Texte intégral
Le Monde
« Vous avez dû en partie votre popularité, en tant que président de la Commission européenne, à l'image d'indépendance de cette Commission par rapport aux partis et aux États. La proposition que vous présentez aujourd'hui ne va-t-elle pas à l'encontre de cette image ?
Jacques Delors
– Je suis d'accord sur votre diagnostic me concernant : le fait que j'étais considéré par la plupart comme à mi-chemin entre la social-démocratie et la démocratie chrétienne et assez ouvert aux idées libérales, m'a beaucoup aidé. Je dois à cette position d'avoir fait passer beaucoup plus de propositions que si j'étais resté uniquement un ancien ministre des finances socialiste. N'oubliez pas non plus la force que représente la Commission lorsqu'elle constitue un collège uni et résolu.
» Mais plusieurs événements se sont produits depuis, les principaux étant le traité de Maastricht et celui d'Amsterdam. Dans le premier, on a ratifié l'idée que le président de la Commission ne pouvait être nommé qu'après consultation du Parlement européen. Dans le second, on a fait un pas de plus en disant que la désignation du président de la Commission doit être approuvée par le Parlement européen et, surtout, que les autres membres de la Commission sont choisis d'un commun accord entre les gouvernements et le président désigné. Donc les traités ont renforcé le rôle du président de la Commission, la base institutionnelle de sa légitimité.
Le Monde
– Ne cherchez-vous pas, par votre proposition, à renforcer encore sa légitimité, en biaisant avec les traités ?
Jacques Delors
– On ne biaise pas. Les partis politiques sont libres de mettre dans le débat public, à l'occasion des élections européennes, toutes les questions qu'ils jugent utiles. D'autres part, les chefs de gouvernements sont membres de ces partis, et des membres influents : ils auront la possibilité de discuter de cette idée dans leur parti, par conséquent on ne peut pas dire qu'il s'agirait d'un putsch. Les élections européennes se sont déroulées jusqu'à présent dans une certaine indifférence, avec beaucoup d'abstentions et souvent avec une approche très domestique des problèmes européens. Nous voudrions changer cela. Nous avons pensé que pour faire, il fallait fournir un sujet incontournable aux délibérations des grandes formations européennes. C'est précisément le choix de la personnalité qu'elles proposeront pour la présidence de la Commission. A partir de là, nous espérons lancer un engrenage qui amènera les partis à penser ces élections en termes plus européens que nationaux.
Le Monde
– Le moment n'est-il pas venu d'aller plus loin et de proposer l'élection au suffrage universel du président de la Commission ?
Jacques Delors
– Non. Ce n'est pas possible. Dans l'état actuel des institutions, nous avons deux exécutifs, le Conseil des ministres et la Commission. Celle-ci propose exécute, contrôle, mais le dernier mot appartient au Conseil des ministres. Il ne s'agit pas de changer cela. C'est la raison pour laquelle nous disons que de facto, le président de la Commission devrait être responsable devant le Conseil européen. Ce n'est pas une reforme institutionnelle ; c'est une tentative pour relancer ou enrichir le débat public à propos de l'Europe, c'est tout.
Le Monde
– Si l'on fait élire le président de la Commission au suffrage universel indirect, cela ne modifie-t-il pas malgré tout fondamentalement l'équilibre des institutions ?
Jacques Delors
– Je ne crois pas que le futur président de la Commission pourra dire au Conseil : peu importe ce que vous pensez, je suis l'émanation du suffrage universel. Simplement, il aura plus de responsabilité devant le Parlement européen, qui pourra lui demander qui l'a fait roi. C'est un renforcement de la démocratie, ce n'est pas une déstabilisation des institutions.
» Le moment n'est pas venu de proposer de nouvelles institutions, les esprits ne sont pas mûrs. Nous nous sommes demandé ce que l'on pourrait faire pour sortir de la période actuelle que je qualifierai de stagnation dorée – dorée parce que l'Union économique et monétaire va se mettre en place, mais stagnation parce que rien n'avance sur le reste. Comment vont se présenter les élections européennes ? Va-t-on avoir 50 % d'abstentions alors que les citoyens, d'un autre côté, touchent du doigt l'Europe dans leur vie professionnelle et dans leur vie quotidienne ? Nous avons cherché un moyen d'animer la préparation et la campagne pour les élections européennes.
Le Monde
– N'est-ce pas plutôt par une réforme du mode de scrutin que l'on se rapprocherait des citoyens ?
Jacques Delors
– Cette réforme est nécessaire mais pas suffisante.
Le Monde
– Le Conseil serait donc tenu de choisir le candidat de la formation européenne la mieux représentée ?
Jacques Delors
– Il n'y serait pas obligé. Mais il se créera une dynamique politique dont le Conseil devra tenir compte. C'est la démocratie.
Le Monde
– Vous faites du président de la Commission, actuellement neutre politiquement, une espèce de chef européen d'une tendance politique. Cela ne risque-t-il pas de faire entrer une partie de l'opinion dans l'opposition à tout projet porté par la Commission ?
Jacques Delors
– La culture de beaucoup de pays européens est celle de gouvernements de coalition. Lorsque j'étais à Bruxelles, je me suis toujours attaché, pour les grands projets, à obtenir le consensus ou le quasi consensus des chefs de gouvernements ; mon successeur devra tenir compte des mêmes réalités, rechercher un dialogue permanent et confiant avec les principales forces politiques qui dominent en Europe.
Le Monde
– On a cru comprendre que le chancelier Kohl n'était pas favorable à la mission que souhaitait vous confier Jacques Chirac sur la réforme des institutions. Comment l'interprétez-vous ?
Jacques Delors
– Le chancelier n'a rien contre ma personne, bien au contraire. On peut trouver deux sortes d'explications. La première, c'est que dans le climat de campagne électorale en Allemagne, remettre en chantier les institutions créerait des difficultés supplémentaires. La deuxième est que les Allemands craignent qu'une remise à plat des institutions retarde l'élargissement. Or s'il y avait un comité qui puisse clarifier les options d'ici à la fin de l'an 2000, il serait possible aux chefs d'Etat et de gouvernements de discuter dans la clarté des possibilités qui s'offrent à eux pour définir le cadre politique et institutionnel d'une Europe à 26 ou à 30. Donc je pense que cette idée de comité des sages n'est pas morte, indépendamment de ma personne.
Le Monde
– La stagnation dont vous parlez n'est-elle pas liée, selon vous, à la situation allemande et destinée à perdurer ?
Jacques Delors
– Non, il y a plus que cela. Dans le traité de Maastricht, il y avait deux parties : une partie économique et monétaire relativement claire et une partie politique mal rédigée, qui n'avait fait l'objet d'aucun travail préparatoire et qui comportait des annonces qui n'ont pas été suivies d'effet. C'est cela le cœur du problème : les gouvernements n'osent plus ouvrir la boîte de Pandore, tout en sachant que ça ne marche pas du côté politique. Nous sommes dans une phase d'immobilisme un peu occultée par l'Union économique et monétaire. Dans de telles circonstances, l'expérience conduit à préconiser des changements mineurs, qui n'affectent pas les traités, mais qui permettent de redonner du dynamisme et de l'intérêt à la construction européenne.
Le Monde
– Qu'avez-vous pensé de la réunion de Bruxelles et du compromis sur le président de la Banque centrale européenne ?
Jacques Delors
– je pense que cela a été mal préparé, qu'il aurait été facile d'obtenir le compromis en février et de faire en sorte que le 1er mai soit le jour sans tache de l'Union économique et monétaire.
Le Monde
– Il y a eu un très vif affrontement franco-allemand…
Jacques Delors
– Ma consolation c'est que, dans l'histoire franco-allemande, il y a eu des crises, en tout cas des différends, et qu'à chaque fois cela s'est traduit par un progrès.
Le Monde
– En ce qui concerne l'emploi est-ce que vous appréciez ce qui a été fait au niveau des Quinze ?
Jacques Delors
– Je me réjouis que les pays confrontent leurs politiques de l'emploi et leurs expériences, échangent les meilleures d'entre elles. Mais franchement, pour des raisons de réalisme, les politiques de l'emploi doivent être menées à l'échelon local. Ne croyons pas que demain, il y aura une politique européenne de l'emploi. Dire le contraire c'est encore créer des illusions. Appliquons, dans ce domaine comme dans d'autres, une subsidiarité efficace.
Le Monde
– Vous êtes en désaccord avec M. Jospin sur ce point…
Jacques Delors
– C'est très rare, mais cela peut arriver. »