Texte intégral
Mesdames et Messieurs les commissaires,
Au moment où vous quittez l'Ecole nationale supérieure de police de Saint-Cyr au Mont d'Or, et où vous allez rejoindre vos affectations, vous avez le droit de ressentir la fierté légitime de cadres de la nation, dont la mission est, selon les termes de votre statut, "de concevoir et diriger" les services de la police nationale.
Une fierté de nature, peut-être, différente de celle que vous avez dû ressentir, en intégrant, voici deux ans, cette prestigieuse École, quarante hommes et douze femmes, distingués par la logique impartiale du concours, parmi des candidats en très grand nombre - des centaines au concours externe, des dizaines au concours interne - à l'exercice des métiers qui vont être, désormais, les vôtres.
Car à cette fierté se mêle forcément le sentiment des devoirs particuliers qui accompagnent les graves responsabilités dont vous porterez, dès demain, la charge.
Vous avez fixé de redoutables exigences à votre 49ème promotion, en choisissant Montesquieu pour parrain. Certains noms valent programme. À celui de Montesquieu s'attache la définition de la "vertu" comme étant le principe, c'est-à-dire le ressort, du gouvernement démocratique. Qu'est-ce donc, pour lui, que la vertu ? Une qualité politique avant d'être morale : "l'amour de l'égalité, l'amour des lois et de la patrie."
Méditez cette phrase que j'extrais de l'"Esprit des Lois" : "Dans une monarchie, où celui qui fait exécuter les lois se juge au-dessus des lois, on a besoin de moins de vertu que dans un gouvernement populaire, où celui qui fait exécuter les lois sent qu'il y est soumis lui-même et qu'il en portera le poids."
Que la police soit chargée de faire exécuter les lois confère à ceux qui ont l'honneur de la servir, des droits et des pouvoirs qui doivent susciter la crainte et le respect de la part de nos concitoyens. Mais soumis, eux-même, aux lois, les policiers doivent "en porter le poids"
L'usage d'une part de la force publique vous sera confiée, et l'écharpe tricolore que vous recevez aujourd'hui en est le symbole, Mesdames et Messieurs les commissaires. Elle a été instituée -je cite la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, dans la filiation directe de Montesquieu- pour l'avantage de tous, et non pour l'utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée."
Sentez ce poids de la Loi dont vous serez le bras armé.
Le choix de Montesquieu comme éponyme de votre promotion vous oblige. Il vous impose à la fois une stricte déontologie et un devoir de rigueur pour faire respecter les lois républicaines, l'humanité pour les appliquer et le sens du dialogue pour les faire accepter.
À vous, à présent, de vous en montrer dignes.
I - De grandes attentes auxquelles répond la priorité donnée à la police de proximité.
A) De grandes attentes montent de la société vers la police nationale, des attentes quelquefois disproportionnées, eu égard à la stricte définition des tâches qui doivent être les siennes.
Ces attentes augmentent aussi à proportion de l'efficacité de la police. J'ai déjà eu l'occasion d'exprimer toute ma satisfaction à la police nationale pour l'arrestation des auteurs et des complices présumés de l'assassinat du préfet Erignac. Nous devions la résolution de cette affaire à sa mémoire et à sa famille. Cette élucidation qui se poursuit dans le cadre d'une procédure judiciaire rappelle que l'Etat républicain a pour lui le temps et que, dès lors, l'unité de commandement et l'action menée dans le cadre de la loi sont les meilleures garanties du succès. Cette élucidation réussie a fait renaître, en Corse, l'espoir légitime de nombreux parents de victimes assassinées de voir un jour ces crimes élucidés et punis. J'ai bon espoir que, au moins pour certains d'entre eux, nous y réussirons.
Les attentes à l'égard de la police augmentent également à raison des difficultés que d'autres institutions, famille, école, collectivités locales, associations, éprouvent à remplir convenablement leur rôle, dans un contexte caractérisé par l'affaissement des repères, par un chômage de masse, et par la dilution corrélative du lien social, d'où découlent la montée des incivilités, de la délinquance, de la violence, et de l'usage des drogues. À la fin, c'est vers la police, ultime figure de l'Etat, que l'on se tourne, comme vers un dernier recours, pour assurer la paix des ménages ou soutenir l'effort de "travailleurs sociaux" débordés.
Un gouvernement qui s'attaque résolument au cancer du chômage et s'efforce de recréer les repères civiques devient ainsi le meilleur artisan de la sécurité pour tous.
Toutes les enquêtes d'opinion le confirment, la police est, chez nous, une institution populaire. Le terme de "flic" n'a une connotation péjorative que pour un tout petit nombre de gens. Vous le revendiquez souvent car il reste associé à une juste crainte devant la force de la loi, mais aussi à la considération qui va naturellement à ceux qui exercent une mission de service public dès lors qu'elle est remplie avec compétence, dévouement et professionnalisme.
Le rapport entre la police et les Français doit être toujours plus un rapport de confiance. Comme l'a dit le Premier Ministre, aux Assises de la formation et de la recherche dans la police nationale : "La confiance de nos concitoyens dans l'Etat repose sur la garantie de leur sécurité." C'est donc sur vous qu'elle repose en premier lieu.
B) Ne vous y trompez pas, la priorité donnée à la police de proximité signifie, au-delà d'un nouveau mode d'organisation des services et d'un nouveau mode d'emploi des effectifs, une autre philosophie de la présence des policiers dans la société, à laquelle nos concitoyens sont extrêmement réceptifs.
À une police chargée principalement du maintien de l'ordre public et de la protection des institutions, se substituera de plus en plus une police qui, sans négliger ses missions traditionnelles, aura comme priorité la sécurité de nos concitoyens au quotidien et sera capable d'apporter des réponses adaptées à la petite et moyenne délinquance. Cette réforme ne se limite pas à un simple aménagement de l'îlotage. Il s'agit d'aller vers une police non seulement territorialisée mais aussi responsabilisée, connaissant la vie des quartiers, capable enfin d'agir en partenariat avec tous les acteurs de la sécurité, qui combine capacité à réagir à l'événement et aptitude à anticiper, à agir pour prévenir. Bien entendu, si la prévention doit aller aussi loin que possible, la répression doit s'exercer autant que nécessaire. Elle seule, en effet, permet de marquer les limites et ainsi de rappeler les règles sans lesquelles il n'est pas de vie démocratique et civilisée possible. La sanction a aussi et peut-être d'abord une vertu pédagogique. Il faut le dire avec force, le souci de la sécurité doit se garder de deux démagogies concurrentes : l'angélisme et le catastrophisme. Pour les uns la prévention se suffirait à elle-même. Pour les autres seule la répression fournirait la réponse. Nous devons apporter des solutions efficaces qui lient indissociablement prévention, répression et bien sûr le souci de la réinsertion.
1. L'idée de police de proximité a fait son chemin depuis le colloque de Villepinte, "Des villes sûres pour des citoyens libres" en octobre 1997, où la police de proximité est apparue comme l'axe stratégique d'une politique de sécurité publique. Elle se met, d'ores et déjà, en place à Paris, où j'ai installé, il y a deux mois, une nouvelle direction de la police urbaine de proximité, à la Préfecture de police. Je viens, par ailleurs, de valider les projets de la phase expérimentale qui sont passés au stade de l'exécution dans cinq circonscriptions-pilotes : Nîmes, Beauvais, Les Ulis, Châteauroux et Garges-les-Gonesse.
Les expérimentations seront étendues à 59 sites et 33 départements supplémentaires, concernant 1,8 million d'habitants. Ce deuxième cercle prend en compte, de façon ciblée, un certain nombre de zones sensibles. Les projets viennent de me parvenir. Ils devraient être mis en uvre après concertation, à partir du 1er octobre prochain. La généralisation du processus au plan national interviendra au lendemain des Assises de la police de proximité, dont je veux faire un moment fort de la réforme, à partir de mars 2000, là encore après concertation avec la parité syndicale. Elle sera conduite en trois vagues de mars à décembre 2000, de janvier à octobre 2001, puis d'octobre 2001 à juin 2002.
Ce plan est une entreprise majeure qui modifiera le visage de notre police. Il sera, dès que vous aurez rejoint vos affectations, votre affaire personnelle. Sa réussite dépendra de l'engagement individuel de chacun et de chacune d'entre vous.
2. Le Gouvernement entend mettre les moyens nécessaires à la réussite de cette politique, qu'il s'agisse des effectifs, des moyens matériels, des unités mobiles.
1.200 policiers et 700 gendarmes seront déployés cette année dans les 26 départements très sensibles. L'effort se poursuivra au même rythme en 2000 et 2001. Les adjoints de sécurité verront leurs missions élargies à des tâches de garde et de logistique afin de favoriser le retour à la voie publique des personnels titulaires des corps actifs. J'ai demandé le recrutement de 700 personnels administratifs en 2000 et 2001. La lettre de cadrage du Premier Ministre indique clairement que la police de proximité sera une priorité budgétaire de la loi de finances, en 2000.
Des moyens en véhicules légers, cycles et équipements radio et informatiques seront dégagés et affectés dans les circonscriptions sites d'expérimentation dès 1999.
Le Conseil de Sécurité Intérieure de juillet prochain examinera le problème des tâches indues qui grèvent la disponibilité des effectifs de police et la façon la plus réaliste de les alléger.
Enfin, une nouvelle forme d'emploi des unités mobiles de la police et de la gendarmerie nationales a été arrêtée en Conseil de Sécurité Intérieure. Elle consiste à les utiliser d'une manière permanente et fidélisée sur un secteur prédéterminé, en conservant un volume suffisant de réserve gouvernementale. Ces unités effectueront des missions de sécurité publique, notamment de patrouilles et de prévention de troubles à l'ordre public. Leur action permettra aux services territoriaux de sécurité publique de dégager des effectifs pour renforcer la police de proximité. La participation demandée aux unités mobiles est prévue à hauteur de personnels, à parité entre police et gendarmerie nationales. L'effort sera étalé sur trois années à partir du 1er octobre 1999.
II - La mutation culturelle à laquelle correspond la stratégie de la police de proximité doit trouver son écho dans la politique de formation du Ministère de l'Intérieur.
Cette politique est, à mon sens, décisive pour l'avenir de la police nationale. Vous-même êtes conscients de ce que vous devez aux deux enrichissantes années où viennent d'alterner stages et formations. "Ils s'instruisent pour vaincre", la belle devise de l'Ecole Polytechnique pourrait, aussi bien, être la vôtre, et peut-être même à meilleur escient, car vous devez vaincre la délinquance sous toutes ses formes y compris les plus redoutables, tandis que les militaires assurent de plus en plus de tâches de maintien de la paix.
La formation doit être placée au centre du fonctionnement de la police nationale. Vous devez la sentir au cur de votre responsabilité envers les hommes et les femmes dont vous aurez la charge.
L'enjeu est d'autant plus important que dans les prochaines années, seront recrutés 25.000 gardiens de la paix ainsi que 10.000 adjoints de sécurité, qui viendront renouveler mais aussi renforcer les effectifs de la police nationale.
Je le disais à vos prédécesseurs de la 47ème promotion, il y a deux ans : "On ne commande plus aujourd'hui comme autrefois. Exercer complètement ses responsabilités, assumer les ordres donnés, c'est expliquer, c'est former, c'est associer aux décisions prises." Vous serez largement jugés et jaugés sur votre capacité à conduire une gestion participative et responsable des ressources humaines, ayant pour fondement le dialogue et la capacité d'écoute. Votre autorité n'en sera pas amoindrie, bien au contraire !
En même temps qu'avaient lieu les Assises nationales de la formation et de la recherche, en présence du Premier Ministre, pour relancer la formation, au Ministère de l'Intérieur, une nouvelle direction de la formation de la police nationale a vu le jour au début de cette année. Un schéma d'ensemble vient d'être élaboré sous son impulsion. Il assigne trois missions prioritaires à notre dispositif de formation : la police de proximité, la gestion des ressources humaines, la professionnalisation des actions de formation.
1 . Les principaux thèmes, touchant la police de proximité, découlent de son concept même : connaissance du terrain, du tissu social urbain, accueil personnalisé et capacité à communiquer, maîtrise améliorée des règles déontologiques, extension de la qualification d'officier de police judiciaire, appropriation des technologies nouvelles, mise en commun d'expériences avec les polices étrangères.
En parallèle, une campagne se déroulera, de 1999 à 2002 afin de favoriser le recrutement des jeunes issus de toutes les couches de la société, exigence républicaine et condition d'efficacité pour la police nationale qui doit être capable de dialoguer avec tous les citoyens. Elle s'accompagnera d'une révision des modalités des concours de recrutement destinée notamment à une meilleure prise en compte chez les candidats de leurs qualités d'initiative, de discernement et de comportement.
2 . Le programme de formation en gestion des ressources humaines vous aidera à moderniser les relations hiérarchiques, ce qui est nécessaire au bon fonctionnement de la police nationale. Pour les responsabilités les plus importantes, des stages de prise de poste, brefs mais obligatoires, seront institués. Je souhaite aussi que les acquis de la formation ne soient pas sans incidence sur le déroulement des carrières et que les promotions aux grades sommitaux soient subordonnées à un parcours minimal de formation.
Ainsi, pour accéder au grade de commissaire divisionnaire, les commissaires principaux devront avoir suivi, d'une part, un stage de management et, d'autre part, un parmi 5 ou 6 stages d'ouverture sur le monde extérieur proposés par l'ENSP. Ils seront organisés à raison de quelques jours par mois pour ne pas obérer le fonctionnement des services. Mais la formation n'est pas un but en soi. Elle doit être conçue comme un moyen privilégié pour l'institution policière de relever les défis de la sécurité.
Enfin, j'entends qu'un réseau de formateurs se consolide englobant toutes les sphères d'activité de la police nationale. Il faut valoriser le rôle et la carrière des formateurs dans la police nationale. C'est un point tout à fait essentiel.
Seul un réseau dynamisé, autour d'une doctrine unifiée tendant à privilégier la police de proximité, permettra une harmonisation et une normalisation progressives des pratiques, gage de cohésion de l'institution.
Quatre objectifs définissent ce travail en réseau :
- la valorisation du formateur par l'élaboration d'une charte définissant son rôle, ses missions, ses devoirs, ses responsabilités, son recrutement et sa formation ;
- le rapprochement de la formation initiale et continue ;
- le développement de la politique de partenariat avec les différents acteurs de la sécurité ;
- l'affirmation de la complémentarité des rôles entre la direction de la formation de la police nationale -à vocation transversale- et les autres directions actives de la police nationale.
C'est ainsi que l'institution policière républicaine, par une adaptation permanente de ses capacités -qui sont grandes-, répondra de manière toujours plus efficace aux attentes légitimes de la population.
III - Je voudrais aborder en troisième lieu la nécessaire coopération de la police et de l'institution judiciaire.
Montesquieu, dans " l'Esprit des Lois ", a développé le concept de la séparation des pouvoirs. Sa qualité de magistrat au Parlement de Bordeaux lui a inspiré cette réflexion dont la pertinence est illustrée par la dualité de vos fonctions à la fois administratives et judiciaires.
L'action des services de police est en effet dirigée au niveau local par le Préfet et le Procureur de la République, chacun pour ce qui concerne l'exercice de ses responsabilités. Il revient au Préfet d'assurer l'ordre public et au Procureur de la République de mettre en oeuvre l'action publique. Vous serez soumis à ce titre à un système de notation duale qui découle de votre double qualité de chef de service administratif et d'officier de police judiciaire. Cette dualité ne doit pas être un facteur de complication.
Bien au contraire, si vous l'assumez pleinement, elle vous permettra d'assurer vos missions dans un climat de confiance et d'estime réciproques.
Dans ces relations d'estime et de confiance, je souhaite également que ne soient pas oubliés les magistrats du siège, et singulièrement les juges pour enfants, afin de donner sa pleine efficacité aux mesures de lutte contre la délinquance des mineurs.
Le traitement des violences urbaines, tel que je le conçois, illustre parfaitement cette complémentarité. Comme l'a rappelé le Premier Ministre, lors du colloque de Villepinte des 24 et 25 octobre 1997, une politique de sécurité efficace implique la coordination de la politique pénale et de l'action préventive des services de police et de gendarmerie. Au plan national, cette coordination se concrétise par une réflexion interministérielle au sein du Conseil de sécurité intérieure, sous l'autorité du Premier Ministre.
Des relations de confiance et de coopération sont nécessaires entre les deux institutions. Elles ne peuvent atteindre leur pleine efficacité qu'à la condition de coopérer le plus étroitement possible, ce qui implique à la fois bon sens et souci de l'intérêt général. L'accomplissement des missions de police judiciaire doit servir les priorités définies par le gouvernement, notamment pour la lutte contre l'insécurité au quotidien. Bien entendu cette coopération doit concerner aussi les grandes enquêtes particulièrement difficiles.
Comme Ministre de l'Intérieur chargé notamment de la lutte anti-terroriste, dont on sait que nos démocraties ne peuvent pas faire l'économie, je donnerai un exemple de cette excellente coopération : il s'agit de l'identification et de l'interpellation des auteurs et complices présumés de l'assassinat du préfet Erignac. Si le travail de vos "anciens" a porté ses fruits, c'est qu'ils ont su uvrer en coopération permanente, sous l'égide du juge anti-terroriste responsable de l'enquête. C'est aussi que tous les moyens ont été réunis pour créer les meilleures conditions du succès de l'enquête. J'avais défini celle-ci comme une "cause sacrée", car nul ne peut ignorer qu'en Corse c'est aussi une certaine idée de la France qui se joue, "communauté de citoyens" et non pas "communauté d'origine", à connotation plus ou moins ethnique.
La rigueur professionnelle des services ainsi dynamisés s'est traduite, à tous les stades de l'enquête, par la recherche systématique et l'analyse critique et concertée de toutes les données, la vérification de toutes les pistes, la réalisation du plan d'interpellations de toutes les personnes susceptibles d'être impliquées et des interrogatoires menés à bien par des policiers aguerris et parfaits connaisseurs du dossier; enfin, pour garantir l'efficacité de cette somme d'efforts, un souci permanent de rigueur procédurale sous le contrôle du juge afin que les acquis de la phase policière ne soient pas sans lendemains judiciaires. Telles ont été les clés du succès.
Mesdames, Messieurs les commissaires, je vais vous remettre l'écharpe distinctive de vos fonctions de magistrat de l'ordre administratif et judiciaire, l'écharpe aux trois couleurs de la République. Sachez faire bon usage des pouvoirs qu'elle vous confère.
Vive la promotion Montesquieu !
Vive la République !
Vive la France !
(source http://www.interieur.gouv.fr, le 16 août 1999)
Au moment où vous quittez l'Ecole nationale supérieure de police de Saint-Cyr au Mont d'Or, et où vous allez rejoindre vos affectations, vous avez le droit de ressentir la fierté légitime de cadres de la nation, dont la mission est, selon les termes de votre statut, "de concevoir et diriger" les services de la police nationale.
Une fierté de nature, peut-être, différente de celle que vous avez dû ressentir, en intégrant, voici deux ans, cette prestigieuse École, quarante hommes et douze femmes, distingués par la logique impartiale du concours, parmi des candidats en très grand nombre - des centaines au concours externe, des dizaines au concours interne - à l'exercice des métiers qui vont être, désormais, les vôtres.
Car à cette fierté se mêle forcément le sentiment des devoirs particuliers qui accompagnent les graves responsabilités dont vous porterez, dès demain, la charge.
Vous avez fixé de redoutables exigences à votre 49ème promotion, en choisissant Montesquieu pour parrain. Certains noms valent programme. À celui de Montesquieu s'attache la définition de la "vertu" comme étant le principe, c'est-à-dire le ressort, du gouvernement démocratique. Qu'est-ce donc, pour lui, que la vertu ? Une qualité politique avant d'être morale : "l'amour de l'égalité, l'amour des lois et de la patrie."
Méditez cette phrase que j'extrais de l'"Esprit des Lois" : "Dans une monarchie, où celui qui fait exécuter les lois se juge au-dessus des lois, on a besoin de moins de vertu que dans un gouvernement populaire, où celui qui fait exécuter les lois sent qu'il y est soumis lui-même et qu'il en portera le poids."
Que la police soit chargée de faire exécuter les lois confère à ceux qui ont l'honneur de la servir, des droits et des pouvoirs qui doivent susciter la crainte et le respect de la part de nos concitoyens. Mais soumis, eux-même, aux lois, les policiers doivent "en porter le poids"
L'usage d'une part de la force publique vous sera confiée, et l'écharpe tricolore que vous recevez aujourd'hui en est le symbole, Mesdames et Messieurs les commissaires. Elle a été instituée -je cite la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, dans la filiation directe de Montesquieu- pour l'avantage de tous, et non pour l'utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée."
Sentez ce poids de la Loi dont vous serez le bras armé.
Le choix de Montesquieu comme éponyme de votre promotion vous oblige. Il vous impose à la fois une stricte déontologie et un devoir de rigueur pour faire respecter les lois républicaines, l'humanité pour les appliquer et le sens du dialogue pour les faire accepter.
À vous, à présent, de vous en montrer dignes.
I - De grandes attentes auxquelles répond la priorité donnée à la police de proximité.
A) De grandes attentes montent de la société vers la police nationale, des attentes quelquefois disproportionnées, eu égard à la stricte définition des tâches qui doivent être les siennes.
Ces attentes augmentent aussi à proportion de l'efficacité de la police. J'ai déjà eu l'occasion d'exprimer toute ma satisfaction à la police nationale pour l'arrestation des auteurs et des complices présumés de l'assassinat du préfet Erignac. Nous devions la résolution de cette affaire à sa mémoire et à sa famille. Cette élucidation qui se poursuit dans le cadre d'une procédure judiciaire rappelle que l'Etat républicain a pour lui le temps et que, dès lors, l'unité de commandement et l'action menée dans le cadre de la loi sont les meilleures garanties du succès. Cette élucidation réussie a fait renaître, en Corse, l'espoir légitime de nombreux parents de victimes assassinées de voir un jour ces crimes élucidés et punis. J'ai bon espoir que, au moins pour certains d'entre eux, nous y réussirons.
Les attentes à l'égard de la police augmentent également à raison des difficultés que d'autres institutions, famille, école, collectivités locales, associations, éprouvent à remplir convenablement leur rôle, dans un contexte caractérisé par l'affaissement des repères, par un chômage de masse, et par la dilution corrélative du lien social, d'où découlent la montée des incivilités, de la délinquance, de la violence, et de l'usage des drogues. À la fin, c'est vers la police, ultime figure de l'Etat, que l'on se tourne, comme vers un dernier recours, pour assurer la paix des ménages ou soutenir l'effort de "travailleurs sociaux" débordés.
Un gouvernement qui s'attaque résolument au cancer du chômage et s'efforce de recréer les repères civiques devient ainsi le meilleur artisan de la sécurité pour tous.
Toutes les enquêtes d'opinion le confirment, la police est, chez nous, une institution populaire. Le terme de "flic" n'a une connotation péjorative que pour un tout petit nombre de gens. Vous le revendiquez souvent car il reste associé à une juste crainte devant la force de la loi, mais aussi à la considération qui va naturellement à ceux qui exercent une mission de service public dès lors qu'elle est remplie avec compétence, dévouement et professionnalisme.
Le rapport entre la police et les Français doit être toujours plus un rapport de confiance. Comme l'a dit le Premier Ministre, aux Assises de la formation et de la recherche dans la police nationale : "La confiance de nos concitoyens dans l'Etat repose sur la garantie de leur sécurité." C'est donc sur vous qu'elle repose en premier lieu.
B) Ne vous y trompez pas, la priorité donnée à la police de proximité signifie, au-delà d'un nouveau mode d'organisation des services et d'un nouveau mode d'emploi des effectifs, une autre philosophie de la présence des policiers dans la société, à laquelle nos concitoyens sont extrêmement réceptifs.
À une police chargée principalement du maintien de l'ordre public et de la protection des institutions, se substituera de plus en plus une police qui, sans négliger ses missions traditionnelles, aura comme priorité la sécurité de nos concitoyens au quotidien et sera capable d'apporter des réponses adaptées à la petite et moyenne délinquance. Cette réforme ne se limite pas à un simple aménagement de l'îlotage. Il s'agit d'aller vers une police non seulement territorialisée mais aussi responsabilisée, connaissant la vie des quartiers, capable enfin d'agir en partenariat avec tous les acteurs de la sécurité, qui combine capacité à réagir à l'événement et aptitude à anticiper, à agir pour prévenir. Bien entendu, si la prévention doit aller aussi loin que possible, la répression doit s'exercer autant que nécessaire. Elle seule, en effet, permet de marquer les limites et ainsi de rappeler les règles sans lesquelles il n'est pas de vie démocratique et civilisée possible. La sanction a aussi et peut-être d'abord une vertu pédagogique. Il faut le dire avec force, le souci de la sécurité doit se garder de deux démagogies concurrentes : l'angélisme et le catastrophisme. Pour les uns la prévention se suffirait à elle-même. Pour les autres seule la répression fournirait la réponse. Nous devons apporter des solutions efficaces qui lient indissociablement prévention, répression et bien sûr le souci de la réinsertion.
1. L'idée de police de proximité a fait son chemin depuis le colloque de Villepinte, "Des villes sûres pour des citoyens libres" en octobre 1997, où la police de proximité est apparue comme l'axe stratégique d'une politique de sécurité publique. Elle se met, d'ores et déjà, en place à Paris, où j'ai installé, il y a deux mois, une nouvelle direction de la police urbaine de proximité, à la Préfecture de police. Je viens, par ailleurs, de valider les projets de la phase expérimentale qui sont passés au stade de l'exécution dans cinq circonscriptions-pilotes : Nîmes, Beauvais, Les Ulis, Châteauroux et Garges-les-Gonesse.
Les expérimentations seront étendues à 59 sites et 33 départements supplémentaires, concernant 1,8 million d'habitants. Ce deuxième cercle prend en compte, de façon ciblée, un certain nombre de zones sensibles. Les projets viennent de me parvenir. Ils devraient être mis en uvre après concertation, à partir du 1er octobre prochain. La généralisation du processus au plan national interviendra au lendemain des Assises de la police de proximité, dont je veux faire un moment fort de la réforme, à partir de mars 2000, là encore après concertation avec la parité syndicale. Elle sera conduite en trois vagues de mars à décembre 2000, de janvier à octobre 2001, puis d'octobre 2001 à juin 2002.
Ce plan est une entreprise majeure qui modifiera le visage de notre police. Il sera, dès que vous aurez rejoint vos affectations, votre affaire personnelle. Sa réussite dépendra de l'engagement individuel de chacun et de chacune d'entre vous.
2. Le Gouvernement entend mettre les moyens nécessaires à la réussite de cette politique, qu'il s'agisse des effectifs, des moyens matériels, des unités mobiles.
1.200 policiers et 700 gendarmes seront déployés cette année dans les 26 départements très sensibles. L'effort se poursuivra au même rythme en 2000 et 2001. Les adjoints de sécurité verront leurs missions élargies à des tâches de garde et de logistique afin de favoriser le retour à la voie publique des personnels titulaires des corps actifs. J'ai demandé le recrutement de 700 personnels administratifs en 2000 et 2001. La lettre de cadrage du Premier Ministre indique clairement que la police de proximité sera une priorité budgétaire de la loi de finances, en 2000.
Des moyens en véhicules légers, cycles et équipements radio et informatiques seront dégagés et affectés dans les circonscriptions sites d'expérimentation dès 1999.
Le Conseil de Sécurité Intérieure de juillet prochain examinera le problème des tâches indues qui grèvent la disponibilité des effectifs de police et la façon la plus réaliste de les alléger.
Enfin, une nouvelle forme d'emploi des unités mobiles de la police et de la gendarmerie nationales a été arrêtée en Conseil de Sécurité Intérieure. Elle consiste à les utiliser d'une manière permanente et fidélisée sur un secteur prédéterminé, en conservant un volume suffisant de réserve gouvernementale. Ces unités effectueront des missions de sécurité publique, notamment de patrouilles et de prévention de troubles à l'ordre public. Leur action permettra aux services territoriaux de sécurité publique de dégager des effectifs pour renforcer la police de proximité. La participation demandée aux unités mobiles est prévue à hauteur de personnels, à parité entre police et gendarmerie nationales. L'effort sera étalé sur trois années à partir du 1er octobre 1999.
II - La mutation culturelle à laquelle correspond la stratégie de la police de proximité doit trouver son écho dans la politique de formation du Ministère de l'Intérieur.
Cette politique est, à mon sens, décisive pour l'avenir de la police nationale. Vous-même êtes conscients de ce que vous devez aux deux enrichissantes années où viennent d'alterner stages et formations. "Ils s'instruisent pour vaincre", la belle devise de l'Ecole Polytechnique pourrait, aussi bien, être la vôtre, et peut-être même à meilleur escient, car vous devez vaincre la délinquance sous toutes ses formes y compris les plus redoutables, tandis que les militaires assurent de plus en plus de tâches de maintien de la paix.
La formation doit être placée au centre du fonctionnement de la police nationale. Vous devez la sentir au cur de votre responsabilité envers les hommes et les femmes dont vous aurez la charge.
L'enjeu est d'autant plus important que dans les prochaines années, seront recrutés 25.000 gardiens de la paix ainsi que 10.000 adjoints de sécurité, qui viendront renouveler mais aussi renforcer les effectifs de la police nationale.
Je le disais à vos prédécesseurs de la 47ème promotion, il y a deux ans : "On ne commande plus aujourd'hui comme autrefois. Exercer complètement ses responsabilités, assumer les ordres donnés, c'est expliquer, c'est former, c'est associer aux décisions prises." Vous serez largement jugés et jaugés sur votre capacité à conduire une gestion participative et responsable des ressources humaines, ayant pour fondement le dialogue et la capacité d'écoute. Votre autorité n'en sera pas amoindrie, bien au contraire !
En même temps qu'avaient lieu les Assises nationales de la formation et de la recherche, en présence du Premier Ministre, pour relancer la formation, au Ministère de l'Intérieur, une nouvelle direction de la formation de la police nationale a vu le jour au début de cette année. Un schéma d'ensemble vient d'être élaboré sous son impulsion. Il assigne trois missions prioritaires à notre dispositif de formation : la police de proximité, la gestion des ressources humaines, la professionnalisation des actions de formation.
1 . Les principaux thèmes, touchant la police de proximité, découlent de son concept même : connaissance du terrain, du tissu social urbain, accueil personnalisé et capacité à communiquer, maîtrise améliorée des règles déontologiques, extension de la qualification d'officier de police judiciaire, appropriation des technologies nouvelles, mise en commun d'expériences avec les polices étrangères.
En parallèle, une campagne se déroulera, de 1999 à 2002 afin de favoriser le recrutement des jeunes issus de toutes les couches de la société, exigence républicaine et condition d'efficacité pour la police nationale qui doit être capable de dialoguer avec tous les citoyens. Elle s'accompagnera d'une révision des modalités des concours de recrutement destinée notamment à une meilleure prise en compte chez les candidats de leurs qualités d'initiative, de discernement et de comportement.
2 . Le programme de formation en gestion des ressources humaines vous aidera à moderniser les relations hiérarchiques, ce qui est nécessaire au bon fonctionnement de la police nationale. Pour les responsabilités les plus importantes, des stages de prise de poste, brefs mais obligatoires, seront institués. Je souhaite aussi que les acquis de la formation ne soient pas sans incidence sur le déroulement des carrières et que les promotions aux grades sommitaux soient subordonnées à un parcours minimal de formation.
Ainsi, pour accéder au grade de commissaire divisionnaire, les commissaires principaux devront avoir suivi, d'une part, un stage de management et, d'autre part, un parmi 5 ou 6 stages d'ouverture sur le monde extérieur proposés par l'ENSP. Ils seront organisés à raison de quelques jours par mois pour ne pas obérer le fonctionnement des services. Mais la formation n'est pas un but en soi. Elle doit être conçue comme un moyen privilégié pour l'institution policière de relever les défis de la sécurité.
Enfin, j'entends qu'un réseau de formateurs se consolide englobant toutes les sphères d'activité de la police nationale. Il faut valoriser le rôle et la carrière des formateurs dans la police nationale. C'est un point tout à fait essentiel.
Seul un réseau dynamisé, autour d'une doctrine unifiée tendant à privilégier la police de proximité, permettra une harmonisation et une normalisation progressives des pratiques, gage de cohésion de l'institution.
Quatre objectifs définissent ce travail en réseau :
- la valorisation du formateur par l'élaboration d'une charte définissant son rôle, ses missions, ses devoirs, ses responsabilités, son recrutement et sa formation ;
- le rapprochement de la formation initiale et continue ;
- le développement de la politique de partenariat avec les différents acteurs de la sécurité ;
- l'affirmation de la complémentarité des rôles entre la direction de la formation de la police nationale -à vocation transversale- et les autres directions actives de la police nationale.
C'est ainsi que l'institution policière républicaine, par une adaptation permanente de ses capacités -qui sont grandes-, répondra de manière toujours plus efficace aux attentes légitimes de la population.
III - Je voudrais aborder en troisième lieu la nécessaire coopération de la police et de l'institution judiciaire.
Montesquieu, dans " l'Esprit des Lois ", a développé le concept de la séparation des pouvoirs. Sa qualité de magistrat au Parlement de Bordeaux lui a inspiré cette réflexion dont la pertinence est illustrée par la dualité de vos fonctions à la fois administratives et judiciaires.
L'action des services de police est en effet dirigée au niveau local par le Préfet et le Procureur de la République, chacun pour ce qui concerne l'exercice de ses responsabilités. Il revient au Préfet d'assurer l'ordre public et au Procureur de la République de mettre en oeuvre l'action publique. Vous serez soumis à ce titre à un système de notation duale qui découle de votre double qualité de chef de service administratif et d'officier de police judiciaire. Cette dualité ne doit pas être un facteur de complication.
Bien au contraire, si vous l'assumez pleinement, elle vous permettra d'assurer vos missions dans un climat de confiance et d'estime réciproques.
Dans ces relations d'estime et de confiance, je souhaite également que ne soient pas oubliés les magistrats du siège, et singulièrement les juges pour enfants, afin de donner sa pleine efficacité aux mesures de lutte contre la délinquance des mineurs.
Le traitement des violences urbaines, tel que je le conçois, illustre parfaitement cette complémentarité. Comme l'a rappelé le Premier Ministre, lors du colloque de Villepinte des 24 et 25 octobre 1997, une politique de sécurité efficace implique la coordination de la politique pénale et de l'action préventive des services de police et de gendarmerie. Au plan national, cette coordination se concrétise par une réflexion interministérielle au sein du Conseil de sécurité intérieure, sous l'autorité du Premier Ministre.
Des relations de confiance et de coopération sont nécessaires entre les deux institutions. Elles ne peuvent atteindre leur pleine efficacité qu'à la condition de coopérer le plus étroitement possible, ce qui implique à la fois bon sens et souci de l'intérêt général. L'accomplissement des missions de police judiciaire doit servir les priorités définies par le gouvernement, notamment pour la lutte contre l'insécurité au quotidien. Bien entendu cette coopération doit concerner aussi les grandes enquêtes particulièrement difficiles.
Comme Ministre de l'Intérieur chargé notamment de la lutte anti-terroriste, dont on sait que nos démocraties ne peuvent pas faire l'économie, je donnerai un exemple de cette excellente coopération : il s'agit de l'identification et de l'interpellation des auteurs et complices présumés de l'assassinat du préfet Erignac. Si le travail de vos "anciens" a porté ses fruits, c'est qu'ils ont su uvrer en coopération permanente, sous l'égide du juge anti-terroriste responsable de l'enquête. C'est aussi que tous les moyens ont été réunis pour créer les meilleures conditions du succès de l'enquête. J'avais défini celle-ci comme une "cause sacrée", car nul ne peut ignorer qu'en Corse c'est aussi une certaine idée de la France qui se joue, "communauté de citoyens" et non pas "communauté d'origine", à connotation plus ou moins ethnique.
La rigueur professionnelle des services ainsi dynamisés s'est traduite, à tous les stades de l'enquête, par la recherche systématique et l'analyse critique et concertée de toutes les données, la vérification de toutes les pistes, la réalisation du plan d'interpellations de toutes les personnes susceptibles d'être impliquées et des interrogatoires menés à bien par des policiers aguerris et parfaits connaisseurs du dossier; enfin, pour garantir l'efficacité de cette somme d'efforts, un souci permanent de rigueur procédurale sous le contrôle du juge afin que les acquis de la phase policière ne soient pas sans lendemains judiciaires. Telles ont été les clés du succès.
Mesdames, Messieurs les commissaires, je vais vous remettre l'écharpe distinctive de vos fonctions de magistrat de l'ordre administratif et judiciaire, l'écharpe aux trois couleurs de la République. Sachez faire bon usage des pouvoirs qu'elle vous confère.
Vive la promotion Montesquieu !
Vive la République !
Vive la France !
(source http://www.interieur.gouv.fr, le 16 août 1999)