Texte intégral
Je suis heureuse de confronter, pour la première fois dans cette enceinte, nos points de vue sur les rapports entre les media et la justice qui soulèvent des questions toujours vivantes et toujours ouvertes dans notre démocratie.
D'autant que je suis amenée à le faire dans une période de grande confusion il me semble, quant à la perception du fonctionnement de la justice, du déroulement des procédures pénales et de l'équilibre à atteindre entre la protection de la présomption d'innocence et la sauvegarde de la sécurité publique. Une période où l'on découvre notamment qu'une loi plébiscitée, il y a à peine un an et demi, par toutes les forces politiques représentées au Parlement, est devenue une référence décriée.
Mais, je ne suis pas ici pour plaider l'innocence de la loi des maux dont on l'accable !
Vous êtes réunis aujourd'hui autour des questions de secret, de démocratie et de media. Je n'ai pas pu assister à vos débats mais soyez assurés que j'en prendrais connaissance avec intérêt.
De mon point de vue de Garde des Sceaux, je souhaiterais tout d'abord rappeler la relation ambivalente que les journalistes entretiennent avec le secret et surtout plaider pour de nouveaux rapports entre les media et la justice.
I. LE SECRET : ENNEMI ET ALLIE DU JOURNALISTE
Selon qu'il est envisagé comme l'interdiction opposée au journaliste à l'encontre de ses investigations et de leur publication ou comme la protection qui lui est dû à raison de la sauvegarde de la liberté d'expression, le secret est évidemment perçu soit comme l'ennemi, soit comme l'allié du journaliste.
1. Dans la première catégorie, le secret de l'instruction, bien sûr, source toujours de beaucoup d'incompréhensions.
Parce que c'est un secret relatif, ce qui est souvent méconnu : seuls certains acteurs du dossier pénal y sont tenus, " ceux qui concourent à la procédure ", selon les termes de l'article 11 du code de procédure pénale. Et parce qu'en conséquence, c'est un secret dont la violation n'est guère sanctionnée puisqu'en pratique, il est très difficile de déterminer s'il est mis à mal par des personnes qui n'y sont pas tenues (les parties au dossier et leurs avocats notamment) ou s'il est effectivement bafoué par celles qui y sont tenues (magistrats, personnels de justice, enquêteurs, experts ..). Je peux, à cet égard, témoigner que les enquêtes administratives que j'ai eu l'occasion de faire diligenter sur le sujet se sont en général avérées décevantes quant à leurs conclusions.
La remise en cause du secret de l'instruction est un débat récurrent. Il avait beaucoup agité les travaux de préparation de ce qui est devenue la loi du 15 juin 2000. Finalement, le choix a été fait par le législateur de ne pas l'abandonner, au nom, en quelque sorte, d'un moindre mal : les conséquences de son éventuelle abrogation, en termes d'atteintes à la présomption d'innocence et de risques d'instrumentalisation de la presse dans des manoeuvres para-judiciaires, ayant été jugées trop incertaines.
Seule une solution, certes relativement limitée, a été retenue : donner au procureur de la République, au cours d'une instruction, la faculté de - je cite - " rendre publics des éléments objectifs tirés de la procédure ne comportant aucune appréciation sur le bien-fondé des charges retenues contre les personnes mises en cause ", de manière à pouvoir, le cas échéant, faire échec officiellement aux contre-vérités qui seraient proférées ici ou là. Il me semble que cette mesure a d'ores-et-déjà fait ses preuves. Je crois même que c'est l'une des mesures de la loi du 15 juin 2000 que je n'ai jamais entendu critiquer ! Mais, en réalité, il y en a bien d'autres !
Cette communication institutionnelle me paraît une voie d'avenir pour les rapports entre les media et la justice qu'il convient d'approfondir, j'y reviendrai dans un instant.
Au-delà du secret de l'instruction, notre droit positif contient un arsenal disparate délimitant le champ des informations judiciaires dont la publication ou la diffusion est prohibée, arsenal qui a été partiellement modernisée par la loi du 15 juin 2000.
Un mot d'abord des nouvelles dispositions de la loi du 15 juin 2000, et en particulier de celles prohibant la diffusion de l'image d'une personne mise en cause menottée ou entravée ou de celles prohibant la diffusion de l'image d'une victime dans des conditions portant atteinte à sa dignité.
Celles-ci, quant à elles, ont été sérieusement critiquées. Je sais que certains d'entre vous y ont vu les germes d'une atteinte injustifiée à leur liberté d'expression et de publication. Il m'apparaît, toutefois - mais vous me contredirez peut-être - que la polémique a été plus vive au moment de l'élaboration de la loi que depuis son entrée en vigueur. Comme quoi, tous les débats sur les dispositions de la loi du 15 juin 2000 n'obéissent pas au même scénario !
A ma connaissance, les condamnations prononcées à ce jour sur le fondement de ces dispositions sont très rares. Je serais tentée d'y voir le signe - mais là encore vous me contredirez peut-être - d'une bonne intégration de ces interdits par les professionnels, si ce n'est d'une reconnaissance a posteriori de leur légitimité.
Quant aux dispositions plus anciennes de notre droit positif, elles mériteraient sans aucun doute un toilettage. La Cour européenne des droits de l'homme, sur la requête de vos confrères MM. Du Roy et Malaurie, vient ainsi de censurer l'article 2 de la loi du 2 juillet 1931 qui interdit la publication de toute information relative aux plaintes avec constitution de partie civile tant qu'une décision judiciaire n'est pas intervenue. La Cour a, en effet, estimé - je cite - que cette " interdiction de publication générale et absolue visant tout type d'information ..... fondée sur aucune raison objective, alors qu'elle entrave de manière totale le droit de la presse à informer le public sur des sujets qui, bien que concernant une procédure pénale avec constitution de partie civile, peuvent être d'intérêt public .... ne représentait pas un moyen raisonnablement proportionné à la poursuite des buts légitimes visés compte tenu de l'intérêt de la société démocratique à assurer et maintenir la liberté de la presse ".
Mais, en l'attente d'une nécessaire modification législative, les juridictions nationales, très sensibles, vous le savez, à la compatibilité de notre droit interne avec les principes posés par la Convention européenne des droits de l'homme et, un jour, je l'espère, de la Charte européenne des droits fondamentaux, exercent, en tout état de cause, une vigilance accrue sur le bien-fondé des incriminations à l'encontre de la presse au regard de la protection de la liberté d'expression. Ainsi la Cour de cassation s'est-elle rangée à la position de la Cour européenne s'agissant de l'article 2 de la loi du 2 juillet 1931.
Et, sans attendre même un arrêt de la Cour de Strasbourg, certaines juridictions nationales s'orientent d'ores-et-déjà vers la disqualification du délit d'offense envers un chef d'Etat étranger prévu par l'article 36 de la loi du 29 juillet 1881.
2. Dans la seconde catégorie du secret conçu comme une protection, je citerai, pour mémoire, les règles spéciales de perquisition des entreprises de presse prévues par l'article 56-2 du code de procédure pénale ou encore les dispositions du projet de loi relatif à la protection des personnes physiques à l'égard des traitements de données à caractère personnel qui exonèrent les fichiers constituées par des journalistes de la plupart des obligations prévues par la loi.
Mais c'est sans doute la question de la protection des sources qui est la plus emblématique.
Le droit des journalistes à la protection de leurs sources est reconnu et protégé par le droit interne français, depuis la loi du 4 janvier 1993 qui a inséré à l'article 109 du code de procédure pénale un alinéa ainsi rédigé : " Tout journaliste, entendu comme témoin sur des informations recueillies dans l'exercice de son activité, est libre de ne pas en révéler l'origine ".
La Cour européenne des droits de l'homme a parallèlement consacré, en des termes particulièrement vigilants, la protection des sources journalistiques comme " l'un des piliers angulaires de la liberté de la presse ".
Le monde de la presse et des media a, néanmoins, ressenti, à l'occasion de la garde à vue de Jean-Pierre Rey, journaliste-photographe à l'agence Gamma, qui faisaient suite à plusieurs autres gardes à vue conduites à l'encontre de journalistes, une vive inquiétude quant à une possible mise en cause de ce droit à la protection des sources.
La crainte s'est fait jour que, sous couvert d'une suspicion légère voire très légère, ne s'exerce une forme de pression visant, en réalité, à contraindre certains journalistes à livrer des informations qui devraient être couvertes par le secret des sources. Je l'ai dit à Reporters sans frontières, je le répète ici : si de telles pratiques étaient avérées - ce que, pour ma part, je ne puis évidemment apprécier - il s'agirait sans conteste d'un détournement des procédures.
Je rappelle que, depuis la loi du 15 juin 2000, une personne ne peut être placée en garde à vue que s'il existe à son encontre " des indices faisant présumer qu'elle a commis ou tenté de commettre une infraction ".
Le contrôle de l'application de ces dispositions relève des autorités judiciaires, soit dans le cadre de la procédure pénale à laquelle le procès-verbal d'audition sera versé, soit dans le cadre d'une éventuelle mise en cause de la responsabilité des services de police judiciaire.
Pour ma part, il me semble donc que notre système judiciaire réformé notamment par la loi du 15 juin 2000, présente des garanties satisfaisantes pour réguler d'éventuels dévoiements de procédure. Mais, je me suis engagée auprès de Reporters sans frontière à étudier les propositions qu'ils m'ont faites, à l'issue du colloque tenu à l'initiative de cette association et du Press club de France le 28 septembre dernier, pour parfaire la protection du secret des sources.
Je tiendrai cet engagement et je dois, du reste, recevoir très prochainement les représentants de Reporters sans frontière.
Bien évidemment, la "ligne blanche" que je ne franchirai pas - vous le comprendrez aisément - est celle d'une immunité pénale qui serait reconnue de fait ou de droit aux journalistes qui participeraient effectivement à la commission d'une infraction, fût-ce dans le cadre de leur activité professionnelle. La protection légitime due à la liberté de presse ne saurait, à mes yeux, conduire à exonérer, par principe, les journalistes de leur responsabilité pénale individuelle.
II. LES RAPPORTS DE LA JUSTICE AVEC LES MEDIA : POUR TENTER DE RENOUVELER LES TERMES DU DEBAT
En l'état du droit, les rapports entre la justice et les media sont marqués par la recherche laborieuse d'un point d'équilibre entre la liberté d'expression, d'une part, et la protection des droits fondamentaux de la personne et le bon fonctionnement de la justice, d'autre part.
La formule tient plus de l'antienne que de l'avancée de la réflexion. Rappeler cela témoigne, quand même, à mon avis, d'une attitude plutôt défiante de l'institution judiciaire vis-à-vis des media et, donc, quelque part, de la société.
Il faut, je crois, faire aujourd'hui la part des choses entre la protection des droits fondamentaux des personnes sur lesquels on ne peut transiger et une tradition de confidentialité qui ne se justifie plus.
La première et, longtemps la seule, communication de l'institution judiciaire tenait à la publicité des audiences et des décisions juridictionnelles. Il s'agit, bien sûr, d'un principe général de procédure réputé garantir le bon déroulement du procès et les droits de la défense : un procès secret étant un procès suspect.
Mais, dans la perspective de communication qui m'occupe, j'en retiendrais deux idées :
- d'une part, l'audience est censé être le seul lieu de publicité pour la justice qui, en dehors de cette scène, est supposée travailler dans le secret et est supposée avoir besoin du secret pour travailler ;
- d'autre part, le spectacle brut de l'audience ou la lecture brute de la décision rendue sont censés se suffire à eux-mêmes et tenir lieu de communication.
Je pense que cette conception classique des rapports entre la justice et les media n'est plus adaptée aux attentes de la société par rapport aux services publics en général et au service public de la justice, en particulier.
Les media ne peuvent plus être envisagés seulement comme une pression ou une intrusion que l'institution judiciaire subit et qu'il convient d'endiguer tant bien que mal. La communication est aussi une façon pour le service public de rendre compte aux citoyens de l'exercice de sa mission.
Et, pour ma part, en tant que Garde des Sceaux, je suis très tentée de me poser la question des rapports de la justice avec les media moins en termes de protection de la liberté d'expression des journalistes qu'en termes de devoir de transparence de l'institution. J'évoque, du reste, régulièrement ce devoir de transparence avec les responsables des juridictions.
Trois directions me paraissent devoir être explorées :
- d'une part, rendre compte publiquement de l'évaluation de l'institution judiciaire, comme on le fait pour la plupart des politiques publiques, en mettant au point des indicateurs qui traduisent non seulement la quantité de la " justice rendue " mais aussi sa qualité.
- d'autre part, s'expliquer devant l'opinion publique sur les dysfonctionnements de l'institution judiciaire : l'affaire des disparus de l'Yonne aura, je pense, valeur de précédent et j'espère que, désormais, il ne sera plus possible de traiter ce type d'affaire dans le huis-clos de l'institution judiciaire.
- enfin, au-delà du communiqué de presse du procureur déjà consacré par la loi du 15 juin 2000 ainsi que je l'ai rappelé en début de mon propos, je souhaite que les juridictions puissent se doter progressivement d'un véritable "porte-parole" chargé de rendre compte aux élus, aux média et donc à l'ensemble de la société de l'activité de leur juridiction. Je ferai, à cet égard, des annonces en faveur d'une expérimentation auprès de quelques juridictions, dans le cadre du bilan des " Entretiens de Vendôme " que j'ai lancés il y a près de huit mois, maintenant.
Ma conviction depuis que j'ai pris mes fonctions est que l'opacité et le secret nourrissent les incompréhensions et les suspicions. Depuis quelques semaines, ce sentiment n'a pu que décupler. J'ai mis au coeur de mon action le rapprochement de la justice et de la société. J'espère tout faire pour y contribuer. Dans ce défi-là, les rapports des media et de la justice sont bien autre chose que des histoires de " faits divers "
Je vous remercie.
(source http://www.justice.gouv.fr, le 30 novembre 2001)
D'autant que je suis amenée à le faire dans une période de grande confusion il me semble, quant à la perception du fonctionnement de la justice, du déroulement des procédures pénales et de l'équilibre à atteindre entre la protection de la présomption d'innocence et la sauvegarde de la sécurité publique. Une période où l'on découvre notamment qu'une loi plébiscitée, il y a à peine un an et demi, par toutes les forces politiques représentées au Parlement, est devenue une référence décriée.
Mais, je ne suis pas ici pour plaider l'innocence de la loi des maux dont on l'accable !
Vous êtes réunis aujourd'hui autour des questions de secret, de démocratie et de media. Je n'ai pas pu assister à vos débats mais soyez assurés que j'en prendrais connaissance avec intérêt.
De mon point de vue de Garde des Sceaux, je souhaiterais tout d'abord rappeler la relation ambivalente que les journalistes entretiennent avec le secret et surtout plaider pour de nouveaux rapports entre les media et la justice.
I. LE SECRET : ENNEMI ET ALLIE DU JOURNALISTE
Selon qu'il est envisagé comme l'interdiction opposée au journaliste à l'encontre de ses investigations et de leur publication ou comme la protection qui lui est dû à raison de la sauvegarde de la liberté d'expression, le secret est évidemment perçu soit comme l'ennemi, soit comme l'allié du journaliste.
1. Dans la première catégorie, le secret de l'instruction, bien sûr, source toujours de beaucoup d'incompréhensions.
Parce que c'est un secret relatif, ce qui est souvent méconnu : seuls certains acteurs du dossier pénal y sont tenus, " ceux qui concourent à la procédure ", selon les termes de l'article 11 du code de procédure pénale. Et parce qu'en conséquence, c'est un secret dont la violation n'est guère sanctionnée puisqu'en pratique, il est très difficile de déterminer s'il est mis à mal par des personnes qui n'y sont pas tenues (les parties au dossier et leurs avocats notamment) ou s'il est effectivement bafoué par celles qui y sont tenues (magistrats, personnels de justice, enquêteurs, experts ..). Je peux, à cet égard, témoigner que les enquêtes administratives que j'ai eu l'occasion de faire diligenter sur le sujet se sont en général avérées décevantes quant à leurs conclusions.
La remise en cause du secret de l'instruction est un débat récurrent. Il avait beaucoup agité les travaux de préparation de ce qui est devenue la loi du 15 juin 2000. Finalement, le choix a été fait par le législateur de ne pas l'abandonner, au nom, en quelque sorte, d'un moindre mal : les conséquences de son éventuelle abrogation, en termes d'atteintes à la présomption d'innocence et de risques d'instrumentalisation de la presse dans des manoeuvres para-judiciaires, ayant été jugées trop incertaines.
Seule une solution, certes relativement limitée, a été retenue : donner au procureur de la République, au cours d'une instruction, la faculté de - je cite - " rendre publics des éléments objectifs tirés de la procédure ne comportant aucune appréciation sur le bien-fondé des charges retenues contre les personnes mises en cause ", de manière à pouvoir, le cas échéant, faire échec officiellement aux contre-vérités qui seraient proférées ici ou là. Il me semble que cette mesure a d'ores-et-déjà fait ses preuves. Je crois même que c'est l'une des mesures de la loi du 15 juin 2000 que je n'ai jamais entendu critiquer ! Mais, en réalité, il y en a bien d'autres !
Cette communication institutionnelle me paraît une voie d'avenir pour les rapports entre les media et la justice qu'il convient d'approfondir, j'y reviendrai dans un instant.
Au-delà du secret de l'instruction, notre droit positif contient un arsenal disparate délimitant le champ des informations judiciaires dont la publication ou la diffusion est prohibée, arsenal qui a été partiellement modernisée par la loi du 15 juin 2000.
Un mot d'abord des nouvelles dispositions de la loi du 15 juin 2000, et en particulier de celles prohibant la diffusion de l'image d'une personne mise en cause menottée ou entravée ou de celles prohibant la diffusion de l'image d'une victime dans des conditions portant atteinte à sa dignité.
Celles-ci, quant à elles, ont été sérieusement critiquées. Je sais que certains d'entre vous y ont vu les germes d'une atteinte injustifiée à leur liberté d'expression et de publication. Il m'apparaît, toutefois - mais vous me contredirez peut-être - que la polémique a été plus vive au moment de l'élaboration de la loi que depuis son entrée en vigueur. Comme quoi, tous les débats sur les dispositions de la loi du 15 juin 2000 n'obéissent pas au même scénario !
A ma connaissance, les condamnations prononcées à ce jour sur le fondement de ces dispositions sont très rares. Je serais tentée d'y voir le signe - mais là encore vous me contredirez peut-être - d'une bonne intégration de ces interdits par les professionnels, si ce n'est d'une reconnaissance a posteriori de leur légitimité.
Quant aux dispositions plus anciennes de notre droit positif, elles mériteraient sans aucun doute un toilettage. La Cour européenne des droits de l'homme, sur la requête de vos confrères MM. Du Roy et Malaurie, vient ainsi de censurer l'article 2 de la loi du 2 juillet 1931 qui interdit la publication de toute information relative aux plaintes avec constitution de partie civile tant qu'une décision judiciaire n'est pas intervenue. La Cour a, en effet, estimé - je cite - que cette " interdiction de publication générale et absolue visant tout type d'information ..... fondée sur aucune raison objective, alors qu'elle entrave de manière totale le droit de la presse à informer le public sur des sujets qui, bien que concernant une procédure pénale avec constitution de partie civile, peuvent être d'intérêt public .... ne représentait pas un moyen raisonnablement proportionné à la poursuite des buts légitimes visés compte tenu de l'intérêt de la société démocratique à assurer et maintenir la liberté de la presse ".
Mais, en l'attente d'une nécessaire modification législative, les juridictions nationales, très sensibles, vous le savez, à la compatibilité de notre droit interne avec les principes posés par la Convention européenne des droits de l'homme et, un jour, je l'espère, de la Charte européenne des droits fondamentaux, exercent, en tout état de cause, une vigilance accrue sur le bien-fondé des incriminations à l'encontre de la presse au regard de la protection de la liberté d'expression. Ainsi la Cour de cassation s'est-elle rangée à la position de la Cour européenne s'agissant de l'article 2 de la loi du 2 juillet 1931.
Et, sans attendre même un arrêt de la Cour de Strasbourg, certaines juridictions nationales s'orientent d'ores-et-déjà vers la disqualification du délit d'offense envers un chef d'Etat étranger prévu par l'article 36 de la loi du 29 juillet 1881.
2. Dans la seconde catégorie du secret conçu comme une protection, je citerai, pour mémoire, les règles spéciales de perquisition des entreprises de presse prévues par l'article 56-2 du code de procédure pénale ou encore les dispositions du projet de loi relatif à la protection des personnes physiques à l'égard des traitements de données à caractère personnel qui exonèrent les fichiers constituées par des journalistes de la plupart des obligations prévues par la loi.
Mais c'est sans doute la question de la protection des sources qui est la plus emblématique.
Le droit des journalistes à la protection de leurs sources est reconnu et protégé par le droit interne français, depuis la loi du 4 janvier 1993 qui a inséré à l'article 109 du code de procédure pénale un alinéa ainsi rédigé : " Tout journaliste, entendu comme témoin sur des informations recueillies dans l'exercice de son activité, est libre de ne pas en révéler l'origine ".
La Cour européenne des droits de l'homme a parallèlement consacré, en des termes particulièrement vigilants, la protection des sources journalistiques comme " l'un des piliers angulaires de la liberté de la presse ".
Le monde de la presse et des media a, néanmoins, ressenti, à l'occasion de la garde à vue de Jean-Pierre Rey, journaliste-photographe à l'agence Gamma, qui faisaient suite à plusieurs autres gardes à vue conduites à l'encontre de journalistes, une vive inquiétude quant à une possible mise en cause de ce droit à la protection des sources.
La crainte s'est fait jour que, sous couvert d'une suspicion légère voire très légère, ne s'exerce une forme de pression visant, en réalité, à contraindre certains journalistes à livrer des informations qui devraient être couvertes par le secret des sources. Je l'ai dit à Reporters sans frontières, je le répète ici : si de telles pratiques étaient avérées - ce que, pour ma part, je ne puis évidemment apprécier - il s'agirait sans conteste d'un détournement des procédures.
Je rappelle que, depuis la loi du 15 juin 2000, une personne ne peut être placée en garde à vue que s'il existe à son encontre " des indices faisant présumer qu'elle a commis ou tenté de commettre une infraction ".
Le contrôle de l'application de ces dispositions relève des autorités judiciaires, soit dans le cadre de la procédure pénale à laquelle le procès-verbal d'audition sera versé, soit dans le cadre d'une éventuelle mise en cause de la responsabilité des services de police judiciaire.
Pour ma part, il me semble donc que notre système judiciaire réformé notamment par la loi du 15 juin 2000, présente des garanties satisfaisantes pour réguler d'éventuels dévoiements de procédure. Mais, je me suis engagée auprès de Reporters sans frontière à étudier les propositions qu'ils m'ont faites, à l'issue du colloque tenu à l'initiative de cette association et du Press club de France le 28 septembre dernier, pour parfaire la protection du secret des sources.
Je tiendrai cet engagement et je dois, du reste, recevoir très prochainement les représentants de Reporters sans frontière.
Bien évidemment, la "ligne blanche" que je ne franchirai pas - vous le comprendrez aisément - est celle d'une immunité pénale qui serait reconnue de fait ou de droit aux journalistes qui participeraient effectivement à la commission d'une infraction, fût-ce dans le cadre de leur activité professionnelle. La protection légitime due à la liberté de presse ne saurait, à mes yeux, conduire à exonérer, par principe, les journalistes de leur responsabilité pénale individuelle.
II. LES RAPPORTS DE LA JUSTICE AVEC LES MEDIA : POUR TENTER DE RENOUVELER LES TERMES DU DEBAT
En l'état du droit, les rapports entre la justice et les media sont marqués par la recherche laborieuse d'un point d'équilibre entre la liberté d'expression, d'une part, et la protection des droits fondamentaux de la personne et le bon fonctionnement de la justice, d'autre part.
La formule tient plus de l'antienne que de l'avancée de la réflexion. Rappeler cela témoigne, quand même, à mon avis, d'une attitude plutôt défiante de l'institution judiciaire vis-à-vis des media et, donc, quelque part, de la société.
Il faut, je crois, faire aujourd'hui la part des choses entre la protection des droits fondamentaux des personnes sur lesquels on ne peut transiger et une tradition de confidentialité qui ne se justifie plus.
La première et, longtemps la seule, communication de l'institution judiciaire tenait à la publicité des audiences et des décisions juridictionnelles. Il s'agit, bien sûr, d'un principe général de procédure réputé garantir le bon déroulement du procès et les droits de la défense : un procès secret étant un procès suspect.
Mais, dans la perspective de communication qui m'occupe, j'en retiendrais deux idées :
- d'une part, l'audience est censé être le seul lieu de publicité pour la justice qui, en dehors de cette scène, est supposée travailler dans le secret et est supposée avoir besoin du secret pour travailler ;
- d'autre part, le spectacle brut de l'audience ou la lecture brute de la décision rendue sont censés se suffire à eux-mêmes et tenir lieu de communication.
Je pense que cette conception classique des rapports entre la justice et les media n'est plus adaptée aux attentes de la société par rapport aux services publics en général et au service public de la justice, en particulier.
Les media ne peuvent plus être envisagés seulement comme une pression ou une intrusion que l'institution judiciaire subit et qu'il convient d'endiguer tant bien que mal. La communication est aussi une façon pour le service public de rendre compte aux citoyens de l'exercice de sa mission.
Et, pour ma part, en tant que Garde des Sceaux, je suis très tentée de me poser la question des rapports de la justice avec les media moins en termes de protection de la liberté d'expression des journalistes qu'en termes de devoir de transparence de l'institution. J'évoque, du reste, régulièrement ce devoir de transparence avec les responsables des juridictions.
Trois directions me paraissent devoir être explorées :
- d'une part, rendre compte publiquement de l'évaluation de l'institution judiciaire, comme on le fait pour la plupart des politiques publiques, en mettant au point des indicateurs qui traduisent non seulement la quantité de la " justice rendue " mais aussi sa qualité.
- d'autre part, s'expliquer devant l'opinion publique sur les dysfonctionnements de l'institution judiciaire : l'affaire des disparus de l'Yonne aura, je pense, valeur de précédent et j'espère que, désormais, il ne sera plus possible de traiter ce type d'affaire dans le huis-clos de l'institution judiciaire.
- enfin, au-delà du communiqué de presse du procureur déjà consacré par la loi du 15 juin 2000 ainsi que je l'ai rappelé en début de mon propos, je souhaite que les juridictions puissent se doter progressivement d'un véritable "porte-parole" chargé de rendre compte aux élus, aux média et donc à l'ensemble de la société de l'activité de leur juridiction. Je ferai, à cet égard, des annonces en faveur d'une expérimentation auprès de quelques juridictions, dans le cadre du bilan des " Entretiens de Vendôme " que j'ai lancés il y a près de huit mois, maintenant.
Ma conviction depuis que j'ai pris mes fonctions est que l'opacité et le secret nourrissent les incompréhensions et les suspicions. Depuis quelques semaines, ce sentiment n'a pu que décupler. J'ai mis au coeur de mon action le rapprochement de la justice et de la société. J'espère tout faire pour y contribuer. Dans ce défi-là, les rapports des media et de la justice sont bien autre chose que des histoires de " faits divers "
Je vous remercie.
(source http://www.justice.gouv.fr, le 30 novembre 2001)