Texte intégral
Ce séminaire, nous en avions décidé la tenue avec une volonté et un espoir. La volonté, c'est que les politiques se réapproprient l'économie et que leurs décisions soient prises après débat avec des experts de toutes sensibilités et de toutes nationalités. L'espoir, c'est que l'élection de Bill Clinton, que la gauche a accueillie avec sympathie, marque un tournant, voire un renversement idéologique.
Les années quatre-vingts ont été celles de ce qu'on a appelé néolibéralisme, en fait des années de réaction au sens littéral du mot, qui ont conduit les pays où cette doctrine a été expérimentée à l'état brut, c'est-à-dire la Grande-Bretagne ou les États-Unis, à une régression sociale malheureusement trop évidente. Que seront les années quatre-vingt-dix ? Nul ne peut encore le prévoir, mais en réaffirmant l'importance de l'État, de la protection sociale, des infrastructures et des politiques structurelles, Bill Clinton a suscité un espoir.
Avec le traité de Maastricht, la Communauté européenne a également opté pour une construction politique qui n'est sans doute pas encore suffisamment démocratique ni sociale, mais qui ne se limite pas non plus à un simple espace de libre-échange. À l'Est enfin, nombre de pays avancent avec résolution dans la voie du marché, sans toujours en mesurer les limites ou contraintes, et encore persuadés que le choix est seulement entre Margaret Thatcher et Léonid Brejnev, ce qui est quand même un peu court !
Bref, alors que le monde hésite, il nous a paru d'autant plus utile de nous intéresser aux mutations de l'économie américaine que les États-Unis ont une évidente influence idéologique et une importance économique majeure. Nous sommes à un moment très particulier que l'on continue par habitude ou par conformisme à qualifier de crise, alors même que ce mot ne décrit qu'imparfaitement la réalité actuelle et nous vivons avant tout une grande mutation, ce qu'un philosophe a appelé "la grande transformation". Cette mutation a une cause : la révolution technologique et scientifique ; elle a aussi une conséquence : la mondialisation des économies, dont nous avons senti les effets positifs mais dont on peut aujourd'hui mesurer les dangers et les limites.
Au-delà de la France, de l'Europe ou des États-Unis, le monde va mal. Il est ici rongé par un chômage qui s'étend et menace chaque jour de nouvelles catégories sociales, ailleurs miné par le sous-développement et l'endettement qui provoquent misères, souffrances et humiliation, partout frappé par une panne de la croissance qui n'a sans doute pas d'équivalent au cours de ce demi-siècle. Comme toujours dans une telle situation, les avenirs possibles sont multiples et des choix stratégiques doivent être faits. Comme toujours aussi, des tentations de régressions existent sur le plan économique, mais aussi sur le plan des mœurs, des idées et des valeurs : que ces tentations s'appellent protectionnisme ou hyper-libéralisme, elles doivent être conjurées. Le protectionnisme frileux n'est en effet pas notre choix, car il ne présage généralement rien de bon, et le libre-échangisme naïf n'emporte pas davantage notre adhésion – la fable du renard libre dans le poulailler libre a suscité depuis bien longtemps nos critiques.
Sans doute abordons-nous le débat aujourd'hui avec des interrogations, mais nous avons aussi de solides convictions. La première est que le développement du commerce international a historiquement favorisé la croissance. Les cinquante dernières années ont été marquées par un développement sans précédent de la production – c'est ce que l'on a appelé en France les trente glorieuses – et, dans le même temps, par un développement du commerce mondial lui aussi sans précédent, puisque de soixante milliards de dollars en 1948, les exportations mondiales sont passées à près de trois mille milliards de dollars actuellement. C'est là un acquis que nous voulons préserver et même étendre, sachant que les périodes de dépression se sont souvent accompagnées de mesures protectionnistes qui ne faisaient qu'amplifier les difficultés – on l'a vu lors de la crise de 1929.
Deuxième conviction : la vraie question posée aujourd'hui n'est pas de savoir comment instaurer un libre-échange pur et parfait, souvent prôné dans les textes mais jamais réalisé dans les faits, mais si le développement du commerce international suppose plus de libre-échange ou plus de règles. Bien sûr les droits de douane ont été abaissés, mais de multiples pratiques sont venues limiter un libre-échange que tous les pays sans exception contournent, en instaurant des normes, en concluant des accords bilatéraux ou en accordant des subventions. Et dans ce palmarès, disons simplement qu'il y a des champions. Aussi mon opinion est-elle faite : des révisions doivent être opérées, notamment au niveau de la Communauté européenne, qui a eu le tort de trop se fier au libre-échangisme des autres et qui maintenant en souffre cruellement.
Troisième conviction : le statu quo, c'est-à-dire la poursuite de la ligne de la plus grande pente, comporte aujourd'hui les risques les plus redoutables. Le libre-échange suppose en effet une concurrence équitable, mais avec le dumping, c'est pourtant une concurrence déloyale qui règne le plus souvent et sous les formes les plus diverses. Dumping social d'abord, qui voit s'affronter sur le même marché des pays dont les niveaux de salaire renvoient à des conditions de vie et à des époques qui n'ont rien de comparables. Dumping monétaire ensuite, avec la multiplication de dévaluations compétitives dans un monde où, après l'effondrement du système monétaire international et à la notable exception de la Communauté, ne règne plus aucune stabilité, cela au détriment du plus grand nombre. Dumping écologique encore, avec des normes de protection de l'environnement qui sont une nécessité pour l'humanité, mais aussi parfois un moyen de domination pour les pays riches et de concurrence déloyale pour les pays pauvres. Dumping institutionnel enfin, puisque des pays se targuent aujourd'hui d'offrir aux entreprises des législations qui ne reconnaissent ni droit de grève, ni droits syndicaux. De ces quatre types de dumping, de ce carré maudit, chaque pays croit profiter alors que tous ont à y perdre tant les chocs en retour risquent d'être violents.
À partir des constats que je viens de poser, je fixerai trois objectifs. La croissance d'abord, que le monde doit retrouver alors qu'il est entré en récession, même s'il faut que cette croissance soit différente de celle que nous avons connue jusqu'ici, c'est-à-dire plus riche en emplois, plus respectueuse de l'environnement et en un mot plus qualitative. Ce combat-là n'est à la portée d'aucun pays seul et les solutions qui avaient permis de sortir de la crise des années trente ne sont plus opératoires telles quelles. Les relances keynésiennes restent sans effet lorsque le cadre de l'État nation est dépassé, creusant les déficits budgétaires et commerciaux sans restaurer la croissance – je pourrais vous en parler en toute connaissance de cause puisque c'est ce que nous avons fait en 1981, pour abandonner ensuite cette voie qui ne pouvait réussir économiquement, même si la période a été exceptionnelle sur le plan des réformes, du même ordre que celle du Front populaire ou du gouvernement du général de Gaulle en 1944. C'est donc sans doute au niveau des pays les plus industrialisés, du G 7, de la Communauté et bien sûr des États-Unis, que ces relances peuvent être défendues puis engagées. Les propositions de Jacques Delors s'inscrivent dans cette perspective et, au moment où l'on s'achemine vers les vingt millions de chômeurs en Europe, je me félicite vivement que l'ambition et la détermination l'aient emporté lors du Sommet de Copenhague.
Mais si c'est au niveau européen que la croissance doit être recherchée, cela ne veut pas dire pour autant que chacun des pays membres doit mener des politiques qui aggravent directement ou indirectement la récession, bien au contraire ! Pour avoir pris les mesures les plus rigoureuses de ces quarante dernières années avec le blocage des prix et des salaires en 1982, je sais ce que rigueur veut dire. Je sais aussi qu'il ne faut pas confondre les situations : il est salutaire d'appuyer sur le frein lorsque la machine excède nos capacités, comme en 1982, mais quand elle marche au ralenti comme aujourd'hui, c'est un exercice dangereux, car en économie, le surplace prolongé est aussi périlleux que l'excès de vitesse.
Deuxième objectif : le développement des pays pauvres. Nous ne pouvons pas nous indigner devant les images de la Somalie ou écarter en France toute nouvelle immigration et, dans le même temps, préconiser des mesures qui interdisent aux pays du Tiers-Monde de décoller. Au-delà de l'argument moral, social ou humanitaire, chacun doit être bien convaincu que l'intérêt de tous commande de donner au Sud ses chances. Voilà pourquoi : je souhaite que le cycle de négociations sur le commerce international se traduise par un succès qui donne un coup de fouet à la croissance mondiale, car cela permettra aux pays pauvres d'accéder à de nouveaux marchés et à la France de développer ses exportations dans le domaine des services, où elle occupe déjà le deuxième rang mondial.
Encore faut-il Fixer un certain nombre de conditions qui rendent acceptable cet accord, ce qui m'amène au troisième objectif : le respect de la justice sociale et tout simplement de la dignité humaine. Sur ce point, le GATT montre une cruelle Impuissance, qui s'explique d'ailleurs par le fait qu'il est né historiquement du refus de mettre en place une véritable organisation internationale du commerce. Il faut aujourd'hui saisir la chance que nous avons manquée après la seconde guerre mondiale et jeter les bases d'une telle organisation, qui puisse définir des critères autres que purement économiques et qui ait les moyens d'en garantir le respect aussi bien à l'égard des faibles que des forts. Nous ne pouvons plus en effet nous contenter d'un simple accord sur les tarifs et il faut réviser fondamentalement cette conception.
Car l'interdiction du travail des enfants, de la liberté syndicale, des horaires inhumains ou des salaires de misère ne se négocient pas : ils doivent être interdits ou combattus, d'abord parce qu'ils sont intolérables, mais aussi parce qu'en pervertissant le commerce international, ils risquent de nous faire entrer dans un engrenage menaçant d'emporter toutes nos sociétés.
Le meilleur moyen pour recréer des conditions d'échanges plus équitables consisterait bien entendu à intégrer des clauses sociales dans les accords du GATT. Au stade où nous en sommes, je ne sais pourtant pas si nous saurons convaincre, même si je suis persuadé qu'il y a là une idée majeure. Appliquée avec trop de zèle, elle ne serait que le paravent commode de visées protectionnistes, mais appliquée avec laxisme, elle ne serait qu'un alibi médiocre pour tous les conservateurs qui croient encore pertinent d'opposer progrès social et développement économique. Appliquée en revanche avec intelligence, elle peut faire davantage pour un développement équilibré de ce que l'on appelle encore improprement le Tiers-Monde que bien des appels légitimement lancés en faveur de l'aide publique au développement.
Dans cette direction, l'idée d'imposer des normes sociales, en créant par exemple aux frontières communautaires une "socio-taxe" mérite d'être approfondie, à condition qu'il soit bien clair que le produit doit en être reversé à un fond de développement pour les États les moins avancés ou à des actions d'intérêt général, comme la sûreté nucléaire ou l'environnement.
Ayant ainsi défini les différents objectifs qu'il me paraît opportun de se fixer, je crois avoir par là même dessiné les clivages qui peuvent exister tant en France que dans le reste du monde.
Nous sommes pour la construction d'un grand ensemble européen capable de défendre ses valeurs et qui, loin de se limiter à la seule union économique et monétaire, soit demain plus social et plus démocratique.
Nous sommes résolument pour le commerce international, pour le multilatéralisme, indispensable facteur de développement et de croissance. Nous sommes favorables à un commerce international organisé par une véritable organisation universelle : c'est le seul moyen de sauvegarder non pas les avantages des pays riches mais un modèle de civilisation qui reste un objectif pour les pays pauvres eux-mêmes. S'ils ne parviennent pas à l'atteindre, ils s'en détourneront, et l'on ne pourra alors s'étonner de leur retour au fondamentalisme.
Nous sommes enfin pour un commerce international négocié entre les grands ensembles économiques : c'est une exigence de réalisme et d'efficacité. Nous sommes en un mot – car c'est bien de cela qu'il s'agit – pour l'économie de marché… mais pour un marché dont les effets pervers sont combattus et dont le champ est encadré. Nous sommes par conséquent des sociaux-démocrates, adaptés à leur temps mais fidèles aussi aux valeurs de la social-démocratie de toujours.