Déclaration de M. Laurent Fabius, président de l'Assemblée nationale, sur la nécessité de renforcer les actions internationales de protection des Droits de l'homme, Paris le 13 mai 1998.

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Circonstance : Troisièmes conférences stratégiques annuelles de l'Iris, à l'Assemblée nationale, le 13 mai 1998

Texte intégral

Mesdames, Messieurs,

Agir pour les droits de l'homme, c'est connaître heureusement des succès mais aussi des échecs et des inachèvements. Les commémorations de cette année 1998 nous le montrent : le 150ème anniversaire de l'abolition de l'esclavage a été l'occasion de célébrer un progrès immense, mais aussi de dénoncer certaines formes d'esclavage qui subsistent encore ; le centenaire de l'affaire Dreyfus a permis de souligner la confusion parfois encore constatée entre raison d'Etat et intérêt général ; le 50ème anniversaire de la déclaration universelle des droits de l’homme sera, à la fin de cette année, l'occasion d'établir un bilan sans complaisance.

Nous devons travailler à de nouveaux progrès, dans l'édiction de normes et le respect de celles-ci. La France prend une part active à l'élaboration de ces nouveaux textes de référence, protocoles additionnels, déclarations. L'Assemblée nationale s'y associe. Agir pour les droits de l'homme, c'est aussi et surtout chercher à en garantir le respect. Ce souci nous amène directement à réfléchir à la place des droits de l’homme dans les relations internationales.

Les droits de l’homme sont une expression de la société internationale. Ce sont les institutions internationales qui sont les auteurs et dépositaires des textes définissant ces droits, les droits de tous. Dès l'abord, se pose donc le problème de l'universalité des droits de l'homme. Or au moment où ce principe gagnait spectaculairement du terrain avec l'effondrement des régimes totalitaires en Europe, il s'est trouvé triplement contesté

1) Beaucoup de pays du sud ont souligné que la mise en œuvre des droits civils et politiques était tributaire du développement et que les pays occidentaux, s'ils en prônaient l'application, avaient tendance à oublier les droits économiques et sociaux, tout en se satisfaisant d'une organisation économique qui, pour employer un euphémisme, ne privilégie pas le développement des nations pauvres.

2) Les représentants de certaines parties du monde ont de leur côté soutenu que les normes internationales en matière de droits de l'homme, d'inspiration occidentale, ne tenaient pas compte des visions du monde d'autres ensembles culturels, et n'étaient pas adaptées à leurs propres traditions. Je me réfère, entre autres, au débat sur le « particularisme asiatique » que l'on m'a personnellement rappelé, lorsque j'ai récemment reçu le dissident chinois Wei Jingsheng.

3) Enfin le territoire des droits s'est diversifié. Demain, il faudra assurer de nouvelles garanties, promouvoir de nouveaux droits pour éviter que clonage, trafic d'organes, manipulations génétiques, utilisation perverse de nouvelles technologies, atteintes à l'écologie, ne deviennent de nouvelles menaces pour l'intégrité, l'identité et la liberté humaine. Ce sont les droits des générations futures et il faudra les protéger internationalement.

Ces trois arguments doivent être examinés sérieusement, mais sans perdre de vue l'essentiel pour autant. Les critiques du modèle économique mondial ne sont pas sans justification, nous le savons, mais elles ne sauraient servir d'alibi à des gouvernements dictatoriaux ou corrompus. C'est une erreur et une faute d'opposer développement et droits de l'homme. De même, s'il est légitime de réfléchir aux articulations entre les droits de l’homme et les différentes cultures, il faut combattre toute tentation de priver des individus ou des populations de leurs droits, au nom de pseudo-spécificités, ou d'intégrismes divers. Le relativisme n'a pas sa place lorsqu'il s'agit de l'absolu qui s'incarne en chaque personne humaine, dans son égale dignité. L'humanité est riche de ses différences mais elle est une. Il nous incombe donc de réaffirmer la valeur universelle des droits de l’homme. C'est ce que les combattants contre l'apartheid en Afrique du Sud ont fait victorieusement et j'ai été de ceux qui, au Gouvernement, les ont aidés à renverser l'insupportable « ordre » existant. C'est ce qu'a fait la conférence mondiale sur les droits de l’homme qui a réuni 180 Etats à Vienne en 1993 mais le débat n'est évidemment pas clos. Les normes universelles ne doivent pas rester un programme seulement éthique, elles doivent devenir des réalités juridiques et politiques. Leur mise en œuvre doit se faire dans le monde tel qu'il est, dans une société internationale fondée sur les Etats et les relations qu'ils établissent entre eux.

En effet, chaque Etat est, à l’égard de ses citoyens, le premier responsable des droits de l'homme. La représentativité de 1’Etat, la confiance dans 1’Etat, sont des facteurs majeurs de la garantie des droits de l'homme. C'est donc une source d'inquiétude de voir dans nos démocraties une partie de nos concitoyens se détourner de l’Etat, de la vie publique, renoncer parfois d'eux-mêmes aux droits si difficilement conquis. L’Etat doit bien sûr mériter le nom d’Etat de droit. Un Etat faible, incapable de garantir le fonctionnement d'un système politique sain, d'un appareil judiciaire digne de ce nom, de pratiquer ce qu'il est maintenant convenu d'appeler la « bonne gouvernance », un tel Etat n'est pas en mesure de promouvoir l'application des droits de l’homme et il peut même y devenir un obstacle. C'est le devoir des démocraties et des organismes internationaux d'aider à construire et à consolider 1’Etat là où il est fragile. Le Haut-commissaire des Nations Unies pour les droits de l’homme a lancé des actions d'assistance technique utiles en faveur des droits de l’homme et de l'Etat de droit.

Les échecs de ce processus sont cependant multiples. Beaucoup d'Etats violent à des degrés divers les droits de l'homme, soit institutionnellement, soit en couvrant des violations. Pas besoin de rappeler la terrible liste des atteintes les plus graves aux droits de l'homme, du Cambodge à la Yougoslavie, en passant par certain pays d'Afrique ou d'ailleurs.

Je voudrais à ce propos faire une observation ou plutôt soulever une interrogation. La plupart de ces crises, qui ont abouti à des crimes contre l'humanité, à des génocides, ont ou ont eu pour terreau des affrontements de nature ethnique, l'impossible coexistence en un même Etat de groupes de population différents plus opposés, l'échec d'Etats multiethniques. Je sais que sur le plan diplomatique, depuis la seconde guerre mondiale et l'accession à l'indépendance des peuples du tiers monde, le principe de l'intangibilité des frontières et de la pérennité des Etats existants est devenu une sorte de dogme. Nous avons pour premier réflexe de rechercher des solutions aux crises dans le cadre du maintien des structures étatiques existantes.

L'expérience prouve malheureusement qu'un État ne peut jouer son rôle fédérateur que s'il dispose d'un minimum d'adhésion et de légitimité dans une proportion suffisante de la population. Dès lors, ne faut-il pas oser une question ? Dans certains cas le plus sage ne serait-il pas, non point d'œuvrer à la conservation par tous moyens d'Etats résultant de contingences historiques, mais d'adapter la carte des Etats aux réalités ? On voit, bien sûr, les difficultés et les risques, parfois considérables. Mais, d'une part, on ne peut pas négliger le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, qui est un principe des relations internationales acceptable aux, yeux des démocraties. D'autre part, ce qui paraissait légitime au 19ème siècle, animait les révolutions de 1848 dont nous venons de commémorer l'anniversaire, est devenu quasi-tabou, alors même que la pression des faits a conduit récemment, souvent après des convulsions tragiques, à la disparition de structures étatiques devenues non viables, je pense à 1'URSS et surtout à l'ex-Yougoslavie. N'est-il donc pas possible de mieux prévenir, sous contrôle international, sous mandat international. Le sujet est évidemment très délicat mais je ne suis pas sûr qu'il soit bon de l'occulter comme on le fait aujourd'hui. Je le livre à vos réflexions.

Je reprends mon propos. Nous constatons malheureusement de multiples violations des droits de l'homme. Qui lutte contre ces violations ? Ce ne sont pas toujours les Etats ou les organisations internationales qui se mobilisent les premiers, mais les individus, les organisations non gouvernementales, la presse. Il est indispensable de leur rendre hommage et de garantir leur protection et leur liberté d'action. Le projet de déclaration sur les droits et responsabilités des défenseurs des droits de l’homme mérite un soutien très ferme. Leur fonction de suivi, d'information, d'alerte, de solidarité est primordiale. Combien de vies sauvées, de prisonniers libérés, de persécutés qui ont gardé l'espoir, grâce à ces actions. Elles façonnent une véritable opinion publique internationale. Il reste que ces acteurs, pour obtenir une efficacité pratique, ont besoin d'obtenir une intervention d'Etats, de groupes d'Etats ou d'organisations internationales.

Nous rencontrons là, de proche en proche, le problème de l'ingérence, non seulement de ce que l'on a appelé « l'ingérence humanitaire », mais de l'ingérence tout court, incluant l'usage de moyens politiques, voire de la force armée. Il faut distinguer à cet égard deux types d'ingérence, entre lesquels la confusion est parfois sciemment entretenue. Il y a l'ingérence d'un Etat pour des raisons d'intérêt national, même si ces raisons sont couvertes par une référence aux droits de l’homme (je pense par exemple à un Etat qui interviendrait pour protéger les droits d'une minorité ethnique proche de sa propre population). Et puis il y a l'intervention internationale sur le fondement des droits de l'homme. On connaît les objections qu'elle soulève ; mais la règle de non ingérence systématique, poussée à ses conséquences ultimes, conduirait à assister passivement aux pires horreurs. La souveraineté n’est pas, quoi qu'on prétende, un absolu, elle est conditionnée par le respect de droits universels (dans la logique de l'universalisme des droits de l’homme que je soulignais au début de mon propos).

Poser le principe de la légitimité de l'intervention extérieure ne résout pas pour autant les difficultés pratiques. La protection des droits de l’homme est une action politique, qui rencontre les difficultés intrinsèques à toute action politique dans le choix des moyens et qui se heurte au risque d'effets pervers. Nous connaissons bien les dilemmes que rencontrent tous les responsables : dialogue ou condamnation, pressions discrètes ou déclarations publiques, problème des sanctions qui frappent plus les populations que les gouvernants, des blocus qui affectent plus certains Etats voisins que l'Etat vise. L'opinion joue son rôle dans les arbitrages rendus. Personnellement, dans la grille d'analyse que porte en lui chaque décideur politique, je place au plus haut le respect des droits de la personne humaine.

Si le choix des moyens est à décider cas par cas, du moins faut-il que ces moyens soient efficaces. Il faut donc renforcer les capacités d'intervention internationales, les institutions internationales : pas de libertés, pas de droits de l’homme sans institutions pour les garantir. Aussi ne pouvons-nous pas accepter les tentatives visant à réduire la capacité d'action des instances des Nations Unies. Depuis quelque temps, divers Etats s'efforcent en particulier d'entraver les interventions de la commission des droits de l’homme des Nations-Unies, en tentant de restreindre ses mandats, de remettre en cause ses méthodes de travail et le fonctionnement de ses procédures spéciales, en demandant que ses résolutions soient systématiquement adoptées par consensus, ce qui empêcherait l'adoption de la plupart des résolutions traitant des solutions pays par pays. Je ne peux pas être d'accord avec cette dérive.

Dans le même esprit, les Etats démocratiques doivent agir pour favoriser le renforcement des moyens des Nations-Unies. La création en 1993 du poste de Haut commissaire pour les droits de l’homme chargé de coordonner l'action des Nations Unies en ce domaine a été une initiative positive, mais ce haut commissaire doit être suffisamment soutenu. Je note à cet égard qu'alors que la défense et la promotion des droits de l’homme sont un moyen de diplomatie préventive et de préservation de la paix, il ne leur est alloué que 1,5 % du budget de l'organisation. Je sais bien que celle-ci a de multiples missions, notamment en matière d'aide au développement, mais le caractère fondamental de ce chapitre mériterait sans doute un effort plus soutenu. Que tous les Etats s'acquittent ponctuellement de leurs obligations pourrait déjà faciliter les choses.

Soutien aussi aux tribunaux pénaux internationaux. Il y a eu progrès récemment. C'est en effet en 1950 que l'assemblée générale des Nations Unies a créé un comité pour une juridiction internationale. La première juridiction de ce type, après Nuremberg, n'a vu le jour qu'en février 1993 avec la création du tribunal pénal de La Haye pour l'ex-Yougoslavie, puis est venu le tribunal d'Arusha. Je ne méconnais évidemment ni les difficultés, ni les insuffisances de ces juridictions. Mais elles représentent la concrétisation de ce qui fut longtemps une utopie. Elles rendent manifeste et effective la responsabilité directe et personnelle de l'individu au regard des normes internationales en matière de droits de l'homme. Nous devons appuyer avec détermination le projet d'instauration d'une Cour criminelle internationale, ce qui entraînera probablement une révision de notre propre Constitution.

On constate à ce sujet que l’efficacité de l'action internationale dépend beaucoup de l'organisation régionale. L'Europe s'est dotée d'un dispositif de protection des droits de l’homme en voie d'extension à l'ensemble du continent. Je n'ai pas besoin de rappeler longuement ici les mérites du système du Conseil de l'Europe, les vertus de la Cour européenne des droits de l'homme. Je citerai l'apport de l'OSCE et du pacte de stabilité qui ont un rôle particulier pour la protection des droits des minorités nationales. C'est un sujet de satisfaction que l'Union européenne ait introduit dans le décevant traité d'Amsterdam une disposition précisant que si le Conseil constate des « violations graves et persistantes des principes fondamentaux par un Etat membre », il peut retirer à celui-ci l'exercice de certaines de ses prérogatives, y compris le droit de vote en son sein.

Sans ériger le cas européen en modèle, je crois en l'organisation régionale, qui peut être un moyen de marquer les spécificités des aires géographiques et culturelles, de leur donner une responsabilité autonome dans l'action en faveur des droits de l’homme tout en respectant et en soutenant le principe même de cette action. Il est certain en tous cas que le progrès de l'Europe vers son unité est une condition du renforcement de son action en faveur des Droits de l'homme. Une véritable politique étrangère commune renforcerait sa solidarité, donnerait plus de poids à ses prises de position et aux mesures qu'elle pourrait décider collectivement.

Je veux rappeler enfin que les droits de l’homme sont aussi et tout autant les droits de l'enfant et de la femme. Comment ne pas souligner à cet égard le lourd problème du travail des enfants ou, dans un tout autre registre, la situation en Algérie, qui exige de se mobiliser fortement ? Comment ne pas évoquer la situation dramatique des femmes afghanes sous l'emprise des Talibans, niées dans leur santé physique et dans leur dignité personnelle ?

Mesdames, Messieurs, ces droits ne peuvent recevoir statut et protection qu'à travers une action renforcée de la communauté internationale. S'il existe une mondialisation incontestablement fructueuse, c'est celle des droits et des garanties reconnus à la personne humaine. Il n'est pas question de sacrifier ces droits et garanties à je ne sais quelle pseudo-fatalité de leur violation. La France, non seulement parce qu'elle est membre de la communauté internationale mais parce qu'elle est la France, doit être exemplaire en matière de droits de l'homme. On nous parle parfois de « l’intérêt supérieur de la France ». L'intérêt supérieur de la France est de respecter les droits de l'homme.