Interview de M. François Fillon, ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche, à RMC le 19 septembre 1993, sur la volonté de la France de réaménager l'accord de Blair House, sur les relations dans la majorité concernant les élections européennes, et la politique européenne, et sur la politique gouvernementale.

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Média : Emission Forum RMC L'Express

Texte intégral

Sylvie Pierre-Brossolette : Le Gatt est le dossier du jour ; Édouard Balladur a répété hier qu'il n'hésiterait pas utiliser le veto de la France si nous n'obtenions pas un réaménagement de l'accord de Blair House. Mais avons-nous vraiment les moyens d'une crise ?

François Fillon : Je crois que nous n'avons pas le choix. Nous sommes le dos au mur. D'abord, il n'y a pas d'accord de Blair House, il y a une sorte d'accord entre des fonctionnaires qui n'avaient pas de mandats de leurs gouvernements. Cet accord, sur le plan agricole, suppose la baisse des exportations françaises et européennes d'ailleurs et l'augmentation des importations, notamment américaines, sur le sol européen. C'est un accord qui est léonin car il prévoit que les concessions qui sont faites par les Européens le sont pour toujours et en revanche, les concessions qui sont faites par les Américains, c'est à dire leur acceptation de la politique agricole commune, ne le sont que pour six ans. Et dans six ans, on recommence une nouvelle attaque au fond contre les intérêts agricoles français. Je crois que la France ne pouvait pas accepter cet accord. Il y a d'ailleurs un certain nombre de pays européens qui sont en train de découvrir les effets désastreux sur leurs agricultures et plus loin sur leur tissu rural. C'est le cas de l'Espagne, c'est le cas du Portugal. Les Allemands eux-mêmes, même si l'agriculture n'a pas le même poids chez eux, s'interrogent. Je crois que la stratégie qui a été adoptée par le Premier ministre est la bonne. Et qu'il n'avait sur ce sujet pas le choix.

Sylvie Pierre-Brossolette : Est-ce qu'il faut vraiment faire capoter tout l'accord du Gatt, y compris sur des secteurs industriels ou culturels, uniquement pour sauver quelques agriculteurs ?

François Fillon : Je crois que ce n'est pas sauver quelques agriculteurs, c'est résister à une sorte de diktat qui est imposé par les Américains sur l'aspect agricole, mais aussi sur d'autres aspects, notamment sur l'aspect culturel : il est frappant de voir que c'est au fond dans les deux domaines dans lesquels il y a une spécificité française, et peut-être une spécificité européenne que les concessions qui nous sont demandées sont les plus importantes. Sur le reste, qu'est-ce que nous apporterait, quels seraient les dangers d'une crise majeure dans le cadre d'une négociation sur le Gatt qui dure depuis des années ? Le danger, il est européen, il est qu'il y ait une vraie crise entre les pays européens. Que la négociation du Gatt soit repoussée, qu'elle dure quelques années de plus, je crois que notre économie n'en souffrirait pas. En revanche, nous ne pouvons pas nous payer le luxe d'une grande crise européenne et c'est à cet effort de conciliation des points de vue que les ministres compétents vont travailler lundi prochain.

Christine Fauvet-Mycia : Et si lundi on arrivait à un compromis, c'est-à-dire à une relecture de cet accord avec des clauses d'interprétation, est-ce que vous pensez que pour ce compromis, si on arrivait à ce compromis, il faudrait crier victoire ?

François Fillon : Les clauses d'interprétation, ce n'est pas suffisant. Il faut que les Américains acceptent de comprendre qu'il y a des intérêts nationaux supérieurs en matière agricole, dans plusieurs pays européens et qu'on ne peut pas aller vers un dispositif qui conduirait à mettre en jachère près de 25 % du territoire cultivé en France, alors que les Américains remettraient en production des terres qui sont aujourd'hui en jachère.

Christine Fauvet-Mycia : Et vous pensez qu'Édouard Balladur qui a menacé d'invoquer le droit de veto peut aller jusque-là ?

François Fillon : Je crois qu'il a l'intention de le faire. Édouard Balladur, il l'a montré ces derniers mois, n'est pas un homme à brandir des menaces qu'il ne saurait utiliser.

Christine Fauvet-Mycia : Il a montré aussi qu'il savait être conciliant quand il le fallait pour évite, quelques crises…

François Fillon : Je crois que le Premier ministre a indiqué clairement qu'il ne souhaitait pas une crise avec ses partenaires européens et il a tout fait pour l'éviter. Il a visité la plupart des responsables des États européens et le président américain pour tenter d'expliquer la position française. Mais je crois, il nous l'a dit, j'ai la conviction qu'il ira jusqu'au bout et qu'il utilisera le droit de veto si c'est nécessaire.

Sylvie Pierre-Brossolette : Helmut Kohl est à Paris demain ; est-ce que une modification de ses positions sur l'affaire du Gatt est un test de l'amitié franco-allemande ? Est-ce que vraiment, si on n'arrivait pas entre Allemands et Français à se mettre d'accord sur cette affaire agricole, est-ce que l'amitié franco-allemande en prendrait un sacré coup ?

François Fillon : Je crois que c'est très important quand un pays comme la France est prêt, malgré les risques d'isolement qui existent, à utiliser le droit de veto, c'est qu'il a le sentiment que ses intérêts vitaux sont en cause. C'est qu'il a le sentiment qu'un élément essentiel du patrimoine national est en cause. Et si le pays qui est le plus proche de nous en Europe ne peut pas comprendre que sur ce point-là, il faut faire des concessions, c'est alors qu'il y aurait des éléments de crise grave entre la France et l'Allemagne.

Christine Fauvet-Mycia : Est-ce que, dans ce débat, vous qui avez été contre Maastricht, vous vous sentez à l'aise et comment vous exprimez aujourd'hui vos convictions d'hier ? Est-ce que vous voteriez encore non, comme hier ?

François Fillon : D'abord je me sens à l'aise quand le Premier ministre invoque le compromis de Luxembourg et la possibilité d'utiliser le droit de veto. J'ai combattu Maastricht parce qu'il me semblait que ce traité avait deux graves inconvénients : le premier, celui d'ignorer les réalités nationales et le second, d'ignorer complètement l'existence de nouveaux États en Europe de l'Est. Aujourd'hui, le traité a été ratifié par les Français, il s'impose à nous et dans le cadre de mon action gouvernementale, je suis solidaire de la politique qui est conduite. En revanche, le débat a mis en lumière ces deux éléments : le fait national et l'existence des pays d'Europe de l'Est pour lesquels nous devons mettre en œuvre un portique de coopération. Et rien n'est plus pareil dans les négociations avec les pays européens et je trouve que la politique que conduit le gouvernement français, qui est une politique nationale mais de construction européenne bien comprise, est tout à fait compatible avec les positions que j'ai prises avant la ratification du traité.

Sylvie Pierre-Brossolette : Il n'y a plus de nuances entre vous par exemple au gouvernement sur la politique européenne ? Et est-ce que la logique, ce serait d'arriver à une liste unique pour ces élections européennes.

François Fillon : Il y a des débats au sein du gouvernement. C'est connu de tous qu'il y a au sein du gouvernement des fédéralistes, des libéraux et puis des représentants d'une tendance plus nationale. Mais la politique qui est conduite en réalité tous les jours par le Premier ministre est une politique parfaitement compatible avec les convictions que nous avons exprimées au moment du débat de Maastricht. La liste unique est possible si je m'en tiens à l'action qui est conduite par le gouvernement. Après, il y a les positions des partis politiques. Mais, en ce qui concerne le gouvernement, la préférence communautaire, la menace du droit de veto sur le Gatt, ou encore le combat que mène Jacques Toubon sur l'identité culturelle sont tout à fait satisfaisants.

Christine Fauvet-Mycia : Donc on a l'impression que l'homme qui a réussi à vous mettre d'accord, c'est Édouard Balladur ; donc, dans votre logique, il faudrait que ce soit lui qui prenne la tête de cette liste unique, ce serait le seul à même de réussir cette union ?

François Fillon : Je crois que ce qui est très important, c'est que le débat européen ne soit pas seulement un débat national et un débat de politique intérieure française. C'est un grand débat : comment relancer la construction européenne après ce qui a été quand même un demi échec avec Maastricht, c'est un élément essentiel; comment trouver une réponse aux problèmes des pays de l'Est, c'est vraiment un sujet essentiel ; vouloir limiter l'affaire européenne à la question de savoir si ce sera Juppé, Séguin, Giscard ou Balladur qui mèneront la liste me parait réducteur. Ce qui est important, c'est de faire la synthèse.

Sylvie Pierre-Brossolette : Qui mais est-ce que la synthèse est possible quand l'UDF annonce déjà ses objectifs, c'est à dire accélérer l'application de Maastricht, maintenir la monnaie unique, continuer en fait dans l'esprit de Maastricht ?

François Fillon : C'est pour ça qu'il faut que les partis politiques de la majorité sur ces sujets se rencontrent et tentent d'élaborer une plate-forme commune et si cette plate-forme commune va dans le sens de la politique qui est conduite aujourd'hui par le gouvernement, je suis convaincu qu'il y a une possibilité de liste unique.

Christine Fauvet-Mycia : Oui mais si demain on voyait on met des personnes parce qu'on sait ce qu'elles symbolisent on voyait Philippe Séguin dans une même liste avec par exemple Valéry Giscard d'Estaing et Simone Veil, vous pensez que personne n'aurait fait de compromis sur ses convictions ?

François Fillon : Si, il y aura forcément des compromis, la politique, c'est l'art du compromis. On ne peut pas conduire un pays dans une situation aussi complexe que celle que nous connaissons sans adapter les positions qui sont les nôtres aux réalités.

Sylvie Pierre-Brossolette : Si on ne parvient pas au compromis, il vous paraîtrait logique qu'un membre du gouvernement puisse participer à une des deux listes ? Ou est-ce qu'il faut que ce soit quelqu'un qui n'est pas au gouvernement, par exemple Philippe Séguin, qui conduise la liste du RPR ?

François Fillon : Je crois qu'il serait souhaitable, je l'ai dit, d'arriver à une liste unique. Si on n'y arrive pas, il y aura en fait une liste du RPR et une liste de l'UDF. Et à ce moment-là, les ministres RPR soutiendront celle du RPR, ceux qui sont à l'UDF soutiendront celle de l'UDF.

Sylvie Pierre-Brossolette : Qui pourrait conduire cette liste du RPR ?

François Fillon : Je crois que le choix est ouvert.

Sylvie Pierre-Brossolette : Vous souhaitez que ce soit Philippe Séguin ?

François Fillon : Je souhaite qu'on arrive à un accord sur une position commune; si possible sur une liste unique.

Sylvie Pierre-Brossolette : S'il n'y a pas d'accord…

François Fillon : Si Philippe Séguin doit conduire une liste RPR, si Alain Juppé doit conduire une liste RPR, je la soutiendrai.

Christine Fauvet-Mycia : Donc alors, vous envisagez avec sérénité cette première possible difficulté ; deuxième question, toujours sur votre état d'esprit, est-ce que vous vous sentez très à l'aise dans ce gouvernement ? Est-ce que vous avez le sentiment d'appartenir à un gouvernement de transition qui, comme le dirait Philippe Séguin, mène finalement une politique transitoire ?

François Fillon : Je crois que ce n'est pas une très belle formule gouvernement de transition. C'est un peu péjoratif. D'ailleurs, tous les gouvernements sont des gouvernements de transition, il n'y a que les gouvernements de pays totalitaires qui ne sont pas de transition, et encore, avec les temps qui courent, ils sont parfois éphémères. Je crois que la vraie formule, c'est sans doute ce que voulait dire Philippe Séguin, c'est que c'est un gouvernement de cohabitation, c'est à dire un gouvernement qui ne dispose pas de tous les leviers de commande de l'État pour mener les politiques qu'il souhaiterait mener. Et en ce sens, il est naturel, il est normal de dire que lorsqu'il y aura un président de la République qui aura été élu, qui disposera d'une majorité, et bien il y aura une possibilité de mener le cas échéant des politiques différentes sur tel ou tel point, le cas échéant, de celle qui est menée par le gouvernement. Ceci étant, quand on regarde ce que fait le gouvernement, il a entrepris un assainissement de l'économie française qui était nécessaire, notamment un assainissement des finances publiques, on gère un peu la queue de la comète socialiste, ce qui n'est pas facile, malgré les échéances et le caractère rapproché de ces échéances, le gouvernement a engagé un certain nombre de réformes de fond qui ne seront pas remises en cause demain par un président de la République qui en serait en tous cas de notre majorité : la loi sur l'emploi, la réforme fiscale, les privatisations, la réforme des régimes de retraite, par exemple, son des réformes qui s'inscrivent dans la durée.

Christine Fauvet-Mycia : Et toutes ces réformes, vous pensez qu'elles témoignent d'une grande audace ? Ou bien ce manque éventuel d'audace serait la faute à ce gouvernement de cohabitation ?

François Fillon : Vous savez, l'audace, il faut en avoir les moyens. Lorsqu'on a une situation budgétaire aussi étriquée que celle que nous connaissons, quand on a une situation aussi difficile à gérer. quand on est dans un contexte de crise économique aussi grave, on est d'abord obligé de tenir compte des contraintes qui s'imposent à soi, je le vois tous les jours dans mon action: il y a des tas de projets que j'aimerais pouvoir conduire.

Christine Fauvet-Mycia : Donc c'est irresponsable de parler d'une politique alternative immédiatement ?

François Fillon : Je crois que c'est se placer à beaucoup plus long terme et c'est se dégager des contingences et des contraintes avec lesquelles le gouvernement doit compter.

Sylvie Pierre-Brossolette : Vous dites qu'il y a audace, en tous cas travail gouvernemental dans le domaine de l'emploi ;  beaucoup de gens au contraire dans la majorité parlent d'un Grenelle un peu vide ; est-ce qu'il n'aurait pas fallu aller beaucoup plus loin pour régler le problème de l'emploi ? Est-ce que ça va créer un seul emploi, le plan Giraud ?

François Fillon : Ça va sûrement créer un certain nombre d'emplois, plus d'un seul ! Ceci étant, là aussi, quelles sont les deux contraintes auxquelles le gouvernement est confronté ? La première contrainte, elle est financière : on a déjà investi dans le premier plan d'urgence plus de 60 milliards de francs, il y a plus de 30 milliards qui sont induits par la loi qui est proposée au parlement, il y a des limites financières à ce que le gouvernement peut réaliser aujourd'hui. Et puis, Édouard Balladur, et je crois qu'il a raison de le faire, se considère un peu comme le garant de la paix civile dans ce pays. On ne peut pas mettre en place des réformes sans aucune concertation avec les organisations syndicales. Et on voit bien que déjà sur ce texte, il est difficile de convaincre les organisations syndicales. Donc ce texte est un premier pas. Il y a eu le plan d'urgence, il y a maintenant la loi quinquennale qui dans de tas de domaines représente une avancée importante, en matière de réduction de charges, en matière de simplification des procédures, la régionalisation ou la décentralisation vers les régions de la formation professionnelle est un point essentiel. Il faudra bien entendu aller plus loin et mettre en place d'autres réformes quand on aura les moyens financiers de le faire et à la suite d'une concertation avec les syndicats qui ne peut pas se dérouler comme ça en quelques jours.

Christine Fauvet-Mycia : On a parlé d'Édouard Balladur comme d'un grand anesthésiste ; donc j'imagine que vous n'êtes pas d'accord avec ce jugement, je ne vous demande pas votre réaction. Je reprends cette formule d'anesthésiste, est-ce que l'opposition doit être complètement anesthésiée, la majorité RPR- UDF, pardon ? Est-ce que vous lui reconnaissez un droit de critique ? Ou est-ce que dès que quelqu'un comme Gilles de Robien, par exemple, ou René Monory…

Sylvie Pierre-Brossolette : Ou Philippe Séguin…

Christine Fauvet-Mycia : … Ou Philippe Séguin, se permet de dire que ce gouvernement est un peu trop immobile, un peu trop conservateur, il doit vite rentrer dans le rang, parce que c'est un crime de lèse-Balladur ?

François Fillon : D'abord, votre lapsus est effectivement révélateur. L'opposition est effectivement anesthésiée… En ce qui concerne la majorité, il faut qu'elle s'exprime et j'ai suffisamment réclamé lorsque j'étais dans l'opposition le droit à l'expression au sein des partis, la restauration des pouvoirs du parlement pour ne pas m'offusquer de ce que les représentants de la majorité soient critiques sur tel ou tel sujet de l'action gouvernementale. Il y a des propositions à faire. C'est d'ailleurs à eux qu'appartient la légitimité populaire, la légitimité en matière législative. Et il n'y a rien d'anormal à ce qu'aujourd'hui tel ou tel critique les projets du gouvernement et cherche à les amender.

Sylvie Pierre-Brossolette : Donc il ne faut pas utiliser le 49-3 pour museler d'éventuelles critiques un peu trop lentes…

François Fillon : Il ne faudrait utiliser le 49-3 que si l'opposition, par une sorte de sabotage du travail parlementaire, rendait impossible l'examen du texte avant que l'on soit amené à examiner le budget, puisque vous savez qu'il y a des règles constitutionnelles qui nous obligent à examiner le budget à des dates qui sont très précises. C'est la seul hypothèse dans laquelle le 49-3 devrait être utilisé.

Sylvie Pierre-Brossolette : À propos de sabotage, est-ce que vous n'avez pas eu une bizarre impression quand vous avez appris un beau matin, la semaine dernière, que les chefs des entreprises publiques supprimaient 13 000 emplois, tous ensemble, d'un coup ? Ce n'est pas bizarre, alors qu'un gouvernement cherche à limiter les suppressions d'emplois que, justement, les patrons des entreprises publiques, eux, suppriment des emplois à tours de bras ?

François Fillon : La question, c'est pas le fait que ce soit les entreprises publiques, car ces entreprises ont une autonomie de gestion depuis longtemps et beaucoup d'entre elles sont destinées à être privatisées. Nous savions bien que la dégradation de la situation économique allait conduire à des plans de licenciements dans ces entreprises. Nous savions bien par exemple que la réduction des dépenses militaires engagée depuis plusieurs années allait conduire l'Aérospatiale ou la Snecma dans une situation impossible. On ne peut pas à la fois réclamer sans arrêt la réduction de ses dépenses militaires et ne pas comprendre que les entreprises qui fabriquent des armements vont être obligées de réduire leurs effectifs. Ce qui est choquant, c'est la coïncidence et c'est aussi le fait qu'il semble que plusieurs responsables de ces entreprises n'utilisent pas toutes les formules qu'ils pourraient utiliser pour gagner du temps et pour, au fond, être au rendez-vous d'une reprise économique qui semble – encore que les choses soient pour le moment peu claires – qui semble apparaître dans l'horizon international.

Christine Fauvet-Mycia : On voit resurgir une idée, c'est celle du rétablissement de l'autorisation administrative de licenciement; est-ce que vous seriez favorable à ce retour ?

François Fillon : L'autorisation administrative de licenciement n'a jamais réellement empêché des licenciements ; parfois, elle a bloqué des situations qui ont conduit à la disparition des entreprises. Je crois que ce serait une erreur de rétablir l'autorisation administrative de licenciement. En revanche, il faut obliger les chefs d'entreprises à examiner toutes les formules qui existent aujourd'hui. On a un peu l'impression qu'il y a dans certains milieux patronaux aujourd'hui une sorte de culte du dégraissage. On est un bon chef d'entreprise quand on a réalisé… C'est vrai que c'est plus facile, même si un plan de licenciement suppose un affrontement avec les salariés et les organisations syndicales, une fois que le licenciement est terminé, la crise est passée. Gérer dans la durée des mesures de réduction du temps de travail, des mesures de réduction de salaires, c'est plus difficile. Mais il faut que les patrons comprennent que la paix sociale est à ce prix. On n'ira pas éternellement sans difficulté au-delà de 3 200 000 chômeurs.

Sylvie Pierre-Brossolette : Votre gouvernement de transition est présidé par François Mitterrand ; vous revenez d'un voyage en Corée avec lui ; d'abord, comment va-t-il ? Et ensuite comment s'est-il comporté avec vous ? Est-ce qu'il a cherché à vous charmer, comme il fait généralement à chaque cohabitation ? Et est-ce que vous le trouvez un peu dans état d'esprit prêt à bloquer, à vous empêcher de gouverner sur certains points, comme il a l'air d'être tenté sur la révision constitutionnelle ? Ou vous le sentez plus coopératif ?

François Fillon : Écoutez, le président de la République ne m'a pas fait de confidence pendant ce voyage. J'ai trouvé qu'il était en bonne forme, malgré le malaise qu'il a eu à Séoul. C'est un voyage extrêmement fatigant qu'il a supporté très bien. Il est extrêmement agréable et je trouve que c'est assez naturel que la France à l'étranger montre un visage uni et s'exprime d'une seule voix. Pour le reste, je crois qu'il est égal à lui-même et qu'il fera tout ce qui est en son pouvoir pour rendre l'action du gouvernement difficile sur le plan de la politique intérieure.

Christine Fauvet-Mycia : Vous voudriez aussi que tout soit fait pour éviter une révision constitutionnelle ?

François Fillon : Non je crois que la révision constitutionnelle – vous parlez du droit d'asile – elle est nécessaire. Il y a d'ailleurs une jurisprudence un peu contradictoire du Conseil constitutionnel sur ce sujet et, plus fondamentalement derrière, un problème de conflit de légitimité qui est préoccupant. Je ne vois pas comment on peut admettre que la France ait ratifié les accords de Schengen et qu'elle ne puisse ensuite les mettre en œuvre complètement à l'intérieur de son droit national.

Christine Fauvet-Mycia : Donc vous êtes pour la révision mais vous pensez que, s'il le faut, il faut aller jusqu'au bout, c'est à dire éventuellement jusqu'à un référendum ? Vous envisagez cette possibilité ?

François Fillon : C'est le président de la République qui a l'entière maîtrise de la procédure dans ce domaine. C'est un débat qui n'a pas lieu d'être puisque le président de la République ne fera pas de référendum sur ce sujet. Je crois qu'il faut que la sagesse l'emporte et il me semble que la solution qui a été élaborée manifestement par le Premier ministre et le président de la République, consultation du Conseil d'État, va déboucher sur une révision constitutionnelle limitée qui devrait permettre à chacun de s'en sortir la tête haute.

Christine Fauvet-Mycia : Un mot sur un autre dont on parle moins mais qui est néanmoins présent, Jacques Chirac ; il s'ennuie beaucoup si j'écoute quelques émissions ici ou là. Est-ce que, comme Philippe Séguin, vous avez choisi entre Balladur et Jacques Chirac ? Vous avez choisi pour la présidentielle ou vous estimez que le choix est encore ouvert ?

François Fillon : D'abord, vous le savez, le Premier ministre nous a demandé une sorte de contrat moral, qui est de ne pas participer à ce débat avant le mois de janvier 95. Donc je ne répondrai pas à cette question, respectant le contrat moral. Et je dirai simplement qu'en ce qui me concerne je ferai mon choix le moment venu et je soutiendrai le candidat qui me semblera le mieux incarner l'idéal gaulliste qui est le mien.

Sylvie Pierre-Brossolette : Est-ce que vous pensez que les primaires seraient un bon système pour sélectionner le candidat, s'il y a une hésitation possible ? Charles Pasqua vient de proposer qu'on applique l'accord qui avait été signé dans la majorité.

Christine Fauvet-Mycia : Il est moins discipliné que vous, puisqu'il en parle…

François Fillon : J'avais été en son temps assez séduit par le système des primaires. Je dois dire qu'il n'y a aucune chance qu'il fonctionne : plusieurs leaders de la majorité ont dit clairement qu'ils ne se plieraient pas à cette règle, qu'ils considèrent comme contraire à la constitution. Donc la question, je crois, n'a pas lieu d'être.

Christine Fauvet-Mycia : En ce qui concerne votre domaine, l'enseignement supérieur et la recherche ; votre loi a été retoquée, alors vous préparez une autre loi. Est-ce que, finalement, ce n'est pas poursuivre les mêmes objectifs avec des moyens différents ?

François Fillon : D'abord, ce n'était pas ma loi, c'était la loi d'un certain nombre de parlementaires que j'ai soutenue, que j'ai défendue parce qu'elle me semblait aller dans le bon sens. Quel est le problème ? L'université est bloquée. Elle est bloquée par trop de rigidités dues à un texte, la loi Savary qui a voulu une organisation uniforme de tous les établissements d'enseignement supérieur, ce qui est d'ailleurs contraire au fond à la tradition universitaire dans toutes l'Europe occidentale, les universités ayants toujours eu une assez grande autonomie. Plusieurs de mes prédécesseurs ont essayé de réformer la loi Savary, sans succès. Pourquoi ? Parce qu'il y a, à chaque fois qu'on veut sur ce sujet préparer un grand monument législatif, la moitié de la communauté universitaire se dresse contre l'autre moitié, aucune des deux, d'ailleurs, ne sachant très bien pourquoi, et on arrive aux blocages qu'on a connus, notamment avec Alain Devaquet. Nous avions donc avec plusieurs parlementaires imaginés une formule qui était pragmatique, souple et qui consistait à autoriser les universités qui le souhaitaient à faire des expériences. Et, au vu des résultats de ces expériences, nous aurions pu, sur tel ou tel sujet, faire évoluer le statut des universités. Le conseil constitutionnel a estimé que ce n'était pas possible, s'appuyant, d'ailleurs, sur des textes qui ne sont pas des textes juridiques mais des textes philosophiques, ce qui pose un vrai problème de fond quant au contrôle du Conseil constitutionnel. Et ce qui est grave de mon point de vue, c'est qu'il a, par la décision qu'il a prise, rendu impossible toute forme d'expérimentation dans des domaines qui sont, de par la constitution, des domaines de la loi, au terme de l'article 34 de la constitution. Ce qui veut dire qu'ailleurs que dans l'université, si on veut demain faire évoluer telle ou telle disposition législative de cette manière pragmatique, par l'expérimentation, et bien on ne pourra pas y parvenir. Alors, face à ce blocage, nous avons envisagé plusieurs formules. La première, ce serait un texte général sur l'expérimentation dans le domaine législatif, qui est en cours de préparation au ministère de la Justice, et qui permettrait de manière moins radicale que ce que nous avions souhaité, mais de manière suffisante, de réaliser un certain nombre d'expérimentations, dans le domaine universitaire, mais aussi dans d'autres domaines.

Sylvie Pierre-Brossolette : Ce sera prêt quand, ça ?

François Fillon : Elle est en cours de préparation, j'espère qu'elle sera inscrite à l'ordre du jour de la session de printemps, mais ce n'est pas encore pour le moment décidé. L'autre solution qui est à notre portée, c'est la réforme de la loi Savary. C'est d'ailleurs ce que nous dit le Conseil constitutionnel : le Conseil constitutionnel dit : si vous voulez changer l'organisation des universités, réformez la loi Savary. Pour réformer la loi Savary, il faudra du temps, il faudra du temps parce que c'est un monument législatif, il faut organiser une concertation sérieuse et je ne crois pas qu'un gouvernement puisse réaliser une œuvre pareille en moins, compte tenu par ailleurs du calendrier législatif, en moins de dix-huit mois, c'est à dire avant les élections présidentielles. Quant au texte que nous préparons sur la déconcentration, il est beaucoup plus modeste, il consiste simplement à poursuivre un mouvement engagé depuis des années pour réduire la tâche de l'administration centrale et donner plus de libertés aux universités dans la gestion quotidienne. Mais je ne crois pas que ce soit un sujet qui puisse faire l'objet de débat.

Sylvie Pierre-Brossolette : Qu'est-ce que vous allez faire concernant les universités qui ont déjà un statut dérogatoire et dont le renouvellement de bail, si je puis dire, vient à terme au printemps 94 ? Vous allez renouveler leur statut dérogatoire ?

François Fillon : Pour le moment, elles sont condamnées par la décision du Conseil constitutionnel.

Sylvie Pierre-Brossolette : Alors, qu'est-ce que vous allez faire ?

François Fillon : Je suis en train d'examiner toutes les possibilités pour les sortir de ce mauvais pas. Et je n'exclus pas que nous soyons obligés de déposer un projet de loi qui soit strictement limité aux universités nouvelles et qui reconduirait la période d'expérimentation pour une durée relativement courte, car si nous voulons la reconduire pour une durée illimitée, nous allons nous retrouver devant la même jurisprudence du Conseil constitutionnel.

Christine Fauvet-Mycia : Vous voulez ouvrir un grand débat national à l'automne sur la recherche ; alors, est-ce que vous allez tomber, pas dans le travers, mais dans le petit péché mignon de Pasqua, de vouloir le conclure par un référendum aussi, ce grand débat ?

François Fillon : Non. Ce qui me frappe, c'est que maintenant depuis sept ou huit ans, il n'y a plus de politique de recherche nationale française. Il y a un effort national au profit de la recherche, qui conduit à aider tous les laboratoires, tous les organismes de recherche de la même manière, comme s'il n'y avait pas de priorité dans la politique de recherche, comme s'il n'y avait pas des choix stratégiques à faire en matière de recherche, aussi bien quant aux orientations de la politique de recherche que quant à l'organisation de notre appareil de recherche.

Sylvie Pierre-Brossolette : Et donc justement, sur ce point, qu'est-ce que vous voulez changer ? Qu'est-ce que vous avez au fond de la tête, c'est par exemple redéployer le budget de recherche en modifiant un petit peu les dosages ? Alors au profit de quels secteurs ?

François Fillon : C'est ce que nous dira la consultation nationale.

Sylvie Pierre-Brossolette : Vous avez bien une idée…

François Fillon : Il est clair par exemple qu'il y a un effort à faire dans ce pays en matière de recherche industrielle ; il y a une priorité en matière de recherche médicale. Il y a une priorité en matière de recherche dans le domaine aéronautique parce que c'est un des fers de lance de l'industrie européenne. Mais il y a d'autres questions auxquelles je ne sais pas répondre, il y a des arbitrages à faire entre des programmes de grands équipements, notamment dans le domaine de la physique des hautes énergies. Et je crois que la communauté des chercheurs doit pouvoir régulièrement donner son sentiment sur ces priorités, que la communauté économique, la communauté des chefs d'entreprises doit aussi pouvoir le faire et enfin que le parlement, parce que ce n'est pas par un référendum, mais par un débat parlementaire que je voudrais clore cette consultation nationale, doit pouvoir donner son avis dans ce domaine. Je suis frappé de voir que les États-Unis ou le Japon font cela très régulièrement. Il y a un travail qui est fait aux États-Unis, qui consiste à dire quels sont les domaines dans lesquels nous sommes très forts et dans lesquels il faut que nous restions très forts; quels sont les domaines dans lesquels nous sommes faibles et où il faut faire un effort parce que c'est stratégique ; et quels sont les domaines dans lesquels au fond on peut laisser à d'autres le soin de mener les recherches.

Sylvie Pierre-Brossolette : Est-ce que vous voulez aussi réorganiser les structures ? C'est-à-dire les structures sont très éclatées entre plusieurs organismes de recherche, notamment en médecine où il y a à la fois le CNRS et l'Inserm. Est-ce qu'il faut rationaliser tout cela ?

François Fillon : J'ai déjà entrepris avant de lancer la consultation une tentative de coordination de la politique de recherche médicale, avec un organisme de coopération qui permettrait d'éviter les doublons qui sont nombreux dans ce domaine. Il y a aussi dans les questions qui seront posées dans la consultation nationale la question des carrières des chercheurs et de la mobilité entre l'enseignement supérieur et la recherche et l'industrie. Aujourd'hui, tout est trop rigide. Il y a des enseignements, il y a des chercheurs et il y a des chercheurs dans l'industrie et on n'arrive pas à faire passer les uns, d'un secteur à un autre. Ce sera aussi une des fonctions de cette consultation, que de faire apparaître à l'opinion publique et principalement aux intéressés cette difficulté et de rende plus facile ensuite une réforme dans ce domaine.

Christine Fauvet-Mycia : En ayant bien présent dans l'esprit que votre budget a été réajusté à la baisse…

François Fillon : Non, mon budget n'a pas été réajusté à la baisse. Vos informations sont inexactes car vous le verrez dans quelques jours, le budget 94 de la recherche sera en progression forte et bien au-delà de la progression du budget de l'État.

Christine Fauvet-Mycia : Monsieur François Fillon, je vous remercie d'avoir participé à ce FORUM. Notre prochain invité sera Monsieur Dominique Strauss-Kahn, ancien ministre de l'Industrie et du Commerce extérieur. Merci, bon dimanche.