Texte intégral
Mesdames et Messieurs,
Le juriste aime les jardins à la française. La coexistence sur un espace unique de plusieurs règles, de plusieurs juges ne lui convient guère et sa tendance naturelle va vers la recherche de l'unité. De ce point de vue, la construction originale qui s'incarne en Europe a de quoi le déstabiliser. Il hésite pour définir les deux ensembles cohérents de normes sanctionnées par deux cours européennes. L'une à Luxembourg, et c'est le droit communautaire. L'autre à Strasbourg et, dans le domaine des libertés fondamentales, c'est la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Ajoutons à cela de nombreux traités ou des instruments encore plus originaux comme les actions ou positions communes du troisième pilier. Enfin, dans chaque Etat, subsistent des ordres juridiques nationaux qui, singulièrement dans le domaine des droits de la personne, pour juger des libertés, de l'identité et de la propriété, demeurent autonomes et souverains.
Nous devons évidemment rapprocher évidemment les droits. Faut-il pour autant faire évoluer cet ensemble vers une fusion totale des droits civils et pénaux des différents Etats ? La question est au centre de votre réflexion d'aujourd'hui, dont je félicite les initiateurs. Personnellement, pour être un partisan ardent de la construction européenne, je ne le pense pas.
Je n'ignore pas que la situation actuelle, par sa complexité ou ses lacunes, conduit parfois à des impasses. Dans un domaine qui me tient à cur, celui du droit des enfants, les divergences entre les systèmes juridiques créent des situations dramatiques, par exemple pour les enfants des couples mixtes divorcés. Beaucoup d'autres exemples pourraient être cités dans tous les domaines.
Modalités différentes, textes particuliers, juges adaptés, cela n'est pas exclusif d'objectifs communs qui sont indispensables. Il faut assurer à l'ensemble des citoyens d'Europe une même garantie de droit. C'est en effet, avec le droit de suffrage, l'un des fondements d'une démocratie européenne encore balbutiante. Il faut faire des parlements les outils prioritaires de cette homogénéité du droit pour qu'elle n'apparaisse pas comme un édifice technocratique et cela s'applique bien sûr à l'Assemblée où nous nous trouvons.
Ainsi entendu, et en n'abordant qu'une partie des problèmes posés, un droit de l'espace européen doit me semble-t-il, répondre au moins à trois principes :
- Unité de droit ne signifie pas droit unique. La subsidiarité doit être la règle. Si une réponse est plus efficace quand elle est prise collectivement- je songe par exemple, à la lutte contre la criminalité organisée ou contre la corruption financière- ou quand une convergence réelle des droits nationaux existe, il est possible et souhaitable d'adopter des normes européennes. Dans cet esprit, pourquoi ne pas communautariser, dans un premier temps, sous la forme de directives certaines actions ou positions communes élaborées dans le cadre du troisième pilier ? En revanche, quand ces conditions n'existent pas, il me paraît devoir rester de la compétence des Etats de définir les règles applicables conformément à la tradition nationale.
- Deuxième principe : unité de droit ne signifie pas unité de juge. Ce sont bien les juges nationaux qui sont les juges de droit commun du droit communautaire. En France, les juridictions administratives et judiciaires appliquent quotidiennement les normes européennes et leur donnent un sens pour les citoyens. Multiplier les degrés de juridictions risquerait de conduire à un retard supplémentaire dans le traitement des dossiers et à une paralysie de l'ensemble. L'Europe doit s'occuper de l'essentiel, mais de cela seulement. Sinon, les réactions seront vives -on en a vu récemment certaines- et souvent légitimes. Un de mes amis résume cela par une formule que j'aime assez : pensée unique, fromage unique. Partout où le droit et les juges nationaux fonctionnent, il faut les laisser travailler. Partout où l'Europe peut apporter une amélioration, elle doit le faire.
- Enfin, pour éviter les impasses juridiques comme celles que j'évoquais il y a instant, où deux juridictions nationales rendent des décisions contradictoires, une démarche souple de règlement des conflits pourrait être privilégiée, mais ceci est plus discutable : dans un premier temps, le médiateur européen pourrait être saisi ; il aurait un délai de six mois pour rapprocher les points de vue ; en cas d'impasse, il saisirait la CJCE afin qu'elle tranche la question de compétence en renvoyant le jugement au fond à la juridiction effectivement compétente, à l'instar du rôle dévolu au tribunal des conflits français.
Ce ne sont là que des suggestions. La réflexion des meilleurs experts est irremplaçable. C'est tout le sens de votre réunion, dont les conclusions seront précieuses. Vous êtes ici chez vous. Je vous souhaite d'excellents travaux.
(Source http://www.assemblee-nationale.fr, le 2 juillet 1999)