Interviews de M. Pierre Moscovici, ministre délégué aux affaires européennes à "L'Express" et Radio Classique le 10 juin 1999, sur le bilan du conseil européen de Cologne, les dysfonctionnements de la Commission européenne, les compétences du Parlement européen et la prépartion d'une nouvelle Conférence intergouvernementale pour la réforme des institutions communautaires.

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Circonstance : Conseil européen à Cologne les 3 et 4 juin 1999

Média : Emission Forum RMC L'Express - L'Express - Radio Classique

Texte intégral

Entretien avec l'hebdomadaire "L'EXPRESS" le 10 juin 1999
Q - Le sommet de Cologne est-il réussi ?
R - Oui, car ses trois principales décisions concernent l'Europe politique et montrent que l'Europe veut prendre en main son destin : l'amorce d'un règlement pour le Kosovo, l'Europe de la défense et la nomination de Javier Solana comme "M. Pesc" (politique étrangère et de sécurité commune). Au Kosovo, le rôle de l'Europe a été, éminent dans la guerre; il sera essentiel dans la résolution du conflit et dans la reconstruction.
Q - La dépréciation de l'euro vous inquiète-t elle ?
R - Moins on parle de la monnaie, mieux elle se porte. Nous n'en avons pas parlé à Cologne ; je n'en parlerai pas. Ce qui importe, c'est d'être attentif aux paramètres de la croissance.
Q - Dans l'affaire du poulet à la dioxine, l'Europe est une fois de plus mise en cause...
R - ... Alors que la Commission a joué son rôle d'alerte. Cette affaire montre qu'il faut plus d'Europe : on l'accuse d'être tatillonne ; elle est un garde-fou. Mais, s'il faut un système fort, il doit demeurer compréhensible et transparent pour le citoyen.
Q - Le Kosovo ne prouve-t-il pas la nécessite de l'armée européenne, réclamée par les sondés ?
R - Avant une armée européenne, il nous faut une défense européenne. L'armée européenne avec un uniforme commun sera celle de la nation européenne, si elle existe un jour. D'ici là, rapprochons les armées nationales en coordonnant budgets et industries, en développant le rôle de l'Eurocorps et en intégrant l'UEO dans l'Union européenne. Pensons le concret avant les institutions. Certains pays, neutres, s'abstiendront ; d'autres seront moteurs, notamment la France.
Q - Pourquoi la campagne électorale déçoit-elle ?
R - C'est toujours aux européennes que l'on vote le moins. Si le scrutin par régions avait été adopté, comme je le souhaitais, la proximité entre les candidats et les électeurs aurait facilité la campagne. Elle aurait été moins centrée sur des enjeux de politique intérieure, elle aurait laissé plus de place à un large débat sur le terrain de l'Europe. Et puis, pour réussir une campagne, il faut être deux : la gauche a développé ses propositions, la crise de la droite a empêché celle-ci de développer une alternative.
Q - Les Européens sont à la fois pour l'Europe des Etats et pour les attributs d'une Europe fédérale : armée, président élu, Constitution. Comment expliquer cette contradiction ?
R - Ce n'est pas une contradiction, mais le besoin de concilier la sécurité, la proximité qu'offre la nation et l'effet multiplicateur de puissance et d'influence que permet l'Europe. Il faut faire l'Europe sans défaire la France, comme le dit Lionel Jospin. Les européistes absolus et les souverainistes sont en fait marginaux. Même s'ils font un score, le 13 juin, ils n'incarnent pas la vraie dynamique.
Q - Etes-vous contre une Constitution européenne ?
R - Le seul constituant, c'est le peuple. La Constitution européenne, c'est le terme d'un processus, non le début. De plus, avec l'ensemble des traités, le pilier social et la Charte des droits fondamentaux, que nous allons rédiger, nous pouvons dire que l'Europe aura bientôt l'équivalent d'une Constitution.
Q - Pourquoi souhaitez-vous que les groupes politiques au Parlement européen présentent des candidats pour présider la Commission ?
R - En 2004, j'espère que nous voterons pour des listes aux labels transnationaux. Les deux grands groupes, le PSE pour la gauche et le PPE pour la droite, devraient alors présenter chacun un candidat pour la Commission. Mais le pouvoir de nomination doit rester aux gouvernements. Quand nous aurons ce bipartisme fort, le système parlementaire fonctionnera mieux.
Q - Renforcer le Parlement n'est-il pas risqué ?
R - Le Parlement a un pouvoir énorme qu'il ne maîtrise pas totalement. Il doit s'appliquer les règles qu'il impose aux autres, pour la gestion et la transparence. Il faut donc un statut du député européen.
Q - Pourquoi préconisez-vous un super-ministre des Affaires européennes, rattaché au Premier ministre ?
R - Pour moi, il ne s'agit pas de créer un vice-Premier ministre ou un superministre, mais tout simplement un véritable ministre des Affaires européennes. Il faudrait, pour que cette réforme fonctionne, qu'elle s'applique aussi dans plusieurs pays d'Europe. Il s'agit d'assurer en permanence l'interface avec Bruxelles et de transposer les affaires européennes dans la vie nationale. Les dossiers européens ne sont plus des affaires "étrangères".
Q - Cologne a prévu une nouvelle Conférence intergouvernementale pour réformer les institutions. Est-ce la bonne méthode ?
R - Je regrette que la formule d'un comité des sages proposée par la France, pour préparer cette réforme, n'ait pas été retenue. Mais la présidence finlandaise, au second semestre de cette année, va décanter le dossier, que la présidence portugaise approfondira dans la première moitié de l'année prochaine, avant que la France ne le conclue. Ainsi, les grands chantiers ouverts à Cologne - défense, Charte, institutions, emploi - devraient trouver leur aboutissement à la fin de l'an 2000, sous présidence française.
Q - Vous affirmez dans votre livre que les têtes de liste françaises iront siéger au Parlement européen. En êtes-vous sûr ?
R - Oui. Elles iront siéger et c'est un progrès. J'espère qu'elles siégeront longtemps... ./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 11 juin 1999)
Entretien avec "RADIO CLASSIQUE" le 10 juin 1999
Q - Pierre Moscovici, vous êtes ministre délégué chargé des Affaires européennes. Vous avez donc été un témoin privilégié de la démission de la Commission Santer. Quatre mois après, quel bilan faites-vous de la crise qu'a connue la Commission européenne ?
R - Je crois que la crise de la Commission a été finalement salutaire, parce qu'elle a révélé un fonctionnement, qui, jusqu'à présent, était trop opaque, des dysfonctionnements qui existaient. Elle a aussi permis d'affirmer le rôle du Parlement européen, à quelques jours des élections. Il faut être conscient que le Parlement européen est extrêmement important. Il a un pouvoir d'investiture de la Commission, de contrôle et de censure, que n'ont pas, par exemple, les parlements nationaux. Cette crise va conduire à une repolitisation de la Commission au bon sens du terme, avec M. Prodi, qui a une vraie capacité de leadership, à une organisation sans doute plus rationnelle, avec, je l'espère aussi, une redéfinition mieux hiérarchisée des portefeuilles et au final, une collégialité retrouvée. Il lui faudra mieux travailler avec le Parlement et avec le Conseil des ministres, qui demeure encore, selon moi, l'instance principale de l'Union européenne, puisqu'elle en est, en quelque sorte, le gouvernement et le législateur.
Donc, cette crise aura été salutaire, si chacun sait maîtriser ses pouvoirs, si le Parlement les exerce sans en abuser, si la Commission se réforme, mais sans se prendre non plus pour un "super exécutif" et si le Conseil, de son côté, sait se réformer. C'est l'enjeu de ce que nous avons décidé à Cologne, c'est-à-dire une nécessaire réforme des institutions européennes. On ne doit pas basculer d'un coup dans une sorte de parlementarisme fédéral où le Parlement ferait tout, ferait et déferait les Commissions, selon ses caprices. Je ne crois pas d'ailleurs que ce soit une menace. On ne doit pas non plus avoir une Commission qui abuse de ses très grandes responsabilités. Je souhaite que chaque institution se rehausse, mais qu'il n'y ait pas de modifications de l'équilibre institutionnel.
Q - Comment faire justement pour retrouver cette équilibre dans l'architecture, entre les ministres, les députés européens et les commissaires ?
R - Cela passe d'abord par une réforme de la Commission. Il faut qu'elle soit moins nombreuse, en tout cas, plafonnée, lorsque l'élargissement aux PECO aura eu lieu. Il faut qu'elle soit mieux hiérarchisée, mieux dirigée, plus collégiale. C'est l'un des aspects de la réforme qui n'a pas été fait à Amsterdam.
Nous devons ensuite passer, au niveau du Conseil, à davantage de votes à la majorité qualifiée, si nous voulons prendre des décisions en matière fiscale et sociale. A l'évidence, nous ne pouvons plus voter à l'unanimité car, sinon, nous risquons la paralysie. Je participe à trois Conseils des Ministres au niveau européen et je vois bien que toute décision est devenue extrêmement complexe à Quinze. Comment imaginer ce qui se passera quand nous serons vingt-cinq ? C'est donc une réforme extrêmement importante. Et puis, il faut, à l'intérieur du Conseil toujours, penser aux règles de vote, c'est-à-dire veiller à ce que chaque pays ait un nombre de voix dans le Conseil des ministres - si on passe à la majorité - qui corresponde à son poids réel, à la fois politique et démographique. Là encore, c'est une réforme qui n'a pas été faite à Amsterdam.
Enfin, appliquons les réformes d'Amsterdam concernant le Parlement européen, qui va avoir beaucoup de pain sur la planche. Je pense, par exemple, à l'élaboration de la Charte des droits civiques et sociaux fondamentaux, que nous lui avons confiée à Cologne.
Si l'on fait tout cela, je pense que l'on peut avoir des institutions plus lisibles, plus claires, mieux articulées entre elles. Certes, ce n'est pas la "grande réforme" institutionnelle que certains souhaitaient. La Constitution européenne va naître petit à petit, si on y ajoute les traités, plutôt économiques, qui existent, le "traité social" que constituera la Charte des droits, et peut-être un jour, de nouvelles avancées démocratiques : la réforme du mode de scrutin pour les élections européennes et l'élection d'un Président européen, non pas au suffrage universel direct, comme certains le pensent, - car cela n'a pas aujourd'hui grand sens, - mais par ses pairs pour, peut-être, pour plus de six mois, voire pour deux ou trois ans. On voit bien que les présidences tournantes peuvent affaiblir parfois l'idée européenne.
Q - Cela veut-il dire que le modèle démocratique européen est en phase de transition en ce moment ? Traverse-t-il une crise de croissance ? Comment définiriez-vous la période actuelle ?
R - La période actuelle est paradoxale. L'Europe a connu des réalisations fondamentales. Je pense à l'euro. L'Europe est confrontée à de très grands défis : l'Europe de la défense que l'on doit définir, l'Europe politique qu'il faut construire, l'Europe de l'emploi, et puis aussi la réunification, c'est-à-dire l'élargissement de l'Europe. Si nous sommes capables de mener tout cela à bien, l'Europe sera alors plus forte et plus attractive. En même temps, l'ampleur de ces défis en montre la difficulté. Ce n'est pas une crise de croissance. C'est un tournant. Nous allons, dans quelques années, être vingt-cinq, vingt-six, vingt-sept, trente. Je ne sais pas ce qui va se passer dans les Balkans, dans les pays de l'Est. Tout cela nous impose de redéfinir le modèle européen. Je serais donc tenté de dire que l'Europe est un peu confrontée à une nouvelle naissance, une naissance difficile.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 14 juin 1999)