. La lutte contre le terrorisme est une raison de plus pour les affronter. Tel a été le sens de mon intervention à l'ONU. Nous avons beaucoup de motifs supplémentaires pour construire un monde plus équilibré et pour affronter les crises régionales. La coalition qui s'est constituée contre le terrorisme doit être aussi une coalition pour un monde plus juste.
Q - Selon les sondages, en France comme en Italie et dans d'autres pays européens sont apparues des perplexités et crises de conscience, tant pour les conséquences des bombardements sur la population civile que sur la participation militaire.
R - Ce ne sont pas des sentiments majoritaires. La majorité des européens a ressenti que la réaction américaine était légitime. Le débat est désormais dépassé par la chute du régime des Taleban. A présent, nous devons penser à l'avenir de l'Afghanistan, empêcher que recommence une guerre civile, favoriser au plus vite un accord entre les différentes factions et ethnies. Ceci doit être un message clair pour tous les dirigeants afghans. Et ceci est le rôle fondamental des Nations unies. Avant même les bombardements, la France a présenté un plan qui favorise une solution politique et la stabilité dans la région. La traque de Ben Laden doit continuer, mais nous ne pouvons pas attendre la fin des actions militaires pour penser à l'avenir. Et il est urgent d'assurer la sécurité par le déploiement de la force multinationale.
Q - Vous ne croyez pas que doivent cesser les bombardements ?
R - C'est une décision qui revient aux américains. Sur le plan de la sécurité sur le terrain, une participation militaire plus large est nécessaire.
Q - Le Conseil européen de Gand a mis en évidence la volonté de quelques pays de compter plus, avec des réunions à trois (France, Royaume-Uni, Allemagne), puis étendues à quatre (Italie) et à cinq (Espagne). Selon beaucoup d'observateurs, la France serait justement le pays le plus préoccupé de son propre poids et de sa propre image...
R - Dans la vie européenne, il y a toujours eu des consultations par groupes, sur diverses questions. Les ministres des Affaires étrangères se parlent dans le groupe de contact. Le Bénélux se consulte sur d'autres problèmes. Il n'y a pas lieu de donner des interprétations tragiques ou de penser à l'existence d'un directoire. Ce n'est pas une question d'image, mais de rôles et de stratégies.
Q - Et pourtant, se sont créés des malentendus dans les rapports traditionnels d'amitié avec l'Italie. A la veille de l'importante rencontre entre nos deux pays, comment les dissiper ?
R - S'il y a eu des méprises, ce sera l'occasion, mais il n'y a pas lieu de tirer des conclusions théoriques de la discussion de Gand.
Q - Entre l'Italie et la France se profile un désaccord concernant la participation italienne sur le projet militaire Airbus 400. Une réflexion est également en cours en Allemagne.
R - C'est une question sérieuse. J'espère que l'Italie confirmera sa participation, ainsi que l'Allemagne. C'est un projet fondamental pour l'Europe de la défense et aussi, pour l'industrie européenne. Il a une concurrence vive et il y a des coûts. Mais l'objectif politique a un prix. Cela dépend si nous voulons avoir une défense européenne seulement comme clients, ou aussi comme constructeurs, ingénieurs, techniciens. C'est pourquoi j'espère que l'Italie fera un choix européen. Je dois donner acte du grand engagement européen de votre ministre des Affaires étrangères Renato Ruggiero, sur cette question comme sur les autres.
Q - Est-ce vrai que même en France, par le passé, ont été examinées d'autres solutions ?
R - Sur tous les projets, il y a des discussions et des avis divers. Mais ensuite, il y a une décision finale.
Q - Même en France, les avis ne sont pas toujours unanimes, surtout en période de campagne électorale. Que pèse la concurrence entre présidence et gouvernement dans les grands choix de politique étrangère ?
R - A partir de 1997, le président et le Premier ministre ont choisi de gérer ensemble les questions internationales dans l'intérêt de la France. Les divergences ne seraient pas bien perçues par les Français. Il est vrai que sur différentes questions, il y a des approches différentes. Mais la France s'est toujours exprimée d'une seule voix. La cohabitation a été créée par les Français, par leurs suffrages, même si cela n'est pas une situation facile. Durant la campagne électorale, les différences seront plus marquées, parce que les candidats soutiendront leur propre vision pour l'avenir du pays.
Q - En France vivent environ cinq millions de musulmans, la plus grande communauté en Europe. La guerre contre le terrorisme a créé des tensions dans la société civile ?
R - En général, les musulmans de France n'ont manifesté aucune sympathie pour le terrorisme et ont au contraire approuvé les choix du pays. Ils ont réagi comme français, parce qu'ils sont français. Il y a eu de la part de tous une extrême attention à éviter une quelconque confusion entre islam et terrorisme. Il n'y a aucune relation entre la question du terrorisme et certaines tensions sociales dans nos banlieues, liées aux problèmes d'intégration et d'emploi.
Q - Comme les autres dirigeants européens, vous avez accompli une intense tournée de consultations dans les pays arabes et au Moyen-Orient. Jusqu'à quel point sont partagées les valeurs au nom desquelles on combat le terrorisme ?
R - Tous les dirigeants arabes et musulmans ont pris des positions courageuses, indépendamment de leurs opinions publiques et des manifestations de rue. Même l'action militaire a été comprise, avec un sens des responsabilités très fort. Justement, tous soulignent la nécessité de résoudre le problème du Moyen-Orient. Il n'y a pas de relation directe avec le terrorisme, mais cela crée une tension politique permanente dans les relations avec l'Occident. Il y a un autre point très important : l'adhésion à la lutte contre le financement du terrorisme. Ces pays nous disent que tous doivent faire leur part. Je pense qu'il y a aussi la disponibilité à parvenir à des conventions internationales en matière de législation anti-terroriste.
Q - Dans les dix dernières années, l'Occident a dû faire trois guerres qui ont mis en évidence des alliances controversées avec le monde musulman. Parfois, les amis d'hier sont devenus les ennemis d'aujourd'hui. Etes-vous d'accord sur le fait que le 11 septembre est aussi le résultat de mauvais choix et de comportements désinvoltes, par exemple dans les rapports avec le régime des Taleban ?
R - Le terrorisme et le fanatisme religieux existeraient aussi sans les erreurs politiques et sans prétextes. Par ailleurs, il y a des crises régionales et des situations d'injustice qui créent un terrain propice. En outre, il y a eu des erreurs, politiques et de myopie. Je ne pense pas que ce fut une erreur de soutenir les moudjahidins contre l'Union soviétique, je pense que ce fut une erreur d'abandonner aussitôt après l'Afghanistan à son destin. Une erreur qu'il ne faut pas commettre aujourd'hui. De même qu'il n'était pas nécessaire d'attendre le 11 septembre pour soutenir que l'Etat palestinien n'était pas le problème mais la solution, tant pour les Palestiniens que pour les Israéliens. La France, en vérité, le dit depuis des années. Il y a encore beaucoup à faire pour que le monde retrouve un consensus universel sur les valeurs pour lesquelles il combat aujourd'hui le terrorisme
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 20 novembre 2001)