Déclarations de Mme Simone Veil, ministre des affaires sociales, de la santé et de la ville, sur les réflexions à mener et les mesures prises en matière de lutte contre la toxicomanie, Paris les 9 mars et 5 mai 1994.

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Circonstance : Installation de la commission de réflexion sur la lutte contre la drogue et la toxicomanie, à Paris le 9 mars 1994. Colloque international sur les drogues illicites, à Paris le 5 mai 1994

Texte intégral

Monsieur le Président,
Mesdames, Messieurs,
Nous sommes réunis aujourd'hui pour l'installation de la Commission de réflexion sur la lutte contre la drogue et la toxicomanie.
La drogue est un fléau. Nous le savons tous. Mais je souhaite ici rappeler quelques chiffres et quelques faits qui démontrent, mieux que tous les discours, l'ampleur des ravages individuels et collectifs qui résultent de l'usage des stupéfiants.
- Nul il y a vingt ans, le nombre de morts par surdose est aujourd'hui d'au moins 500 par an.
- Par les contaminations qu'elle favorise, en particulier par la contamination du SIDA et des hépatites, la drogue cause des centaines de morts chaque année dans notre pays.
- La consommation des drogues est non seulement de plus en plus répandue : elle touche aussi des publics de plus en plus jeunes, qui sont aussi plus vulnérables.
- Le trafic de drogue, dans le contexte économique et social très difficile que nous connaissons, conduit souvent à la création d'une véritable économie souterraine qui ne fait qu'accroître la déstructuration du tissu social.
Ce constat est accablant. Mais, la gravité de la situation ne peut et ne doit en aucun cas justifier la résignation. Elle doit également nous inciter à réfléchir à nouveau sur notre dispositif de lutte contre la drogue et la toxicomanie.
Le Gouvernement a déjà pris à l'automne dernier des mesures importantes. En complément du plan gouvernemental du 22 septembre, pour aborder ce qui est aujourd'hui un véritable problème de société, le Gouvernement a souhaité que soit constituée une commission qui puisse, en toute indépendance, mener une analyse de la situation et formuler des propositions.
Je suis très heureuse que le professeur HENRION ait accepté d'en être le Président. Vous êtes, Monsieur le Président, un homme de courage, un homme de coeur ouvert aux problèmes de notre société. S'il fallait n'en donner qu'une preuve, je rappellerais que vous-êtes l'un des tous premiers chefs de service à avoir créé un service de gynécologie - obstétrique pour des femmes séropositives.
La Commission n'est pas un club d'experts de la drogue et de la toxicomanie, parce que, je viens de le dire, la drogue et la toxicomanie sont devenus des enjeux de société et ne sont plus seulement des questions de spécialistes.
La Commission est, par contre, une assemblée d'hommes et de femmes, choisis intuitu personae, qui souhaitent faire avancer l'un des problèmes les plus complexes de notre société d'aujourd'hui. La composition de la Commission montre, je crois, ce souhait d'aborder ce sujet dans sa globalité et sa complexité.
En effet, et j'en suis très heureuse, ont accepté cette lourde tâche de membre de la Commission des médecins, des commissaires de police, des juges, des universitaires, des journalistes, un chef d'établissement scolaire, un éducateur et un chef d'entreprise. Je les remercie d'avoir accepté ma proposition.
Mesdames et messieurs, beaucoup d'entre vous fréquentent presque quotidiennement les jeunes, et en particulier les jeunes qui sont tentés par la toxicomanie. Certains connaissent bien le volet répressif, sanitaire ou judiciaire de la lutte contre la drogue. Je suis persuadée que la diversité de vos expériences sera une richesse précieuse, un atout considérable pour vos travaux.
Le Gouvernement souhaite que la commission analyse le dispositif actuel, sous ses trois aspects : répressif, sanitaire et social, au regard de l'ampleur prise par le fléau de la drogue en France.
Le dispositif s'efforce de réaliser, comme vous le savez, un équilibre entre la répression du trafic et de l'usage des drogues illicites, et l'action préventive et sanitaire. La législation en vigueur remonte à 1970, date à laquelle l'ampleur des difficultés dans ce domaine était beaucoup plus limitée.
C'est dans les années soixante-dix qu'a notamment été créée l'injonction thérapeutique : obligation de soins qui dispense le toxicomane de poursuite.
Vingt-trois ans plus tard, il est nécessaire d'examiner si ce dispositif donne toujours satisfaction, face à l'évolution des faits et des pratiques.
Sur le plan international, nos partenaires européens, pour s’en tenir à eux, ont adopté des législations diverses, dont beaucoup s'éloignent de la nôtre. Ils sont d'ailleurs eux-mêmes en train de faire évoluer leur dispositif tant répressif, que judiciaire et sanitaire.
Comment cette disparité est-elle compatible avec les rapprochements des politiques de la libre circulation des personnes par ailleurs recherchés ?
En France même, certains font une distinction entre des drogues dites dures et des drogues dites douces.
En termes de santé publique et compte-tenu des enjeux de société, une telle distinction doit-elle être retenue ?
L'usager n'est véritablement sanctionné pénalement que s'il est poursuivi comme revendeur, ou s'il a commis un acte délictueux associé. La distinction qui s'opère entre la poursuite du trafic et celle de l'usage est-elle pertinente ?
L'injonction thérapeutique est un dispositif qui ne donne pas aujourd'hui pleine satisfaction. Le recours à l'injonction thérapeutique est-il limité du fait de l'insuffisance constatée des résultats qui le déconsidère aux yeux des juges ou pour d'autres raisons ?
Dans le domaine sanitaire, les ravages du SIDA et de l'hépatite, dont les toxicomanes sont les premières victimes, sont tout à fait considérables. Cette situation nous a déjà amenés à reconsidérer un certain nombre de positions sur la distribution des seringues ou l'usage de produits divers de substitution. Mais ces pratiques peuvent-elles être étendues sans que l'on courre le risque d'une banalisation de l'usage, voire donc incitation à l'usage ?
Quels messages adresser aux enfants et aux adolescents pour les mettre en garde contre les dangers de la drogue sans susciter la tentation de l'interdit ? Quelles formations dispenser aux éducateurs ? Quels appuis pédagogiques leur fournir ?
Quel équilibre trouver entre le respect des libertés individuelles et les impératifs de santé publique ?
Quel est l'état de la recherche sur la drogue et la toxicomanie ? Peut-on espérer un progrès dans les prochaines années ?
Telles sont, parmi beaucoup d'autres, les questions qu'il me semble essentiel d'examiner. Mais ces questions ne sont évidemment pas limitatives et votre commission a, bien sûr, toute latitude pour les compléter.
Votre Commission conduira ses investigations comme elle l'entendra, en déterminant elle-même les conditions des auditions publiques ou privées qu'elle estimera devoir mener. Deux rapporteurs, auditeurs au Conseil d'Etat, assureront le Secrétariat Général de la Commissions. La Délégation générale à la lutte contre la drogue et la toxicomanie constituera le support administratif dont vous aurez besoin.
Le Gouvernement attacherait du prix à ce que votre rapport, qui sera rendu public, puisse lui être remis avant l'été.
Je souhaite à vos travaux, Monsieur le Président, mesdames et messieurs, un excellent déroulement.
(Colloque international sur les drogues illicites – 5 mai 1994)
Monsieur le Ministre,
Monsieur le Président,
Mesdames, Messieurs,
Vous l'avez bien dit, Monsieur le Ministre, la toxicomanie est devenue en quelques années, un sujet majeur de préoccupation pour nos concitoyens et un problème très grave pour notre société toute entière.
On estime en effet aujourd'hui en France à 150 000 le nombre des toxicomanes par la seule voie intraveineuse qui n'est pourtant qu'une des formes de consommation de drogue : 150 000 individus ; donc 150 000 familles, confrontées à ce drame terrible, qui voient se détruire peu à peu un de leurs proches.
Plus généralement, on sait qu'un jeune sur dix a consommé occasionnellement ou régulièrement du cannabis, de la colle, des médicaments psychotropes. Et même parfois déjà de l'héroïne. Une fois dans la toxicomanie, le malheur est consommé, même si heureusement la dépendance est réversible.
Problème humain, problème familial, mais aussi problème pour la société.
La toxicomanie est devenue un enjeu de santé publique : le sida, les hépatites virales viennent aggraver les risques sanitaires liés à l'usage des drogues. Et nous savons tous qu'à la toxicomanie s'associent généralement des comportements délictueux dus aux troubles de comportement des toxicomanes comme aux trafics de toute nature qui accompagnent la diffusion des drogues : il n'est que d'observer la proportion des usagers de la drogue dans la population pénale et les problèmes qui en résultent pour l'administration pénitentiaire.
Il est clair que notre société a plus ou moins consciemment refusé de réaliser la dimension de ce problème et n'a donc pas su encore apporter à ce drame des réponses à la mesure de son ampleur. Beaucoup de retard a été pris, qu'il nous faut désormais rattraper.
C'est pourquoi le Gouvernement a décidé, dès le mois de septembre 1993, un programme d'urgence pour relancer, sur tous les fronts, la lutte contre la toxicomanie. Les réponses politiques, sanitaires et sociales doivent en effet s'adapter lorsqu'un phénomène aussi grave que la toxicomanie change d'échelle. Et plus encore lorsqu'il s'associe au fléau du sida.
Quel bilan peut-on faire après sept mois d'application de ce plan ?
Dans le domaine sanitaire, l'augmentation du nombre de places de post-cure correspondait à la demande la plus évidente, la plus criante. Il s'agit de structures indispensables pour préparer le retour à une vie sociale normale. Le nombre de places a augmenté déjà, en quelques mois, d'environ 20 %. Notre objectif est d'atteindre 1 400 en 1996. Ce chiffre est encore très insuffisant, bien que, naturellement, chaque place permette de traiter plusieurs toxicomanes dans le cours d'une année. Les nouvelles places permettront néanmoins de réduire de plusieurs mois le délai d'attente entre le sevrage et la post-cure. Mais pour répondre complètement aux besoins, je sais qu'il faudra encore doubler le dispositif.
En complément de ces mesures, nous avons décidé d'élargir le système de soins et de prise en charge des toxicomanes.
D'une part, j'estime que le service public hospitalier ne peut plus se tenir à l'écart d'un problème sanitaire de cette dimension ; j'ai donc demandé que chaque hôpital public réserve trois à cinq lits pour le sevrage.
D'autre part, j'ai décidé la création et le financement de réseaux ville/hôpital/toxicomanie associant outre les médecins hospitaliers, des praticiens libéraux (médecins généralistes et spécialistes), des pharmaciens, des intervenants sociaux, etc... Deux de ces réseaux sont déjà en oeuvre à Lyon et à Nice. Une dizaine d'autres sont envisagés courant 1994. Ce travail en réseau de médecins libéraux ne se conçoit qu'à la condition d'une formation réelle des praticiens. C'est pourquoi, un effort a été demandé aux doyens de faculté de médecine pour inclure dans le programme des étudiants des enseignements spécifiques consacrés à la prise en charge des toxicomanes, et des dépendances d'une façon générale.
J'ai en outre fait modifier profondément l'attitude suivie jusqu'alors dans notre pays vis-à-vis des produits de substitution, notamment la méthadone.
Devant le risque vital que constitue la diffusion du sida chez les toxicomanes, dont environ 30% sont atteints de cette affection, nous avons choisi la méthadone comme voie de réduction des risques ; cela concerne naturellement les seuls toxicomanes pour lesquelles les méthodes de traitement ont été impuissantes.
Nous venons de loin ; j'ai été stupéfaite à mon arrivée dans ce ministère de constater qu'on était resté au nombre de places que j'avais moi-même fait ouvrir en 1979 : 52 très exactement. Déjà plus de 10 centres représentant 525 places ont été agréés, venant compléter les centres de Fernand Widal, Sainte Anne et Pierre Nicolle. De nombreuses équipes souhaitent disposer de méthadone et l'objectif de 1 000 places fin 1994 sera atteint.
La réduction des risques de sida passe aussi par une réflexion sans tabou sur les modes de contamination des toxicomanes : la contamination par échanges de seringues souillées ; la contamination par des rapports sexuels non protégés.
Nombreux sont les toxicomanes qui se piquent, nombreux sont les toxicomanes des deux sexes qui se prostituent.
Les réticences des pharmaciens devant la distribution des seringues neuves, sous des conditionnements spécifiques, cèdent peu à peu, et il faut leur en rendre hommage, car ce n'est pas facile pour eux.
L'échange de seringues usagées, soit dans des lieux fixes ou mobiles, soit pas des distributeurs-échangeurs sur la voie publique ou encore dans des lieux publics doit être développé beaucoup plus qu'il ne l'a été jusqu'à présent. Enfin, la collecte des seringues usagées sera favorisée. Nous proposons aux maires de les aider à équiper les lieux les plus sensibles, gares, forums, parcs et jardins, de collecteurs.
Une autre lacune de notre système était l'insuffisance des lieux d'accueil ouverts aux toxicomanes ; ces lieux que l'on appelle couramment les boutiques. Ce travail est peu spectaculaire. Mais pour le toxicomane en "galère" c'est souvent le seul lieu d'échange, le seul endroit où il peut rencontrer une personne qui accepte de l'écouter, boire un café, laver ses vêtements, faire faire un pansement d'attente. Plusieurs boutiques sont maintenant en activité ou en cours de réalisation à Paris et dans d'autres grandes villes comme Marseille. Il faut que ce mouvement s'amplifie rapidement.
Le plan gouvernemental s'est attaqué aussi, bien entendu, à la répression du trafic. Les objectifs sont clairs : il faut, contre les "gros bonnets", une meilleure collaboration internationale aux frontières et dans la lutte contre le blanchiment. Pour lutter contre le trafic de rue, le Gouvernement va proposer au Parlement, dès la présente session, de créer deux délits spécifiques : l'un correspondant à l'utilisation des mineurs dans l'organisation des trafics, l'autre imposant aux revendeurs de justifier leur train de vie ; enfin les associations de familles de toxicomanes devraient pouvoir bientôt se porter partie civile contre les revendeurs de drogue.
La lutte contre le trafic mobilise les services de la police, de la douane et de la justice. Je salue leurs efforts, sans cesse plus importants ; leur tâche n'est pas facile.
A la frontière entre les soins et la répression, s'agissant des usagers, la loi de 1970 prévoit une alternative aux poursuites judiciaires : c'est l'injonction thérapeutique. Depuis plusieurs années, cette pratique s'était ralentie par indifférence des médecins, par lassitude des procureurs. En 1993, moins de 5 000 injonctions thérapeutiques ont été prononcées en France. Nous avons souhaité relancer cette mesure car elle constitue pour beaucoup de toxicomanes le premier contact avec le secteur sanitaire. Une augmentation sensible du nombre des injonctions est déjà constatable dans plusieurs départements. Un doublement est envisagé courant 1994.
Enfin et surtout, l'information et la prévention. D'abord celle qui s'adresse aux jeunes enfants qui, inévitablement, vont être confrontés un jour ou l'autre à la drogue. Des enseignants ou des intervenants spécialement formés à cet effet devront intervenir dès la classe de CM2. Dans les collèges, le dispositif des Comités d'Environnement Social sera étendu avec l'objectif de toucher un établissement sur deux.
Beaucoup doit être fait également en dehors de l'école. Ainsi, lors des grands rassemblements de la jeunesse, comme les concerts, les festivals etc..., des actions de terrains seront mises en place sous forme de points d'accueil provisoires afin d'informer les jeunes des dangers de la drogue et de faciliter les contacts des toxicomanes avec le système de soins.
Le 15 octobre prochain, une journée nationale de lutte contre la toxicomanie mobilisera tous les acteurs de ce combat ; médias, enseignants, associations, fonctionnaires de police, collectivités locales, travailleurs sociaux.
Mais la prévention de la toxicomanie, c'est aussi la lutte contre l'exclusion et la ségrégation urbaine menée dans le cadre de la politique de la ville qui sont autant d'atouts pour créer un cadre de vie propice au maintien des liens familiaux et sociaux.
De même, toutes les actions qui tendent à l'insertion des familles d'origine étrangère dans notre société sont essentielles pour prévenir les problèmes de toxicomanie. Toutes celles qui facilitent l'accès aux soins dès la plus tendre enfance, dans le cadre des centres de PMI et des réseaux de santé de proximité constituent autant de socles sur lesquels pourront s'appuyer les actions de prévention.
Tout ceci est encore bien insuffisant, je le sais. On entend ici et là proposer des réformes plus radicales. Le débat sur ce sujet n'est pas toujours serein ; chacun n'entend trop souvent que les arguments qu'il veut entendre. Le problème ne peut se résumer à quelques affirmations lapidaires : il est devenu une vraie question de société, et comme telle touche à beaucoup d'aspects de la vie sociale et individuelle.
Nous avons mis en place, voici quelques semaines, une commission présidée par le Professeur Henrion, qui a précisément comme mission de réfléchir à ces problèmes.
Nous n'avons pas voulu en faire une "énième" commission d'experts. Elle sera composée de personnalités indépendantes et de haut niveau, venant d'un peu tous les horizons de la société civile. Elle procédera à de larges auditions, dont certaines seront publiques, et présentera de façon aussi complète que possible toutes les données utiles à une prise de décision. Nous espérons donner ainsi un fondement sérieux, documenté et objectif au débat public qu'appelle ce grave sujet, un peu comme l'avait fait la commission de M. Marceau Long pour les questions de nationalité.
Mesdames et messieurs, André Malraux disait qu'un monde sans espoir est un monde irrespirable.
Vous tous qui faites sur le terrain, chaque jour, un travail admirable pour aider des toxicomanes à retrouver une vie normale. vous avez su trouver la volonté de rejeter l'ombre et de retrouver une lumière, la lumière de la vie. J'invite tous ceux qui peuvent se mobiliser pour lutter contre la drogue à en faire autant. Ils peuvent compter sur moi.