Interview de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, à Radio classique le 12 janvier 2002, sur la situation internationale et l'antisémitisme en France.

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Média : Radio Classique

Texte intégral

Q - Monsieur Védrine bonjour. Concernant l'Afghanistan, la France est-elle là pour un temps relativement long ?
R - Comme l'avait indiqué le Premier ministre à l'Assemblée nationale, nous sommes là pour une durée qui pourrait être de l'ordre de quelques mois. Nous sommes avec les autres pays qui composent cette force pour aider au démarrage de l'Afghanistan nouveau, de l'administration intérimaire de M. Karzaï à Kaboul et dans les environs. Ce n'est pas une fin en soi. Nous sommes là pour aider et parce que les Afghans, à l'issue de la Conférence des Nations unies de Bonn, en avaient accepté le principe. C'est l'une des formes parmi d'autres de notre coopération et de notre engagement pour la construction d'un Afghanistan nouveau. Il n'y a pas de raison que cela dure éternellement. Les Afghans eux-mêmes ne le souhaitent pas ; c'est un peuple fier, heureux de retrouver sa souveraineté, de reconstruire son pays. Les Afghans apprécient cette assistance mais ils apprécieront tout autant et à la longue, encore plus je pense, d'autres formes de coopérations. Nous pensons déjà à l'hôpital de Kaboul dont la France s'occupait beaucoup avant, à la réouverture des deux lycées avec lesquels nous coopérions. Il y a ensuite tout un programme civil de coopération.
Q - Les bombardements continuent, un avion américain s'est écrasé. On a l'impression que si les Français pensent déjà à la reconstruction, les Américains eux n'ont pas encore fini leur guerre, ne serait-ce que parce que les deux principaux protagonistes recherchés n'ont toujours pas été capturés.
R - Oui, et c'est normal qu'ils mènent cette opération militaire dont la légitimité a été reconnue dès le lendemain des attentats.
Q - Jusqu'à quand est-elle reconnue ? Dans un an, parlerons-nous encore de cette légitimité ?
R - C'est purement hypothétique. Nous n'en sommes pas là. Les attentats ont eu lieu le 11 septembre, nous sommes au début du mois de janvier ; le régime taleb est tombé, très bien, tant mieux, personne ne le regrette. Le système Al Qaïda est totalement démantelé. Il reste des morceaux, des lambeaux, des fuyards... mais il est normal que les Américains poursuivent cette action jusqu'à son terme.
Q - Qu'appelez-vous le terme ?
R - Jusqu'à détruire le système Al Qaïda. La légitimité de cette action a été reconnue par la résolution dont les Français avaient pris l'initiative au Conseil de sécurité dès le lendemain des attentats. Ce n'est pas toute la lutte contre le terrorisme qui suppose beaucoup d'autres développements, ce n'est pas non plus contradictoire avec le début de l'aide à la construction de l'Afghanistan.
Q - Mais, vous l'avez souligné, Al Qaïda est déjà partiellement détruit, il ne manque que les deux têtes ?
R - Il peut y avoir des bouts de réseaux. Il faut s'assurer qu'ils ne représentent pas une menace pour la suite et notamment pour les Afghans eux-mêmes.
Q - Mais la question que nous nous posons est : est-ce si important de retrouver Oussama Ben Laden ?
R - C'est une démarche logique et cohérente me semble-t-il de la part des Etats-Unis, après ce qu'ils ont subi. Il faut donc s'assurer que le système est démantelé. C'est en mettant la main sur les têtes du système qu'ils en seront complètement assurés. Peut-être peuvent-ils détruire complètement les capacités de nuisance de ce réseau sans avoir atteint les têtes elles-mêmes, mais ce serait plus sûr. Il n'y a pas matière à critique dans cette démarche.
Q - Depuis le départ, les Européens soutiennent les Etats-Unis. Ces derniers n'ont visiblement pas eu tellement besoin des Européens en Afghanistan. Une fois de plus, va-t-on laisser les Américains faire le travail militaire et se contenter très tranquillement et gentiment de faire de la reconstruction, sans trop le faire valoir ?
R - Ce n'est pas ainsi que les choses se présentent. La reconstruction est un "sacré boulot" si vous permettez. C'est presque plus dur ou aussi dur mais d'une autre façon que les opérations militaires.
Q - Au Kosovo, les Américains ont été présents partout. Les Européens ont beaucoup aidé ensuite pour la reconstruction sans que personne ne s'en rende vraiment compte.
R - Je ne crois pas que l'on puisse dire cela. Tout le monde est conscient de la présence européenne, de l'engagement européen, de la cohésion des Européens dans l'affaire des Balkans, au Kosovo, en Macédoine maintenant.
C'est d'ailleurs un chemin spectaculaire parcouru par les différents Européens qui, il y a une décennie, au début de la désintégration de l'ex-Yougoslavie avaient réagi en ordre dispersé, avec leur différente sensibilité.
A peine dix ans après, nous avons, notamment à partir de l'époque où l'on a créé le groupe de contact, une cohésion européenne très forte. Aujourd'hui elle s'exprime, mais je ne pense pas que l'opinion sous-estime l'Europe à ce sujet.
Concernant l'Afghanistan, il est vrai que les Etats-Unis ont souhaité que leur armée mène cette action par elle-même. Ce travail leur paraissait si dangereux et si compliqué, avec des technologies extrêmement nouvelles. Cela a été coordonné d'une façon si intensive et sans précédent, qu'ils ne souhaitaient pas, pour dire les choses vite, s'encombrer. Même d'amis proches.
Q - Et la Grande-Bretagne ?
R - Elle a apporté une contribution sur quelques points mais tout le monde sait que ce n'est pas l'essentiel et que cela n'a déterminé ni la stratégie, ni la tactique, ni le résultat. Par ailleurs, il y a eu une convergence très rapide sur le plan politico-diplomatique, sur la nécessité de la lutte contre le terrorisme qui peut prendre des formes militaires mais bien d'autres aussi. Les Européens ont été très rapides puisqu'ils ont intensifié, au sein des Quinze, tous les mécanismes policiers et judiciaires. Vous n'aurez pas oublié l'épisode de la décision sur le mandat d'arrêt européen, un moment bloqué par l'Italie. Nous avons en quelques semaines fait des progrès très rapides. Nous avons donc bien réagi pour notre part contre le terrorisme et ceci continuera.
Dans la construction de l'Afghanistan, tout le monde doit s'y mettre et je ne pense pas d'ailleurs que les Etats-Unis puissent s'en dispenser complètement. Il y aura aussi les Japonais, beaucoup d'organisations internationales et de toute façon, ce n'est pas un prétexte pour faire moins que ce que nous devons faire, que ce que nous devons à ce peuple.
Q - Irez-vous en Afghanistan rencontrer M. Karzaï ?
R - J'irai si c'est utile, si nous pensons que l'on peut apporter quelque chose qui aide l'administration locale à se mettre en place et à travailler. Bien sûr, nous pouvons même y aller à plusieurs.
Q - Pensez-vous que Tony Blair est allé là-bas pour le plaisir de se faire photographier ?
R - Non, pas du tout. Il faisait une tournée dans la région, il était en Inde, au Pakistan, il a fait un bref passage sur l'aéroport de Bagram près de Kaboul où sont basées des troupes britanniques. Il était bien naturel qu'il s'y rende, comme notre ministre de la Défense est allé à Mazar-i-Charif où se trouvent des troupes françaises.
Des ministres des Affaires étrangères européens à Kaboul pourquoi pas, si cela correspond à un moment où cette administration a déjà commencé à travailler, qu'elle se met en place. Il ne faut pas non plus qu'elle soit envahie de visiteurs qui viendraient pour se montrer. Si c'est utile pour faire bouger nos programmes de coopérations et que nous pouvons parler avec eux de l'aide que nous apportons à la construction de l'Afghanistan qui les concerne d'abord. Nous ne devons pas plaquer sur l'Afghanistan une conception sympathique et paternaliste. Ils ont des idées très arrêtées sur ce qu'ils veulent faire et il est bien d'aller parler avec eux pour les aider.
Q - Derrière cette guerre militaire dont on espère qu'elle va se terminer rapidement, se profile la guerre économique, le contrôle des pipe-lines, du pétrole du 21ème siècle, les zones d'influence entre l'Amérique et la Russie avec le rôle de l'OPEP. Pouvez-vous nous décrire comment vous voyez aujourd'hui le rapport de force dans cette région et comment les choses peuvent-elles se dénouer ?
R - Je ne pense pas que cela explique les événements afghans. Il y a toujours des gens pour penser que l'on cache des choses mystérieuses mais ce n'est pas le cas. Les différentes compagnies pétrolières sont intéressées par les ressources de la Caspienne, de l'Asie centrale mais hésitent car le coût d'exploitation, du transport de ce pétrole et de ce gaz surtout est extraordinairement élevé. On hésite ensuite entre les différentes voies d'acheminement. Il y en a quatre ou cinq, c'est presque indépendant de la situation en Afghanistan.
Je ne sais pas si cela change beaucoup l'équation antérieure qui est toujours la même : certains pays acceptent de passer par l'Iran, d'autres préfèrent passer par la Russie, la Turquie ou la Chine, voire par l'Afghanistan. Ceci a une certaine importance, mais ce n'est pas directement lié. Ce n'est pas à travers cette question que l'on va répondre à l'autre question qui est de savoir si les Afghans réussiront, comme nous le souhaitons, à surmonter durablement les divisions qui leur ont fait tant de mal.
Q - On sait que les compagnies pétrolières ont beaucoup soutenu le candidat républicain et que leurs poids a pesé.
R - C'est vrai mais le poids des très grandes compagnies dans la politique américaine n'a pas commencé avec cette campagne électorale. De plus, elles sont en compétition. Vous posez un sujet tout à fait considérable, mais il n'est pas directement lié à celui-là. L'Afghanistan réussira-t-il ? L'Inde et le Pakistan réussiront-ils à contenir les choses ou cela dégénérera-t-il ? Ce sont des questions autonomes par rapport aux questions énergétiques.
Q - Votre sentiment entre l'Inde et le Pakistan ?
R - Mon sentiment est une préoccupation. C'est un terme passe partout mais je trouve qu'ils sont "au bord". Ces deux pays se sont fait la guerre dans le passé et cette question du Cachemire n'existe pas uniquement parce qu'il y a du terrorisme, c'est une vraie question. Nous ne parvenons pas à enclencher des mécanismes de solution. Lorsque le président Clinton y est allé il y a deux ans, il avait proposé dans des termes tout à fait modérés d'aider à une discussion. Les Indiens avaient immédiatement dit qu'ils n'avaient besoin de personne, qu'il n'y a pas à dialoguer. C'est difficile. Nous agissons tous pour que les choses soient contenues, pour qu'il n'y ait pas de geste inconsidéré mais ils sont tout de même dans une posture antagoniste assez forte. Nous faisons tout pour qu'il n'y ait pas d'escalade.
J'en parlais encore avec l'ambassadeur du Pakistan à Paris ce matin, je vois l'ambassadeur de l'Inde demain. Nous sommes actifs mais c'est une situation instable et dangereuse.
Q - Pour revenir sur ce que disait ma consur il y a un instant en matière économique, il y a certains analystes qui disent qu'Ousama Ben Laden, au-delà de l'idéologie, avait une volonté de pouvoir sur toute la région du Golfe. Cela fait-il partie des théories pour alimenter les scénarios de films hollywoodiens ou est-ce quelque chose qui vous paraît possible ou probable ?
R - C'est difficile à dire car personne ne le connaît. Nous ne connaissons pas bien son mode de pensée, mais ce que l'on peut reconstituer de l'extérieur, c'est qu'un élément déterminant de son engagement dans le terrorisme et dans la création d'Al Qaïda, ce n'était pas la situation pathétique des Palestiniens, situation qui l'est réellement. Ce n'est pas un facteur déclenchant pour lui, ni la situation de la société iraquienne, mais une réaction très violente de la part de cet homme contre la présence armée américaine en Arabie Saoudite, au moment de la guerre du Golfe. C'est manifestement cela qui fait qu'il est passé du stade d'hostilité à cet engagement et à la naissance de cette organisation.
Je ne sais pas s'il avait un plan politique précis, s'il a voulu provoquer des événements, des révolutions qui déstabilisent le régime saoudien, dans les Emirats ou en Asie centrale. On ne voit pas très bien pourquoi il aurait conçu les attentats tels qu'ils ont eu lieu. Il y a un illogisme entre les deux.
Il faut donc se méfier d'une explication trop logique à propos de quelqu'un dont on ne connaît que les pans de sa pensée folle, qui est en train d'échouer en plus.
Q - Y avait-il des notes des services secrets français qui tentaient de montrer la puissance d'Al Qaïda ? En aviez-vous une idée ?
R - Les services français sont reconnus comme bons sur ces sujets. Les Américains dans toute cette période ont énormément apprécié la coopération de leurs services avec les nôtres. Ils se savaient menacés depuis longtemps.
Q - Mesuriez-vous cette puissance financière ?
R - Si les Américains se savaient menacés, c'est parce qu'ils s'étaient rendus compte que cette puissance avait atteint un vrai niveau financier, un vrai niveau d'organisation qui allait bien au-delà de la capacité à détruire des ambassades américaines, ce qui avait déjà eu lieu au Kenya et en Tanzanie. Ils en avaient le pressentiment, mais pas à ce point-là.
Q - N'avez-vous pas l'impression que cette coalition terroriste a été une sorte de prétexte pour la mise en place de nouvelles coalitions entre les Russes et les Chinois, par exemple ? Et d'autres auxquelles nous n'aurions pas pensé comme Shimon Peres qui, à New Delhi, a proposé une coopération avec les Indiens contre le terrorisme iranien. Il y a là une nouvelle donne qui prend forme, avec une allure inhabituelle. Qu'en pensez-vous ?
R - Oui, c'est vrai qu'il y a des éléments de nouvelle donne. Mais il ne faut pas pousser le raisonnement trop loin car on ne peut pas dire que le monde a complètement changé, ne serait-ce que parce qu'énormément de problèmes étaient parfaitement analysables avant le 11 septembre, et ils sont toujours là : les questions de globalisation, ce qui est apparu à la Conférence des Nations unies à Durban avec un clivage très fort entre les Occidentaux et les autres sur tous les problèmes du monde. Cela existait avant, c'est toujours là.
Mais, il est vrai qu'il y a une redistribution des cartes en terme politico-diplomatique. Il y a un certain nombre de pays qui ont saisi l'occasion, comme un effet d'aubaine, à propos du climat qui a suivi le 11 septembre, pour dire que la priorité absolue est la lutte contre le terrorisme, qu'il n'y a que cela, que tout le reste n'a plus d'importance. Il y a des pays qui recherchent une caution des Etats-Unis ou de l'opinion mondiale à leur politique car ils sont face à un problème de terrorisme. La Russie avec la Tchétchénie est un mélange des deux. M. Poutine, depuis le début, est extrêmement frappé par le déclin de sa patrie russe et il est animé par l'idée de la reconstruire et de faire de ce pays un grand pays moderne. Ce qui ne peut passer que par un partenariat stratégique avec les pays occidentaux qui seuls peuvent apporter une réponse à ce dont il a besoin.
Il a immédiatement saisi l'occasion, avec une vision stratégique, lors de son coup de téléphone le soir même du 11 septembre au président Bush pour se mettre dans cette position. Ce n'est pas pour en tirer des avantages annexes pour la Tchétchénie. Cela va très au-delà et là, il y a une réorientation stratégique. Par contre, c'est peut-être moins net à propos des Chinois. On peut comprendre cela, chacun utilise les événements tels qu'ils se présentent et on ne peut pas dire que cela fait disparaître les autres problèmes du monde.
Q - M. Poutine est-il pour vous un homme d'Etat ?
R - Oui, certainement, sans aucun doute.
Q - Il y a quelques jours, Ariel Sharon a appelé à relancer l'émigration en Israël pour ne pas laisser les populations palestiniennes prendre le dessus. Il a parlé de l'Argentine en faillite et de la France qui devient antisémite. Une fois de plus, la France apparaît comme un pays à part, un pays où il y a eu un débat au moment de cette guerre en Afghanistan, un pays où il y a une communauté arabe importante. Diriez-vous que la France peut apparaître aujourd'hui, aux yeux d'Israël, comme un pays antisémite et qui pose les choses différemment du reste de l'occident ?
R - Un pays antisémite absolument pas. Cette idée est même odieuse.
Q - Qu'est-ce qui a provoqué cette déclaration ?
R - Ce n'est pas lui, c'est un vice-ministre chargé de la diaspora. Son métier étant de faire venir de nouveaux immigrants, il y en a de moins en moins, il y a même des départs. Il est donc normalement préoccupé dans sa fonction. Il essaie de mettre en avant un certain nombre d'arguments pour dire qu'il faut venir chez lui.
Q - Mais le slogan est un peu inélégant quand même ?
R - Oui, c'est un euphémisme. En tout cas, c'est tout à fait infondé, injuste. Je me réfère à ce que dit régulièrement Daniel Vaillant à ce sujet. Il fait remarquer que les actes antisémites, toujours trop nombreux, ont diminué par rapport à l'année passée et la vigilance, l'engagement absolument déterminé du gouvernement, ont été réaffirmés par le Premier ministre lors du dîner du Crif. Je crois que personne de sérieux n'en doute.
Q - Comment expliquez-vous cela alors ?
R - J'ai expliqué pourquoi mais j'ai noté qu'un certain nombre de responsables israéliens ont dit des choses un peu plus nuancées, à commencer par l'ambassadeur d'Israël en France qui a dit que l'on ne pouvait pas parler d'antisémitisme au sens classique du terme. En fait, cela se passe dans les banlieues et ce sont les réactions des populations issues de l'immigration qui vivent très mal ce qui se passe au Proche-Orient.
On peut en parler peut-être d'une façon moins simpliste que ce qui a été dit. J'ai lu il y a quelques temps un article dans "Le Monde" de Théo Klein, président du Crif, qui disait que ce n'est pas du tout l'antisémitisme tel que nous l'avons connu.
Q - Mais il y a une analyse sortie en France où l'on parle de judéo-phobie. Sont-ce des mots que vous trouvez totalement excessifs ?
R - Je trouve que c'est totalement infondé et je me demande pourquoi on écrit des choses comme ça. Ce n'est pas vrai.
Q - Mais, ce qui est clair, c'est que les représentants de la communauté juive sont inquiets et ce sont eux qui ont relayé auprès d'Israël cette manière de voir les choses.
R - C'est pour cela que je citais Théo Klein qui a dit que c'était un problème tout à fait différent. Nous ne sommes pas choqués que de jeunes juifs français soient instinctivement solidaires d'Israël, quelle que soit sa politique. Il n'y a pas forcément à être choqué que de jeunes français issus de l'immigration éprouvent de la compassion pour les Palestiniens et soient dans tous leurs états lorsqu'ils voient ce qui se passe. Même Jean Kahn, ancien président du Crif qui n'était pas du tout sur cette ligne, a dit que tout cela lui paraissait outrancier.
Il faut ramener cela à des proportions plus exactes, considérer dans quelles conditions ces déclarations ont été faites et dans quel but et rester d'une vigilance absolument sans faille devant toute forme d'antisémitisme ou de racisme, quel qu'il soit, chaque fois qu'il pointe le nez.
Q - Vous parliez tout à l'heure de la situation pathétique des Palestiniens. L'Europe n'est-elle pas aussi dans une situation d'impuissance complète ? Elle voudrait à la fois exister, elle demande aux Américains d'intervenir plus et on a l'impression qu'elle est totalement impuissante à faire quoi que ce soit d'autre que d'envoyer quelques poignées d'euros qui se perdent dans les sables.
R - Vous parlez d'impuissance européenne comme si c'était spécifique à l'Europe.
Q - Mais en face des Etats-Unis, qui y a-t-il actuellement ?
R - Mais que font-ils ?
Q - Ils se sont impliqués plus.
R - Oui, mais qu'obtiennent-ils ?
Q - Je ne dis pas qu'ils obtiennent grand chose.
R - Ah ! Recadrons donc les choses.
Q - Ce que je voulais dire, c'est que personne ne peut rien faire...
R - Je pense qu'il ne faut pas poser la question comme s'il y avait une sorte d'impuissance européenne spécifique, dans un monde où tous manifestaient une puissance utile chaque matin. Ce n'est pas le cas, c'est plutôt l'inverse.
Q - On dit souvent que les Etats-Unis interviennent trop. Maintenant, on dit qu'ils n'interviennent pas assez. Entre les deux, l'Europe paraît impuissante.
R - C'est autre chose, mais vous pouvez le dire également pour le Pape, Kofi Annan, les Chinois, les Arabes eux-mêmes...
Q - Mais avouez que le problème du Proche-Orient est plus complexe ?
R - Ma première remarque, c'est que sur l'ensemble des questions, je pense qu'il est injuste pour l'Europe de mettre l'accent d'une façon spécifique sur une pseudo impuissance européenne lorsqu'il s'agit de problèmes que personne ne parvient à résoudre. Que l'on demande quelle contribution l'Europe essaie d'apporter à ce problème car on ne veut pas baisser les bras, je trouve cela très bien. Dans le cas du Proche-Orient, c'est tout à fait désolant et navrant car nous avons tous cru que nous n'étions plus trop loin d'une solution. Cela n'a pas marché pour des raisons qui sont elles-mêmes controversées. Il y a ceux qui disent que c'est la faute d'Arafat. Ceux qui disent que c'est une conjonction d'erreurs. Il y a des discussions sur ce point et tous ceux qui depuis des années se sont engagés - notamment chez les Israéliens dont la situation n'est pas moins pathétique que celles des Palestiniens, même si c'est d'une autre façon - et qui ont vu que cela ne marchait pas sont totalement désespérés.
Aujourd'hui, ce qui est terrible, c'est que nous n'avons plus de camp de la paix de part et d'autre. Pourtant, on pourrait commenter sans fin la dégradation quotidienne, tous ces morts et ces blessés. Mais je crois à une chose très simple, c'est qu'il y aura toujours ces deux peuples qui seront toujours dans cette situation d'enchevêtrement et de voisinage conflictuel.
Il faudra reprendre une discussion politique et si nous avons une différence de vision avec la politique israélienne que nous exprimons de temps en temps, c'est sur l'idée qu'il ne faudrait pas attendre l'hypothétique rétablissement d'un calme complet pour reprendre la discussion politique. Longtemps après, nous continuons à penser que Rabin avait tout à fait, prodigieusement et génialement raison lorsqu'il disait : "Il faut combattre le terrorisme comme s'il n'y avait pas de processus de paix et poursuivre le processus de paix comme s'il n'y avait pas de terrorisme". Lorsque l'on dit que l'on recommencera à parler lorsque le calme sera revenu, on fait des terroristes de tous bord les arbitres de la situation.
Sur ce point, toute l'Europe est d'accord. Ce n'est pas une position spécifiquement française. C'est même assez largement celle de Colin Powell aux Etats-Unis qui, inlassablement, renvoie son émissaire parler à MM. Arafat et Sharon tout le temps.
Q - Mais néanmoins, on a le sentiment que les opinions publiques commencent à baisser les bras, qu'elles considèrent cela comme une fatalité, qu'il n'y a plus trop d'intérêt ?
R - C'est le contrecoup du ratage de la négociation qui a eu lieu en l'an 2000 à Camp David et à Taba. Mais nous ne pouvons pas raisonner ainsi parce qu'il y a toujours cette situation terrible des Israéliens qui ont cette inquiétude chevillée au corps à cause de ce risque permanent, et des Palestiniens qui vivent dans des conditions innommables. Il n'est pas possible de laisser cela.
Q - Qu'attendez-vous des Etats-Unis puisque nous n'arrivons pas à avancer ? Eux, peuvent-ils faire quelque chose ?
R - Ce n'est pas eux ou nous. Je crois qu'il faut une action commune qui suppose que l'on soit d'accord un minimum sur ce qu'il faut faire. Il y a l'idée de la mise en uvre des conclusions du rapport Mitchell.
Q - Ce rapport est ancien déjà ?
R - Je le sais mais il n'est pas dépassé puisqu'il ne s'est rien passé. Au moins, cela nous ramènerait avant les incidents sur l'Esplanade des Mosquées fin septembre 2000. D'autre part, on peut dire que depuis que le président Bush a dit aux Nations unies que l'objectif était de créer un Etat de Palestine, il n'y a pas de désaccord théorique à long terme ou à moyen terme entre l'Europe et les Etats-Unis. Par contre, dans la vie quotidienne, que fait-on face aux protagonistes ? Là, c'est moins évident. Je pense qu'il faut une conjonction d'efforts des Européens, des Américains, des Arabes modérés, de Kofi Annan. Nous n'avons pas le choix, c'est tellement complexe.
Q - Est-ce que l'on s'attend entre Américains et Européens ?
R - Non, personne n'attend personne puisque nous faisons des efforts chaque jour. Mais il est vrai que dans ce gouvernement israélien, il y a beaucoup de gens qui ne souhaitent pas d'intervention. Il y a même un ministre qui a insulté hier l'ambassadeur des Etats-Unis qui pourtant ne devait pas faire beaucoup de pression. Le simple fait qu'ils disent deux ou trois choses a été mal pris. J'espère que la raison reprendra le dessus. Il y a très longtemps en France, depuis le discours de François Mitterrand à la Knesset en mars 1982, que nous pensons que la création d'un Etat palestinien est une solution et non pas un problème. Cela reste terriblement vrai car, tout simplement, cela n'a pas été fait jusqu'ici.
Q - Ne faudrait-il pas de nouveaux hommes ? S'il y avait un changement de générations comme on a pu l'observer ailleurs, un changement de leader, cela ne faciliterait-il pas le dialogue ?
R - Je ne sais pas. Ce n'est pas à nous de décider qui dirige.
Q - Souvent, quand même, il y a une manière d'inciter les nouvelles générations à reprendre la main ?
R - Et comment ?
Q - En favorisant l'émergence de nouveaux leaders.
R - Pensez-vous que nous régentons le monde ? Nous ne pouvons pas dire aux Israéliens de voter pour quelqu'un de jeune... Cela ne se passe pas comme cela et je ne suis pas sûr que cela changerait les données fondamentales. De jeunes dirigeants israéliens ou palestiniens n'auraient pas plus de facilité pour trouver une solution au problème de Jérusalem et des réfugiés. C'est un problème de concept, de courage politique et de sens du compromis. On ne peut pas l'imposer.
Q - Il y a aujourd'hui le problème de l'Afghanistan dont nous venons de parler, le Proche-Orient, la lutte contre le terrorisme dans le monde. Selon vous, quelle est la position des Etats-Unis ? Quelles seront leurs priorités et quelle va être leur attitude : dominatrice, agressive... ?
R - Agressive, non.
Q - Dominatrice en tout cas ? Isolationnistes ?
R - Non, pas du tout. Ils ne sont pas isolationnistes, ils ne sont pas agressifs et la façon dont ils ont mené les affaires après le 11 septembre est très bonne, aussi bien par M. Bush que par Colin Powell et par M. Rumsfeld. Mais c'est un pays qui a la politique de son poids.
Q - L'unilatéralisme ?
R - C'est plus vrai dans la mesure où l'on voit bien qu'autant ils trouvent normal de débattre entre eux et de négocier entre eux, autant cela leur paraît moins évident d'avoir à négocier avec tous les autres. Il y a une tentation unilatéraliste que nous n'encourageons pas. Nous pensons qu'un aussi grand pays, avec des responsabilités aussi considérables, doit accepter de s'inscrire dans le jeu de la négociation multilatérale. Leurs intérêts ne seraient pas moins bien défendus.
Q - On parle de l'élargissement de l'Europe, de réforme de l'Europe. N'avez-vous pas le sentiment que les ministres des Affaires étrangères en font presque un peu trop par la force des choses et auraient intérêt, comme disent les entreprises, à se recentrer sur les relations extérieures de l'Union européenne et la Défense ?
R - Je n'ai pas le sentiment qu'on en fasse trop.
Q - Peut-être vous demande-t-on trop ?
R - Je ne le dis pas comme cela car une très grande part de l'actualité des ministres des Affaires étrangères des grands pays européens, depuis que je suis dans ce poste, est concentrée dans le fait de rapprocher les positions des grands pays. Il n'y a pas d'opposition entre les deux. Pour être plus précis, nous avons des réunions régulières entre les quinze ministres des Affaires étrangères de l'Europe, demain plus encore. Nous nous voyons tous les mois au minimum, nous nous téléphonons très souvent et nous avons passé sur le Proche-Orient peut-être 10 à 12 dîners entiers à débattre de cette question, à comprendre pourquoi nos opinions publiques ont des sensibilités différentes, à chercher les ressorts pour agir en ne se décourageant jamais, quoiqu'il arrive.
Concernant les Balkans, nous avons fait un travail énorme qui fait qu'aujourd'hui il y a une approche européenne commune sur l'avenir, la stabilisation et l'européanisation des Balkans, ce qui n'était pas le cas il y a dix ans.
Ces jours-ci, M. Piqué, le chef de la diplomatie espagnole, est en voyage au Proche-Orient. Nous nous sommes parlés avant, nous nous parlerons ensuite, les deux choses progressent en même temps. Nous cherchons à fabriquer du consensus. Sur la monnaie, si on a des hommes suffisamment courageux, visionnaires, audacieux, on franchit le cap et on fait la monnaie unique. En matière de politique étrangère, c'est différent, il y a un problème de mentalités profondes. Toute l'Histoire des peuples est là.
Q - C'est aussi vrai avec la monnaie ?
R - Non, parce qu'en matière de monnaie, c'est une décision régalienne. A un moment, on remplace certains billets par d'autres. C'est ce qui s'est produit avec un extraordinaire succès qui augure bien de l'avenir d'ailleurs.
En matière de politique étrangère, nous avons besoin de continuer à fabriquer une sorte de forge à haute température pour fondre des métaux résistants et c'est la discussion intense.
Q - Est-ce suffisant pour avoir une politique ?
R - J'ai cité l'exemple des Balkans. Il y a dix ans, les réactions étaient très différentes et en quelques années, nous avons réussi à avoir une conception commune. A partir de là, il faut juste mettre en oeuvre les outils, les mécanismes. Je crois franchement que les Européens et l'Union européenne en tant que telle, avons fait du bon travail pour stabiliser cette région, pour l'accompagner dans ce travail qui va durer encore un certain temps.
Au Proche-Orient, nous avons formidablement rapproché nos points de vues. J'ai cité le discours de M. Mitterrand en mars 1982. C'est seulement en 1999 que les autres Européens ont accepté l'idée d'un Etat palestinien.
Q - 17 ans plus tard ?
R - Oui, mais il y a eu un travail intense et cela ne se traite pas par décrets. Dans les sociétés modernes où les gens pensent et discutent sur tout, on ne traite pas cela par décrets.
Pourquoi ai-je un nouveau projet de voyage en Afrique avec mon homologue britannique ? Parce que nous sommes parmi les rares pays d'Europe très engagés en Afrique. Nous sommes parfois d'accord et parfois non. Il faut donc fabriquer une synthèse, une référence commune qui sera utile à tous les autres Européens.
Q - Mais vous parlez d'une diplomatie traditionnelle là ?
R - Mais ce n'est pas traditionnel du tout, c'est totalement inventif et sans précédent. Jamais on n'a vu des petits noyaux d'avant-garde au sein de l'Europe en train de fabriquer, en harmonisant par le haut, de la politique étrangère européenne nouvelle commune.
Q - Mais les conseils des Affaires étrangères sont souvent amenés à voir des dossiers qui débordent ce style de dossiers ?
R - Parce que les ministres ont deux fonctions : d'une part, ils ont à fabriquer la politique étrangère commune en harmonisant celle-ci avec la politique nationale et d'autre part, ils ont, par les traités, une fonction de coordination.
Q - Et là, la coordination ne prend-elle pas un aspect multiforme un peu paralysant ?
R - Mais c'est vrai dans tous les systèmes européens.
Q - N'est-ce pas un vrai problème ?
R - C'est un problème global, c'est le problème de toutes les institutions. On n'y peut rien, c'est même sympathique et c'est très bien. Plus l'Europe s'élargit, plus c'est compliqué, plus il faut perfectionner des mécanismes avec de louables intentions de transparence et de démocratie. Vous avez des mécanismes européens qui sont beaucoup plus longs et compliqués également. Lorsqu'ils aboutissent à un résultat, il est très solide.
Je trouve que nous avançons. Reprenez les Balkans, c'est un bon exemple. C'est une zone où les Européens n'avaient jamais été d'accord par le passé. Lorsque la Yougoslavie a commencé à se désintégrer, il y avait un point de vue allemand très marqué et l'ensemble des autres avaient un autre point de vue. Finalement, au bout de quelques années, la synthèse s'est faite.
Sur l'affaire afghane, en une demi-heure de réunion, nous nous sommes tous mis d'accord sur les principes à mettre en avant pour l'avenir de l'Afghanistan.
Les choses progressent bien, par des procédés non artificiels, non technocratiques. On n'impose pas une sorte de vote à la majorité couperet qui serait insupportable pour des pays qui défendent des causes auxquelles ils sont très attachés. On fabrique du consensus, on fait évoluer les mentalités. Je trouve que ce n'est pas assez souligné, c'est très prometteur.
Q - C'est anecdotique mais pour le symbole, le ministre des Affaires étrangères de la France regrette-t-il qu'il n'y ait pas eu de représentant officiel français à l'enterrement de M. Senghor, par rapport au travail que vous faites en Afrique ?
R - Je n'ai pas à me prononcer sur une décision prise par le président de la République sur la représentation de la France à Dakar. Nous n'étions pas mal représentés. Il y avait le président de l'Assemblée nationale, le ministre qui connaît le mieux les Sénégalais et les Africains. Je regrette que ce soit pris comme un signe de désaffection car ce serait inexact.
Q - Et le Premier ministre n'était pas une personnalité possible de représentation ?
R - Si bien sûr. Mais dans ces cas-là, c'est toujours le président de la République qui prend la décision première d'y être ou non et sous quelle forme.
Q - Mais aujourd'hui, l'Afrique reste une préoccupation pour la France car là encore, les opinions publiques s'en désintéressent un peu ?
R - Cela reste un engagement, pas forcément une préoccupation car il ne faut pas ramener toute la question africaine à la guerre en République démocratique du Congo ou autre. J'ai coutume de dire, et j'espère que cela restera vrai longtemps, que nous avons tout changé à la politique africaine sauf l'engagement. Mais il faut le faire d'une autre façon, une façon moderne, cela fait partie d'une autre dimension. Nous sommes même actifs pour rejoindre les préoccupations de l'opinion publique et pour lui montrer que cela converge à nouveau, à la fois pour maintenir une politique française engagée, forte et nouvelle et pour en faire la base, l'élément d'une politique européenne forte. Tout le monde sait bien que s'il n'y avait pas eu la position française, il n'y aurait pas eu d'accord de Lomé ni la suite. Nous essayons d'être ce ferment pour l'Europe de demain.
Q - Concernant l'élargissement, d'aucuns disent qu'il faut y aller prudemment, qu'il ne faut pas déstabiliser l'économie des pays d'Europe centrale et orientale.
R - C'est bien ce qui se passe, nous y allons prudemment.
Q - Vous êtes assez rapide ?
R - Autant il était totalement démagogique et faussement charitable en 1989 de dire qu'il fallait faire entrer tel ou tel demain dans l'Europe car cela aurait totalement pulvérisé leur économie et détruit l'Union européenne, autant certaines négociations, nous l'espérons, pourraient être terminées à la fin de l'année. En 2004, certains pays pourront commencer à entrer, et il se sera écoulé un temps assez raisonnable entre la suite de ces négociations et leur entrée. Ce qu'avait indiqué François Mitterrand avait fait un grand scandale, car il avait dit que ce serait long, mais nous y sommes allés prudemment et surtout sérieusement. Il y a longtemps que nous disons dans ce gouvernement qu'il ne s'agit pas d'être pour ou contre l'élargissement mais qu'il s'agit de le réussir. Et on négocie sérieusement. Nous allons aborder sous présidence espagnole, dans les semaines qui viennent, des chapitres très sérieux comme la question agricole. Lorsque la Commission conclura que tel ou tel est prêt à rentrer, c'est que les choses auront été bien faites et que ce pays pourra entrer en supportant le choc.
Par ailleurs, entre temps, nous avons quand même fait les réformes de Nice, considérées comme insuffisantes...
Q - Par tout le monde et même par vous je pense ?
R - Non, car si nous n'avions pas réussi Nice, nous serions toujours dans la situation d'Amsterdam et aujourd'hui, ceux qui s'inquiètent du possible nouveau "non" des Irlandais, s'en inquiètent car cela mettrait par terre les acquis de Nice. Or, Nice a été la grande négociation compliquée mais il fallait bien en passer par là sur la répartition des pouvoirs et des sièges dans l'Europe élargie.
Q - Une question qui peut paraître provocatrice mais ce n'est pas le cas : pourriez-vous être le ministre des Affaires étrangères d'un gouvernement de droite, du futur gouvernement s'il y avait un changement de majorité ? Pensez-vous qu'il y aurait un changement fondamental de la politique étrangère ? Y a-t-il une pérennité de la politique étrangère en France ?
R - Ce sont des questions tout à fait différentes.
Sur la première question, non je ne pense pas.
Sur les autres points, je pense qu'il y a de bonnes ou de mauvaises politiques étrangères.
Q - Mais encore ?
R - A vous de juger, comparez.
Q - Quel sera le rôle de Valéry Giscard d'Estaing par rapport au dispositif qui existe déjà en France, votre rôle, celui du Premier ministre, du président de la République ? Qui va primer et le fait que ce soit un Français à ce poste a-t-il une importance déterminante pour l'élargissement pour l'avenir ?
R - Ce qui est très important, c'est qu'il y ait à la tête de la Convention quelqu'un qui a une immense expérience politique et européenne, qui a des idées particulièrement claires et qui a une bonne vision des enjeux.
Q - Il imposera donc sa vision ?
R - Il ne l'imposera pas car la Convention a son propre dynamisme. Mais il n'y a aucune question de compétition ou de hiérarchie avec les autorités françaises. Cette Convention commence ses travaux le 28 février. Il est prévu qu'elle travaille pendant un an environ avant de laisser un certain temps de décantation et que la Conférence intergouvernementale puisse commencer sa négociation proprement dite.
Durant cette année, il y a des élections en France, des élections en Allemagne et dans d'autres pays. Pendant ce temps, la Convention continue, elle mène ses travaux. Il n'y a pas de hiérarchie dans la décision.
Q - Sous certaines cohabitations, on avait quand même l'impression que la France parlait d'une seule voix. Ne pensez-vous pas qu'aujourd'hui il y a un consensus en France sur la politique des Affaires étrangères qu'il faut mener ?
R - Dans toutes les grandes démocraties aujourd'hui, il y a un consensus sur quelques grandes idées, quelques grandes valeurs autour de la démocratie et de beaucoup d'autres choses. Cela ne veut pas dire qu'il n'y ait pas de différence. Il y a des différences, des orientations, et les réactions des uns et des autres ne seront jamais tout à fait les mêmes. Si nous avons, pendant presque 5 ans, durant cette période, montré que la France pouvait s'exprimer d'une seule voix, et peut-être d'ailleurs par plusieurs bouches, c'est parce qu'il y a eu constamment un travail de mise en cohérence tout à fait considérable. D'ailleurs, le Premier ministre l'a rappelé et expliqué dans une émission de télévision qu'il y a toujours eu un travail qui commençait au Quai d'Orsay, avec des représentants de l'Elysée et de Matignon, des comités restreints sous la présidence du Premier ministre à Matignon, un Conseil restreint pour conclure sous la présidence du président de la République. Et grâce à cela, nous avons réussi sur toutes les grandes crises et dans toutes les grandes négociations à avoir une position française cohérente, parfois plus cohérente au bout du compte que ce que l'on voyait dans des gouvernements avec des positions apparemment proches.
Q - Seriez-vous pour la cohabitation ?
R - Non, je décris comment cela marche.
Q - Vous parliez d'une sorte de consensus qui s'instaure en France. Il est vrai que ce n'est pas le cas actuellement en Italie. Que pensez-vous de l'idée de retrouver en face de vous, comme ministre des Affaires étrangères, M. Berlusconi ? Viendra-t-il à vos réunions ?
R - Cela ne pourra pas durer longtemps sur le plan pratique.
Q - Mais, derrière l'aspect plaisanterie, n'est-ce pas inquiétant ?
R - La première chose, c'est que l'Italie est un grand pays fondateur de l'Europe et une grande démocratie.
Il ne faut pas oublier que les gens ont le droit de choisir les gouvernants par lesquels ils sont gouvernés. Pour nous, en tant que partenaires, très intimement proches de ce pays, dans une situation où nous décidons de plus en plus ensemble, quel que soit le nom juridique que l'on y met, nous sommes en droit de nous poser des questions lorsque l'on voit que, dans ce gouvernement, M. Ruggiero, le ministre des Affaires étrangères européen très convaincu, très expérimenté, extraordinairement estimé en Europe et partout a été contraint à la démission par une série de déclarations et de harcèlements de la part d'un certain nombre de ministres qui prenaient vraiment le contre-pied de toutes ses positions et de tous ses efforts.
Nous nous trouvons dans une phase d'attente. Nous voulons de M. Berlusconi qu'il nous dise quelle est sa ligne. En tant que premier responsable de la politique italienne, nous attendons de lui qu'il nous dise quelle est sa politique européenne. Ce n'est pas une intrusion, c'est normal, nous sommes des partenaires très étroits.
Q - Espérez-vous que le moule européen jouera son rôle, une fois de plus ?
R - Oui, quelles que soient les péripéties parfois difficiles à gérer, j'ai une grande confiance dans la puissance du mouvement de l'Union européenne.
Q - L'Argentine est également au bord du gouffre en matière de dette. Cela nous concerne tous. Encore une fois, on n'a pas l'impression en Europe que l'on se sente concerné. Vous suivez depuis des décennies la politique internationale, a-t-elle beaucoup changé ? A l'ombre de l'Argentine, cette mondialisation est-elle à gérer différemment aujourd'hui ?
R - Je ne pense pas que l'Argentine soit un exemple typique d'accident de la mondialisation. Mais, en revanche, il y a eu des politiques spécifiques à l'Argentine qui étaient erronées. Justifiées au début dans l'alignement du peso sur le dollar parce que cela a permis de terrasser l'hyper-inflation. Cela a certainement été poursuivi pendant trop longtemps ; il fallait casser ce lien, c'est évident. Je pense que les gouvernements argentins ne se sont pas attaqués aux maux structurels du pays. C'est tout à fait clair.
Q - Un pays pauvre qui a voulu vivre comme les pays riches ?
R - Non, c'est un pays potentiellement riche, qui a été riche et qui a été ruiné par des événements extérieurs mais aussi par des politiques absurdes. Il faut un gouvernement courageux pour retrouver non seulement la confiance des partenaires extérieurs, des investisseurs, des créanciers, mais aussi la confiance des Argentins. Et beaucoup de choses malheureusement dans ce pays, à l'époque moderne, découlent du fait que les Argentins n'avaient plus confiance dans leur propre pays.
Il faut des choses simples. Il faut, par exemple, qu'il y ait une égalité devant l'impôt. L'une des choses dont le FMI ne s'est pas préoccupé, c'est que lorsqu'il imposait des mesures de rigueur qui étaient indispensables, il ne se préoccupait pas du tout de la façon dont elles étaient répercutées dans le pays, avec des conditions qui conduisaient politiquement à l'échec. Je crois qu'il y a une base pour que ce pays se reconstruise s'il est rigoureux.
Mais ce n'est pas forcément l'une des démonstrations de la mondialisation. La France a une expérience, une tradition. Les Européens doivent se mettre d'accord et nous avons à parler à nos amis américains parce qu'il faut absolument les convaincre de se réengager dans un multilatéralisme que l'état du monde justifie. C'est l'un des grands sujets de la politique à venir.
Les anti-mondialisation sont trop systématiques. Ils posent souvent de bonnes questions, pour certains d'entre eux, ceux qui ne sont pas violents, mais ils n'ont pas vraiment de réponses. Ceux qui condamnaient l'OMC en tant que cadre se trompent, évidemment. Il vaut beaucoup mieux un cadre pour négocier que la jungle de la guerre commerciale. Comment introduit-on des normes dans la négociation commerciale ? Nous avons réussi à en introduire un petit peu à Doha il y a quelques temps. C'est un immense chantier pour la politique française de demain et pour la politique européenne de demain.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 16 janvier 2002)