Texte intégral
Q - 4 mois et demi plus tard, les Etats-Unis unilatéralisent leur politique, leur défense et leur économie. Est-ce qu'on a vraiment avancé ?
R - Quand elle est arrivée aux affaires, c'était déjà la tendance de cette administration d'approcher les affaires du monde de façon unilatérale, sans consulter les autres, à partir de leur interprétation, de leurs intérêts. De façon, par ailleurs, utilitaire puisqu'ils peuvent avoir besoin de tel ou tel autre à un moment donné, en refusant de s'engager dans tout accord international ou négociation multilatérale qui pourrait empiéter sur leur décision, sur leur souveraineté et sur leur liberté d'action. C'est d'ailleurs, indépendamment de la question grave du Proche-Orient à laquelle nous allons revenir, un problème majeur en ce qui concerne la régulation. Nous ne voulons pas de mondialisation, de globalisation, sauvages. Nous voulons plus de règles qui soient élaborées équitablement par tout le monde. Sur chacun de ces points, les Etats-Unis s'opposent à des règles supplémentaires parce que leur puissance est telle que, finalement, ils n'en voient ni l'intérêt, ni l'avantage.
Q - Mais quel constat d'échec ou quel mensonge, par rapport à ce que l'on disait il y a simplement quatre mois. C'est incroyable !
R - Non, les Américains n'ont jamais dit autre chose.
Q - Monsieur le Ministre, on en parlait même ensemble sur l'antenne, peu après le 11 septembre, en disant qu'il fallait changer la règle du jeu mondial.
R - Nous peut-être.
Q - Mais pas eux ?
R - Il ne faut pas prendre sans arrêt ses désirs pour des réalités. Les Américains n'ont pas dit autre chose que ce qu'ils disent aujourd'hui. Ce n'est pas un renversement. C'est simplement la confirmation d'une approche américaine qui pose un problème parce que ce n'est pas notre vision du monde. Ce n'est pas notre vision des relations internationales. Ce n'est pas notre vision de la mondialisation, qui peut avoir des aspects extraordinairement positifs si elle est maîtrisée, si elle est régulée, si elle est humanisée. Ce n'est pas du tout notre vision de la façon dont il faut établir la paix au Proche-Orient. Mais les Etats-Unis ne nous ont jamais menti, ils n'ont jamais dit autre chose depuis le 11 septembre. Ce sont toutes sortes de gens qui se sont dit : "Après ce choc, les Etats-Unis vont changer". Non, ils n'ont jamais dit cela.
Alors c'est encore plus clair maintenant, sur tous les plans. Cela pose un problème sérieux. Nous sommes les alliés des Etats-Unis, nous sommes les amis de ce peuple. Nous avons été sincèrement et profondément solidaires dans cette tragédie du 11 septembre, face à cette attaque terroriste. Nous sommes engagés, comme de très nombreux autres gouvernements, dans la lutte contre le terrorisme. Pas uniquement par solidarité avec le peuple américain, mais il y a une logique et nous devons extirper ce mal. Il faut aussi en traiter les racines. Et nous sommes menacés aujourd'hui d'un nouveau simplisme qui est de ramener tous les problèmes du monde à la seule lutte contre le terrorisme. Ce n'est pas sérieux.
Q - Mais c'est ce qu'ils font ? Le discours du président Bush, il y a quelques jours, se résume à cela ?
R - C'est leur approche. Mais on ne peut pas accepter cette idée. Les problèmes du monde sont très graves, sont très sérieux. On le savait avant le 11 septembre. On l'avait vu sur le plan de l'extraordinaire pauvreté. Il y a quand même deux milliards de gens qui vivent avec un dollar par jour. Et puis toutes sortes de problèmes régionaux, comme le Proche-Orient. On ne va pas les énumérer, il y en a des dizaines. Ces problèmes étaient là avant, ils sont toujours là après. On ne peut pas ramener tous les problèmes du monde à la lutte contre le terrorisme - même s'il est indispensable de lutter contre le terrorisme - uniquement par des moyens militaires. Il faut traiter les racines. Il faut traiter les situations de pauvreté, d'injustice, d'humiliation, etc Là, il y a une différence d'approche qui apparaît dans toute sa netteté aujourd'hui avec l'administration américaine. Je ne dis pas tous les Etats-Unis, parce qu'il y a un débat qui se réveille, un petit peu, aux Etats-Unis. Et d'autre part, il y a l'approche européenne.
Q - Mais que peut faire l'Europe ? Que peut faire l'Europe face à la question, par exemple, de l'explosion du budget militaire américain ? C'est vraiment le grand large pour l'Amérique maintenant ?
R - Ce sont des choses différentes. Personne ne peut empêcher les Américains d'augmenter de façon phénoménale leur budget de la défense. Les Républicains l'ont souvent fait, cela correspond à des intérêts immenses. Il y a énormément d'entreprises, d'investisseurs, de centres de recherches qui trouvent leur intérêt dans cette impulsion très keynésienne. C'est aussi une façon de lutter contre la récession. Personne ne peut empêcher les Américains de faire cela. Il s'agit de savoir ce que nous voulons faire, nous-mêmes.
Q - Oui, mais ce budget militaire c'est au service de la politique que vous décriviez, de tout ramener à la lutte contre le terrorisme aussi ?
R - L'Europe doit être elle-même. Si nous ne sommes pas d'accord avec la politique américaine, nous devons le dire. Nous pouvons le dire et nous devons le dire. Par exemple, les Européens aujourd'hui, unanimes, ne sont pas d'accord avec la politique de la Maison blanche au Proche-Orient et considèrent que c'est une erreur de soutenir aveuglément la politique de pure répression d'Ariel Sharon. S'il y a des changements, tant mieux. Avant de partir aux Etats-Unis, Ariel Sharon a reçu plusieurs responsables palestiniens importants. Est-ce que c'est uniquement pour se protéger contre d'éventuels reproches de ne pas vouloir entamer le dialogue ou est-ce l'amorce d'un début de changement ? Je ne sais pas. Il a suffi qu'il fasse cela pour être menacé par certains partis d'extrême droite de sa coalition. En tout cas, les Européens ne sont pas pour cette approche. Ils le disent, font des déclarations différentes. Nous faisons des propositions différentes. La France a mis sur la table deux idées différentes pour essayer de sortir de la situation.
Dans certains cas, nous devons dire que nous avons une vision différente ; et, dans d'autres cas, nous devons progresser nous-mêmes. Par exemple, ces derniers mois, nous avons réussi à progresser en ce qui concerne la ratification de l'accord de Kyoto pour lutter contre le réchauffement du climat. Nous avons réussi à atteindre le quorum qui fait que ce protocole va pouvoir entrer en vigueur malgré l'opposition des Etats-Unis. S'il le faut, on avance sans eux. Mais dans la plupart des problèmes du monde, on a besoin d'être avec eux. Il faut inlassablement faire pression, s'expliquer, les convaincre et ne pas hésiter à dire ce que nous pensons.
Q - Avancer sans eux. Que fait et que dit l'Europe si M. Sharon demande au président Bush de couper tous les ponts avec Yasser Arafat ?
R - C'est une erreur de plus. Et nous ne suivrons pas cette ligne. Les ministres européens, qui ont prévu d'aller au Proche-Orient dans les prochaines semaines, iront tous voir Yasser Arafat. Il n'est pas question de couper les ponts avec lui. De même que si les Palestiniens nous disaient : "On ne veut plus parler avec Ariel Sharon à cause de son passé, de ses positions et de ses alliés", nous dirions : "Non". Les Palestiniens ne peuvent pas choisir qui dirige les Israéliens. Les Israéliens ne peuvent pas choisir qui dirige les Palestiniens. Si on veut la paix, il faut évidemment négocier et se parler. Les Européens ne se sont pas laissé impressionner ces dernières semaines par des prises de position de la Maison blanche dans le sens d'un soutien à la ligne la plus dure d'Ariel Sharon. Nous pensons que c'est une erreur, une erreur stratégique, même si tactiquement l'armée israélienne peut évidemment remporter des victoires, à cause de sa supériorité incontestable. Pendant ce temps-là, le temps passe. Cela fait seize mois d'Intifada depuis la visite d'Ariel Sharon sur l'Esplanade des mosquées et les incidents qui en ont résulté : 1200 morts dont 900 Palestiniens. Et un temps perdu tragique par rapport à la négociation qu'il faudra reprendre. L'Europe se fait entendre, elle a sa position.
Récemment, nous venons de dire deux choses pour essayer de débloquer cette situation. Premièrement, nous soutenons l'idée de Shimon Peres et d'Abou Ala d'entamer un processus de reconnaissance de l'Etat palestinien au début, plutôt que d'attendre la fin des négociations, pour provoquer un choc politique. Deuxièmement, nous proposons qu'il y ait des élections dans les Territoires palestiniens. Les Israéliens disent : "Nous n'avons pas à faire à des interlocuteurs représentatifs, légitimes. Ils sont contestables". Faisons des élections ; qui peut être contre les élections ? La démocratie israélienne ne peut pas être contre des élections. La démocratie américaine ne peut pas être contre des élections. Faisons des élections pour traiter cette question de la légitimité politique et historique de l'Autorité palestinienne dont nous pensons qu'elle est déjà forte. Mais faisons les choses encore plus nettement, à condition que les Israéliens veuillent un interlocuteur pour négocier, pour relancer un processus politique. Voilà deux idées. Il y a d'autres idées qui circulent. De nouvelles conférences, mais là il faudrait réenclencher les choses pour que cela marche. Un plan "Marshall", mais cela ne peut pas se substituer à un accord politique. Cela peut venir en plus. Nous cherchons à sortir du piège.
Q - Pardon pour cette question maintenant, après les grands enjeux que nous avons évoqués. Sur l'affaire Schuller, qu'en dites-vous ?
R - Moi, en tant que ministre des Affaires étrangères, je n'ai rien à dire de plus. C'est une affaire qui concerne la justice. Le ministère, en tant que tel, n'a fait que transmettre aux autorités dominicaines, via l'ambassade, les demandes d'arrestation, d'extradition, qui lui avaient été communiquées par le ministère de la Justice. Notre rôle se borne à cela.
Q - Les médias n'ont pas beaucoup parlé de ce qui a été décidé, que ce soit à Porto Alegre ou à New York-Davos. Nous voudrions savoir quelles résolutions ont été prises dans cette importante réunion puisque l'avenir de notre société en dépend ?
R - Il n'y a pas de décisions ou de résolutions dans des réunions de ce type. Ce sont des rassemblements informels. Ce ne sont pas des organisations internationales ou des sommets de gouvernement. A Davos, maintenant transporté à New York, ce qui se passe depuis des années, c'est que 1000 à 2000 chefs d'entreprises, PDG, banquiers, investisseurs, avocats d'affaires, etc... écoutent des hommes politiques. Depuis des années, c'était une litanie, presque choquante à la limite, dans laquelle des dirigeants du monde entier venaient en disant : "Venez chez moi, investissez, les charges sociales sont faibles, je vais d'ailleurs les atténuer, la fiscalité est de plus en plus basse, il y a très peu de normes, je suis plus attrayant que mon voisin, etc". C'était une espèce de course, un peu pénible, à l'investissement international. Et il y avait une sorte de pensée unique "Davos", une sorte d'arrogance. C'était vraiment le rassemblement pour déréguler, privatiser, déréglementer, etc
Nous, en France, on parle régulation. Il faut savoir que les forces de dérégulation sont beaucoup plus puissantes ces dernières années dans le cadre de la mondialisation. Depuis un an ou deux, il y a un malaise dans ces réunions de Davos. On introduit donc, comme cela, un zeste de questions sociales ; on fait venir un syndicaliste, on fait parler deux ou trois pauvres en plus, mais la ligne générale est restée la même. Cette année, au sein du gouvernement Jospin, nous avons décidé d'être présents en force et à Davos-New York et à Porto Alegre, pour porter le même message. En disant : "La mondialisation, oui, à condition qu'elle soit régulée, maîtrisée, humanisée". Nous avons dit la même chose de part et d'autre. A Davos, il faut briser l'autisme de ce rassemblement mondial de la dérégulation. Il faut dire que ce n'est plus possible comme cela. On l'a bien vu avec tous les mouvements de l'anti-mondialisation qui posent des questions très intéressantes. Souvent il n'y a pas de réponses, parce qu'ils sont eux-mêmes très divisés. Nous, nous acceptons la mondialisation, parce qu'on ne peut pas faire autrement. Et que si on n'accepte pas cela, ça sera pareil. Donc, il vaut mieux prendre ce fait pour le maîtriser, le surmonter, faire des propositions comme le faisait encore le Premier ministre il y a quelques jours devant le Conseil économique et social avec une dizaine de propositions clés. C'est le même message de part et d'autre. Il faut savoir que cela va être dur, parce que les dérégulateurs sont puissants et ils ont des conditions effrénées sur ce plan.
Q - On a entendu le secrétaire au Trésor américain, M. O'Neill dire : "Il n'est pas question que les contribuables américains paient pour les Argentins".
R - Oui, cela est une expression parmi d'autres.
Q - Elle en dit long tout de même.
R - Cela fait longtemps que beaucoup de gens dans le monde paient pour la prospérité des citoyens américains et des consommateurs américains. Il y aurait beaucoup à dire là-dessus. En tout cas, notre but c'est de briser cette bonne conscience, de briser cet autisme et de constituer des coalitions positives dans le monde actuel. Nous n'avons pas simplement besoin de la coalition indispensable contre le terrorisme. Nous avons besoin, et cela je l'ai dit à Davos dans les débats, de coalition pour un monde équitable. A Davos, il se posait la question de savoir : "Comment faire pour que le monde soit stable ?" J'ai dit qu'il n'y a pas de monde stable, il n'y a pas un monde plus équitable. Parce que c'est un monde qui est rempli de bombes à retardement. Le Proche-Orient dont on parlait tout à l'heure, la pauvreté et bien d'autres sujets. Il faut des gouvernements européens qui soient déterminés à faire entendre leur voix, pour que la mondialisation se fasse sur des bases modifiées.
Q - Ce qui me frappe depuis quelques minutes à vous écouter sur les questions géopolitiques et notamment la question centrale du Proche-Orient mais aussi sur le rendez-vous de Davos, c'est de voir à quel point là vous êtes sur une ligne ferme. Vous êtes en train de dire aux Etats-Unis : "Vous êtes bien gentils mais on ne va pas être le petit doigt sur la couture à écouter tout ce que vous dites."
R - Oui, parce qu'être ami du peuple américain, allié des Etats-Unis dans l'Alliance atlantique, cela ne veut pas dire être aligné. Cela ne veut pas dire avoir renoncé à toute pensée sur quoi que ce soit. Je vois les Européens s'être mis d'accord, assez facilement, avant la Conférence de Doha, pour qu'on l'introduise dans le prochain cycle de négociations commerciales internationales, des normes sociales. Cela est difficile, parce que les pays pauvres contestent, il y a des positions qui commencent à s'affirmer. Sur le Proche-Orient aussi. Nous sommes face à une politique américaine qui n'est quand même pas tout à fait la même que celle d'il y a quelques années. Donc, par contraste, cela amène à dire que ce n'est pas notre vision du monde. On va dialoguer avec les Etats-Unis, on va le faire dans l'amitié. On ne demande pas que les Etats-Unis restent chez eux, au contraire. Nous souhaitons des Etats-Unis qui s'engagent dans le monde, parce qu'il n'y a pas de problèmes sérieux qui ne puissent être réglés sans les Etats-Unis. On demande qu'ils s'engagent mais qu'ils s'engagent sur la base du multilatéralisme, du partenariat et qu'on puisse parler avec eux. S'il faut un peu hausser le ton pour se faire entendre, on le fera.
Q - Les Européens sont vraiment solidaires sur cette question-là ? Il y a vraiment une unité européenne ?
R - Il y a beaucoup de nuances entre Européens, mais si vous regardez au fil des années, notamment à travers le travail qu'on a fait toutes ces dernières années, on converge. On converge quand même progressivement.
Q - Est-ce que les Etats-Unis ont la volonté d'écouter ? Ont-ils la possibilité même d'écouter quand les cris viennent d'aussi bas, de la part de gens qui ne représentent pratiquement plus rien sur le plan militaire ?
R - C'est une vision trop pessimiste. D'abord, je répète, les Etats-Unis ont le droit d'augmenter leur budget de la Défense. Cela n'a rien à voir avec la lutte contre le terrorisme. Ce sont des augmentations que demande sans arrêt le fameux complexe militaro-industriel, et il y a derrière le monde de la recherche, les universités, les technologies avancées, etc... Cela ne veut pas dire qu'on soit obligé d'imiter ce modèle. On n'est pas non plus engagé dans la construction du même type de société que la société américaine. On n'a pas forcément la même vision du monde. Précisément, les Européens ne pensent pas qu'il y ait une solution militaire à tout, en tout cas une solution exclusivement militaire à tout.
D'autre part, il y a un énorme champ de développement dans la coopération militaire entre les pays d'Europe, et l'Europe peut tout à fait constituer un pôle fort sur ce plan. Nous avons d'ailleurs fait des progrès énormes en deux ou trois ans, en rapprochant les politiques britannique et française qui étaient auparavant opposées, à partir du Sommet de Saint-Malo. Il y a aujourd'hui des mécanismes de défense européenne qui se sont mis en place, qui nous permettent d'ores et déjà de jouer un rôle tout à fait respectable et efficace dans les Balkans. C'est une première étape. Il ne faut pas être trop impressionné par ces espèces d'énormes annonces américaines qui correspondent à une volonté de bénéficier de la politique intérieure américaine. Nous devons poursuivre notre propre chemin, tout en pesant sur les affaires du monde.
Il y a aussi la convergence diplomatique. Dans les Balkans, on a la même position ; il y a dix ans on n'était pas d'accord entre nous. En Afrique, on rapproche les points de vue de Paris et de Londres sur la gestion de l'affaire des Grands lacs. On progresse sur ces plans. Il ne faut pas être impressionné.
Quant à la puissance américaine, c'est moi qui ai lancé le mot d'hyper-puissance. Je ne vais donc pas être étonné aujourd'hui par ces manifestations. Mais ce débat est intéressant dans la mesure où nous nous disons : que faisons-nous ? Et la première chose est d'avoir une capacité à avoir sa propre analyse, sa propre expression, de rechercher comme je le disais il y a un instant, le partenariat avec les Etats-Unis. Mais le partenariat, cela veut dire que l'on a un partenaire, qu'on existe, qu'on a d'autres visions. Par exemple, qu'il faut mettre en uvre le protocole de Kyoto, qu'il faut créer une organisation mondiale de l'environnement, qu'il ne faut pas affaiblir, systématiquement, toutes les organisations internationales ou multilatérales. Mais les renforcer et les amener à coopérer entre elles. Réfléchir sur une taxe, sous une forme ou sous une autre, sur certains mouvements de capitaux dont la frénésie est à l'origine de certaines des crises financières des dernières années. Voilà notre programme. Nous pouvons exister, aujourd'hui nous sommes 15 en Europe, demain 27, ce n'est pas rien, par rapport à l'ensemble du monde. Parce qu'il y a cette puissance américaine sans précédent, il ne faut pas raser les murs. Nous existons.
Q - D'une part l'histoire d'élections démocratiques potentielles en Palestine et d'autre pour l'armement. Je vais commencer par l'armement. Le problème est que si on laisse le marché d'armement se développer, cela ne peut qu'arranger les conflits qui se trouvent dans l'hémisphère sud. La demande va encore justifier la production et le développement d'organismes, en particulier d'organismes génétiquement modifiés, qui sont carrément incontrôlables. Et ensuite, par rapport aux élections en Palestine, le problème est que comme Yasser Arafat est isolé, il n'a plus de pouvoir dans son camp. Est-ce qu'on ne risque pas de se retrouver avec un des rares partis qui agisse au pouvoir, c'est-à-dire le parti intégriste musulman, vu que c'est le seul à agir et à avoir des faveurs de la population ?
R - Sur l'armement, je dirais simplement qu'il faut trouver un point raisonnable, parce que tous les pays du monde ont le droit de se défendre. Il y a un niveau d'armement qui, au contraire, garantit plutôt la paix et la stabilité, on le voit partout. L'insécurité, la faiblesse, c'est aussi une incitation à l'agression, à la guerre. Il y a un point d'équilibre à trouver et c'est vrai que ce n'est pas bon qu'il y ait des zones si armées, d'autres si désarmées. C'est pour cela qu'il faut une Europe de la défense, pour intervenir notamment dans la gestion des crises. Mais il faut le faire de façon raisonnable.
On parlait des Etats-Unis. Même si le secrétaire américain de la Défense aujourd'hui dit que leur concept c'est d'être capable de mener quatre conflits en même temps, quatre interventions en même temps, je pense qu'à un moment ou un autre, ils seront obligés de le corriger parce que la réalité du monde, la complexité du monde les rattraperont.
En ce qui concerne les élections, oui, il faut prendre cet élément en considération. Mais en même temps, l'idée d'élections a une très grande force, je crois, démocratique. D'ailleurs, il y a eu des élections du côté palestinien, Abou Ala qui était à Paris il y a quelques jours pour rencontrer le courageux président de la Knesset, M. Burg, est élu.
Q - Pour ceux qui ne le sauraient pas, le président de la Knesset, au sein même de la Knesset, prônait un discours de paix et de rapprochement, en tout cas de réouverture des discussions avec les Palestiniens.
R - Il relève le flambeau de la paix qui était abandonné ces derniers temps. Il devait d'ailleurs aller à Ramallah, devant le Conseil législatif palestinien pour parler de la paix. Et les ultra l'en ont empêché par toute sorte de procédure, etc.. Oui, dans toutes élections il y a un débat, il y a une campagne, il y a un risque. Mais c'est difficile d'être contre cette idée. Et à partir du moment où cette idée d'élections dans les Territoires palestiniens serait admise, il faut naturellement que les élections puissent être préparées dans des conditions correctes. Cela suppose un certain nombre de choses qui obligeraient à réenclencher un processus politique, à préparer un ensemble de solutions. Cela supposerait que l'armée israélienne se retire des zones dans lesquelles elle n'aurait pas dû revenir. Cela supposerait des observateurs internationaux, cela supposerait une campagne. C'est vrai, une campagne c'est toujours un challenge sur le plan démocratique. Mais, je crois que ce serait stimulant et utile pour les Palestiniens, parce qu'il faut donner à cette population désespérée un autre mode d'expression que l'attentat suicide. Il faut revenir sur le terrain de la politique. Pour les Israéliens, cela serait très important de retrouver en face d'eux un interlocuteur, très vraisemblablement de l'Autorité palestinienne et même sûrement, compte tenu de son prestige historique, avec lequel à un moment ou à un autre, ils devront reparler. Je crois que même si cette idée doit être soigneusement étudiée pour ne pas être mise en uvre dans n'importe quelle condition, c'est une idée qui a une vraie force.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 7 février 2002)
R - Quand elle est arrivée aux affaires, c'était déjà la tendance de cette administration d'approcher les affaires du monde de façon unilatérale, sans consulter les autres, à partir de leur interprétation, de leurs intérêts. De façon, par ailleurs, utilitaire puisqu'ils peuvent avoir besoin de tel ou tel autre à un moment donné, en refusant de s'engager dans tout accord international ou négociation multilatérale qui pourrait empiéter sur leur décision, sur leur souveraineté et sur leur liberté d'action. C'est d'ailleurs, indépendamment de la question grave du Proche-Orient à laquelle nous allons revenir, un problème majeur en ce qui concerne la régulation. Nous ne voulons pas de mondialisation, de globalisation, sauvages. Nous voulons plus de règles qui soient élaborées équitablement par tout le monde. Sur chacun de ces points, les Etats-Unis s'opposent à des règles supplémentaires parce que leur puissance est telle que, finalement, ils n'en voient ni l'intérêt, ni l'avantage.
Q - Mais quel constat d'échec ou quel mensonge, par rapport à ce que l'on disait il y a simplement quatre mois. C'est incroyable !
R - Non, les Américains n'ont jamais dit autre chose.
Q - Monsieur le Ministre, on en parlait même ensemble sur l'antenne, peu après le 11 septembre, en disant qu'il fallait changer la règle du jeu mondial.
R - Nous peut-être.
Q - Mais pas eux ?
R - Il ne faut pas prendre sans arrêt ses désirs pour des réalités. Les Américains n'ont pas dit autre chose que ce qu'ils disent aujourd'hui. Ce n'est pas un renversement. C'est simplement la confirmation d'une approche américaine qui pose un problème parce que ce n'est pas notre vision du monde. Ce n'est pas notre vision des relations internationales. Ce n'est pas notre vision de la mondialisation, qui peut avoir des aspects extraordinairement positifs si elle est maîtrisée, si elle est régulée, si elle est humanisée. Ce n'est pas du tout notre vision de la façon dont il faut établir la paix au Proche-Orient. Mais les Etats-Unis ne nous ont jamais menti, ils n'ont jamais dit autre chose depuis le 11 septembre. Ce sont toutes sortes de gens qui se sont dit : "Après ce choc, les Etats-Unis vont changer". Non, ils n'ont jamais dit cela.
Alors c'est encore plus clair maintenant, sur tous les plans. Cela pose un problème sérieux. Nous sommes les alliés des Etats-Unis, nous sommes les amis de ce peuple. Nous avons été sincèrement et profondément solidaires dans cette tragédie du 11 septembre, face à cette attaque terroriste. Nous sommes engagés, comme de très nombreux autres gouvernements, dans la lutte contre le terrorisme. Pas uniquement par solidarité avec le peuple américain, mais il y a une logique et nous devons extirper ce mal. Il faut aussi en traiter les racines. Et nous sommes menacés aujourd'hui d'un nouveau simplisme qui est de ramener tous les problèmes du monde à la seule lutte contre le terrorisme. Ce n'est pas sérieux.
Q - Mais c'est ce qu'ils font ? Le discours du président Bush, il y a quelques jours, se résume à cela ?
R - C'est leur approche. Mais on ne peut pas accepter cette idée. Les problèmes du monde sont très graves, sont très sérieux. On le savait avant le 11 septembre. On l'avait vu sur le plan de l'extraordinaire pauvreté. Il y a quand même deux milliards de gens qui vivent avec un dollar par jour. Et puis toutes sortes de problèmes régionaux, comme le Proche-Orient. On ne va pas les énumérer, il y en a des dizaines. Ces problèmes étaient là avant, ils sont toujours là après. On ne peut pas ramener tous les problèmes du monde à la lutte contre le terrorisme - même s'il est indispensable de lutter contre le terrorisme - uniquement par des moyens militaires. Il faut traiter les racines. Il faut traiter les situations de pauvreté, d'injustice, d'humiliation, etc Là, il y a une différence d'approche qui apparaît dans toute sa netteté aujourd'hui avec l'administration américaine. Je ne dis pas tous les Etats-Unis, parce qu'il y a un débat qui se réveille, un petit peu, aux Etats-Unis. Et d'autre part, il y a l'approche européenne.
Q - Mais que peut faire l'Europe ? Que peut faire l'Europe face à la question, par exemple, de l'explosion du budget militaire américain ? C'est vraiment le grand large pour l'Amérique maintenant ?
R - Ce sont des choses différentes. Personne ne peut empêcher les Américains d'augmenter de façon phénoménale leur budget de la défense. Les Républicains l'ont souvent fait, cela correspond à des intérêts immenses. Il y a énormément d'entreprises, d'investisseurs, de centres de recherches qui trouvent leur intérêt dans cette impulsion très keynésienne. C'est aussi une façon de lutter contre la récession. Personne ne peut empêcher les Américains de faire cela. Il s'agit de savoir ce que nous voulons faire, nous-mêmes.
Q - Oui, mais ce budget militaire c'est au service de la politique que vous décriviez, de tout ramener à la lutte contre le terrorisme aussi ?
R - L'Europe doit être elle-même. Si nous ne sommes pas d'accord avec la politique américaine, nous devons le dire. Nous pouvons le dire et nous devons le dire. Par exemple, les Européens aujourd'hui, unanimes, ne sont pas d'accord avec la politique de la Maison blanche au Proche-Orient et considèrent que c'est une erreur de soutenir aveuglément la politique de pure répression d'Ariel Sharon. S'il y a des changements, tant mieux. Avant de partir aux Etats-Unis, Ariel Sharon a reçu plusieurs responsables palestiniens importants. Est-ce que c'est uniquement pour se protéger contre d'éventuels reproches de ne pas vouloir entamer le dialogue ou est-ce l'amorce d'un début de changement ? Je ne sais pas. Il a suffi qu'il fasse cela pour être menacé par certains partis d'extrême droite de sa coalition. En tout cas, les Européens ne sont pas pour cette approche. Ils le disent, font des déclarations différentes. Nous faisons des propositions différentes. La France a mis sur la table deux idées différentes pour essayer de sortir de la situation.
Dans certains cas, nous devons dire que nous avons une vision différente ; et, dans d'autres cas, nous devons progresser nous-mêmes. Par exemple, ces derniers mois, nous avons réussi à progresser en ce qui concerne la ratification de l'accord de Kyoto pour lutter contre le réchauffement du climat. Nous avons réussi à atteindre le quorum qui fait que ce protocole va pouvoir entrer en vigueur malgré l'opposition des Etats-Unis. S'il le faut, on avance sans eux. Mais dans la plupart des problèmes du monde, on a besoin d'être avec eux. Il faut inlassablement faire pression, s'expliquer, les convaincre et ne pas hésiter à dire ce que nous pensons.
Q - Avancer sans eux. Que fait et que dit l'Europe si M. Sharon demande au président Bush de couper tous les ponts avec Yasser Arafat ?
R - C'est une erreur de plus. Et nous ne suivrons pas cette ligne. Les ministres européens, qui ont prévu d'aller au Proche-Orient dans les prochaines semaines, iront tous voir Yasser Arafat. Il n'est pas question de couper les ponts avec lui. De même que si les Palestiniens nous disaient : "On ne veut plus parler avec Ariel Sharon à cause de son passé, de ses positions et de ses alliés", nous dirions : "Non". Les Palestiniens ne peuvent pas choisir qui dirige les Israéliens. Les Israéliens ne peuvent pas choisir qui dirige les Palestiniens. Si on veut la paix, il faut évidemment négocier et se parler. Les Européens ne se sont pas laissé impressionner ces dernières semaines par des prises de position de la Maison blanche dans le sens d'un soutien à la ligne la plus dure d'Ariel Sharon. Nous pensons que c'est une erreur, une erreur stratégique, même si tactiquement l'armée israélienne peut évidemment remporter des victoires, à cause de sa supériorité incontestable. Pendant ce temps-là, le temps passe. Cela fait seize mois d'Intifada depuis la visite d'Ariel Sharon sur l'Esplanade des mosquées et les incidents qui en ont résulté : 1200 morts dont 900 Palestiniens. Et un temps perdu tragique par rapport à la négociation qu'il faudra reprendre. L'Europe se fait entendre, elle a sa position.
Récemment, nous venons de dire deux choses pour essayer de débloquer cette situation. Premièrement, nous soutenons l'idée de Shimon Peres et d'Abou Ala d'entamer un processus de reconnaissance de l'Etat palestinien au début, plutôt que d'attendre la fin des négociations, pour provoquer un choc politique. Deuxièmement, nous proposons qu'il y ait des élections dans les Territoires palestiniens. Les Israéliens disent : "Nous n'avons pas à faire à des interlocuteurs représentatifs, légitimes. Ils sont contestables". Faisons des élections ; qui peut être contre les élections ? La démocratie israélienne ne peut pas être contre des élections. La démocratie américaine ne peut pas être contre des élections. Faisons des élections pour traiter cette question de la légitimité politique et historique de l'Autorité palestinienne dont nous pensons qu'elle est déjà forte. Mais faisons les choses encore plus nettement, à condition que les Israéliens veuillent un interlocuteur pour négocier, pour relancer un processus politique. Voilà deux idées. Il y a d'autres idées qui circulent. De nouvelles conférences, mais là il faudrait réenclencher les choses pour que cela marche. Un plan "Marshall", mais cela ne peut pas se substituer à un accord politique. Cela peut venir en plus. Nous cherchons à sortir du piège.
Q - Pardon pour cette question maintenant, après les grands enjeux que nous avons évoqués. Sur l'affaire Schuller, qu'en dites-vous ?
R - Moi, en tant que ministre des Affaires étrangères, je n'ai rien à dire de plus. C'est une affaire qui concerne la justice. Le ministère, en tant que tel, n'a fait que transmettre aux autorités dominicaines, via l'ambassade, les demandes d'arrestation, d'extradition, qui lui avaient été communiquées par le ministère de la Justice. Notre rôle se borne à cela.
Q - Les médias n'ont pas beaucoup parlé de ce qui a été décidé, que ce soit à Porto Alegre ou à New York-Davos. Nous voudrions savoir quelles résolutions ont été prises dans cette importante réunion puisque l'avenir de notre société en dépend ?
R - Il n'y a pas de décisions ou de résolutions dans des réunions de ce type. Ce sont des rassemblements informels. Ce ne sont pas des organisations internationales ou des sommets de gouvernement. A Davos, maintenant transporté à New York, ce qui se passe depuis des années, c'est que 1000 à 2000 chefs d'entreprises, PDG, banquiers, investisseurs, avocats d'affaires, etc... écoutent des hommes politiques. Depuis des années, c'était une litanie, presque choquante à la limite, dans laquelle des dirigeants du monde entier venaient en disant : "Venez chez moi, investissez, les charges sociales sont faibles, je vais d'ailleurs les atténuer, la fiscalité est de plus en plus basse, il y a très peu de normes, je suis plus attrayant que mon voisin, etc". C'était une espèce de course, un peu pénible, à l'investissement international. Et il y avait une sorte de pensée unique "Davos", une sorte d'arrogance. C'était vraiment le rassemblement pour déréguler, privatiser, déréglementer, etc
Nous, en France, on parle régulation. Il faut savoir que les forces de dérégulation sont beaucoup plus puissantes ces dernières années dans le cadre de la mondialisation. Depuis un an ou deux, il y a un malaise dans ces réunions de Davos. On introduit donc, comme cela, un zeste de questions sociales ; on fait venir un syndicaliste, on fait parler deux ou trois pauvres en plus, mais la ligne générale est restée la même. Cette année, au sein du gouvernement Jospin, nous avons décidé d'être présents en force et à Davos-New York et à Porto Alegre, pour porter le même message. En disant : "La mondialisation, oui, à condition qu'elle soit régulée, maîtrisée, humanisée". Nous avons dit la même chose de part et d'autre. A Davos, il faut briser l'autisme de ce rassemblement mondial de la dérégulation. Il faut dire que ce n'est plus possible comme cela. On l'a bien vu avec tous les mouvements de l'anti-mondialisation qui posent des questions très intéressantes. Souvent il n'y a pas de réponses, parce qu'ils sont eux-mêmes très divisés. Nous, nous acceptons la mondialisation, parce qu'on ne peut pas faire autrement. Et que si on n'accepte pas cela, ça sera pareil. Donc, il vaut mieux prendre ce fait pour le maîtriser, le surmonter, faire des propositions comme le faisait encore le Premier ministre il y a quelques jours devant le Conseil économique et social avec une dizaine de propositions clés. C'est le même message de part et d'autre. Il faut savoir que cela va être dur, parce que les dérégulateurs sont puissants et ils ont des conditions effrénées sur ce plan.
Q - On a entendu le secrétaire au Trésor américain, M. O'Neill dire : "Il n'est pas question que les contribuables américains paient pour les Argentins".
R - Oui, cela est une expression parmi d'autres.
Q - Elle en dit long tout de même.
R - Cela fait longtemps que beaucoup de gens dans le monde paient pour la prospérité des citoyens américains et des consommateurs américains. Il y aurait beaucoup à dire là-dessus. En tout cas, notre but c'est de briser cette bonne conscience, de briser cet autisme et de constituer des coalitions positives dans le monde actuel. Nous n'avons pas simplement besoin de la coalition indispensable contre le terrorisme. Nous avons besoin, et cela je l'ai dit à Davos dans les débats, de coalition pour un monde équitable. A Davos, il se posait la question de savoir : "Comment faire pour que le monde soit stable ?" J'ai dit qu'il n'y a pas de monde stable, il n'y a pas un monde plus équitable. Parce que c'est un monde qui est rempli de bombes à retardement. Le Proche-Orient dont on parlait tout à l'heure, la pauvreté et bien d'autres sujets. Il faut des gouvernements européens qui soient déterminés à faire entendre leur voix, pour que la mondialisation se fasse sur des bases modifiées.
Q - Ce qui me frappe depuis quelques minutes à vous écouter sur les questions géopolitiques et notamment la question centrale du Proche-Orient mais aussi sur le rendez-vous de Davos, c'est de voir à quel point là vous êtes sur une ligne ferme. Vous êtes en train de dire aux Etats-Unis : "Vous êtes bien gentils mais on ne va pas être le petit doigt sur la couture à écouter tout ce que vous dites."
R - Oui, parce qu'être ami du peuple américain, allié des Etats-Unis dans l'Alliance atlantique, cela ne veut pas dire être aligné. Cela ne veut pas dire avoir renoncé à toute pensée sur quoi que ce soit. Je vois les Européens s'être mis d'accord, assez facilement, avant la Conférence de Doha, pour qu'on l'introduise dans le prochain cycle de négociations commerciales internationales, des normes sociales. Cela est difficile, parce que les pays pauvres contestent, il y a des positions qui commencent à s'affirmer. Sur le Proche-Orient aussi. Nous sommes face à une politique américaine qui n'est quand même pas tout à fait la même que celle d'il y a quelques années. Donc, par contraste, cela amène à dire que ce n'est pas notre vision du monde. On va dialoguer avec les Etats-Unis, on va le faire dans l'amitié. On ne demande pas que les Etats-Unis restent chez eux, au contraire. Nous souhaitons des Etats-Unis qui s'engagent dans le monde, parce qu'il n'y a pas de problèmes sérieux qui ne puissent être réglés sans les Etats-Unis. On demande qu'ils s'engagent mais qu'ils s'engagent sur la base du multilatéralisme, du partenariat et qu'on puisse parler avec eux. S'il faut un peu hausser le ton pour se faire entendre, on le fera.
Q - Les Européens sont vraiment solidaires sur cette question-là ? Il y a vraiment une unité européenne ?
R - Il y a beaucoup de nuances entre Européens, mais si vous regardez au fil des années, notamment à travers le travail qu'on a fait toutes ces dernières années, on converge. On converge quand même progressivement.
Q - Est-ce que les Etats-Unis ont la volonté d'écouter ? Ont-ils la possibilité même d'écouter quand les cris viennent d'aussi bas, de la part de gens qui ne représentent pratiquement plus rien sur le plan militaire ?
R - C'est une vision trop pessimiste. D'abord, je répète, les Etats-Unis ont le droit d'augmenter leur budget de la Défense. Cela n'a rien à voir avec la lutte contre le terrorisme. Ce sont des augmentations que demande sans arrêt le fameux complexe militaro-industriel, et il y a derrière le monde de la recherche, les universités, les technologies avancées, etc... Cela ne veut pas dire qu'on soit obligé d'imiter ce modèle. On n'est pas non plus engagé dans la construction du même type de société que la société américaine. On n'a pas forcément la même vision du monde. Précisément, les Européens ne pensent pas qu'il y ait une solution militaire à tout, en tout cas une solution exclusivement militaire à tout.
D'autre part, il y a un énorme champ de développement dans la coopération militaire entre les pays d'Europe, et l'Europe peut tout à fait constituer un pôle fort sur ce plan. Nous avons d'ailleurs fait des progrès énormes en deux ou trois ans, en rapprochant les politiques britannique et française qui étaient auparavant opposées, à partir du Sommet de Saint-Malo. Il y a aujourd'hui des mécanismes de défense européenne qui se sont mis en place, qui nous permettent d'ores et déjà de jouer un rôle tout à fait respectable et efficace dans les Balkans. C'est une première étape. Il ne faut pas être trop impressionné par ces espèces d'énormes annonces américaines qui correspondent à une volonté de bénéficier de la politique intérieure américaine. Nous devons poursuivre notre propre chemin, tout en pesant sur les affaires du monde.
Il y a aussi la convergence diplomatique. Dans les Balkans, on a la même position ; il y a dix ans on n'était pas d'accord entre nous. En Afrique, on rapproche les points de vue de Paris et de Londres sur la gestion de l'affaire des Grands lacs. On progresse sur ces plans. Il ne faut pas être impressionné.
Quant à la puissance américaine, c'est moi qui ai lancé le mot d'hyper-puissance. Je ne vais donc pas être étonné aujourd'hui par ces manifestations. Mais ce débat est intéressant dans la mesure où nous nous disons : que faisons-nous ? Et la première chose est d'avoir une capacité à avoir sa propre analyse, sa propre expression, de rechercher comme je le disais il y a un instant, le partenariat avec les Etats-Unis. Mais le partenariat, cela veut dire que l'on a un partenaire, qu'on existe, qu'on a d'autres visions. Par exemple, qu'il faut mettre en uvre le protocole de Kyoto, qu'il faut créer une organisation mondiale de l'environnement, qu'il ne faut pas affaiblir, systématiquement, toutes les organisations internationales ou multilatérales. Mais les renforcer et les amener à coopérer entre elles. Réfléchir sur une taxe, sous une forme ou sous une autre, sur certains mouvements de capitaux dont la frénésie est à l'origine de certaines des crises financières des dernières années. Voilà notre programme. Nous pouvons exister, aujourd'hui nous sommes 15 en Europe, demain 27, ce n'est pas rien, par rapport à l'ensemble du monde. Parce qu'il y a cette puissance américaine sans précédent, il ne faut pas raser les murs. Nous existons.
Q - D'une part l'histoire d'élections démocratiques potentielles en Palestine et d'autre pour l'armement. Je vais commencer par l'armement. Le problème est que si on laisse le marché d'armement se développer, cela ne peut qu'arranger les conflits qui se trouvent dans l'hémisphère sud. La demande va encore justifier la production et le développement d'organismes, en particulier d'organismes génétiquement modifiés, qui sont carrément incontrôlables. Et ensuite, par rapport aux élections en Palestine, le problème est que comme Yasser Arafat est isolé, il n'a plus de pouvoir dans son camp. Est-ce qu'on ne risque pas de se retrouver avec un des rares partis qui agisse au pouvoir, c'est-à-dire le parti intégriste musulman, vu que c'est le seul à agir et à avoir des faveurs de la population ?
R - Sur l'armement, je dirais simplement qu'il faut trouver un point raisonnable, parce que tous les pays du monde ont le droit de se défendre. Il y a un niveau d'armement qui, au contraire, garantit plutôt la paix et la stabilité, on le voit partout. L'insécurité, la faiblesse, c'est aussi une incitation à l'agression, à la guerre. Il y a un point d'équilibre à trouver et c'est vrai que ce n'est pas bon qu'il y ait des zones si armées, d'autres si désarmées. C'est pour cela qu'il faut une Europe de la défense, pour intervenir notamment dans la gestion des crises. Mais il faut le faire de façon raisonnable.
On parlait des Etats-Unis. Même si le secrétaire américain de la Défense aujourd'hui dit que leur concept c'est d'être capable de mener quatre conflits en même temps, quatre interventions en même temps, je pense qu'à un moment ou un autre, ils seront obligés de le corriger parce que la réalité du monde, la complexité du monde les rattraperont.
En ce qui concerne les élections, oui, il faut prendre cet élément en considération. Mais en même temps, l'idée d'élections a une très grande force, je crois, démocratique. D'ailleurs, il y a eu des élections du côté palestinien, Abou Ala qui était à Paris il y a quelques jours pour rencontrer le courageux président de la Knesset, M. Burg, est élu.
Q - Pour ceux qui ne le sauraient pas, le président de la Knesset, au sein même de la Knesset, prônait un discours de paix et de rapprochement, en tout cas de réouverture des discussions avec les Palestiniens.
R - Il relève le flambeau de la paix qui était abandonné ces derniers temps. Il devait d'ailleurs aller à Ramallah, devant le Conseil législatif palestinien pour parler de la paix. Et les ultra l'en ont empêché par toute sorte de procédure, etc.. Oui, dans toutes élections il y a un débat, il y a une campagne, il y a un risque. Mais c'est difficile d'être contre cette idée. Et à partir du moment où cette idée d'élections dans les Territoires palestiniens serait admise, il faut naturellement que les élections puissent être préparées dans des conditions correctes. Cela suppose un certain nombre de choses qui obligeraient à réenclencher un processus politique, à préparer un ensemble de solutions. Cela supposerait que l'armée israélienne se retire des zones dans lesquelles elle n'aurait pas dû revenir. Cela supposerait des observateurs internationaux, cela supposerait une campagne. C'est vrai, une campagne c'est toujours un challenge sur le plan démocratique. Mais, je crois que ce serait stimulant et utile pour les Palestiniens, parce qu'il faut donner à cette population désespérée un autre mode d'expression que l'attentat suicide. Il faut revenir sur le terrain de la politique. Pour les Israéliens, cela serait très important de retrouver en face d'eux un interlocuteur, très vraisemblablement de l'Autorité palestinienne et même sûrement, compte tenu de son prestige historique, avec lequel à un moment ou à un autre, ils devront reparler. Je crois que même si cette idée doit être soigneusement étudiée pour ne pas être mise en uvre dans n'importe quelle condition, c'est une idée qui a une vraie force.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 7 février 2002)