Interviews de M. Bernard Bosson, ministre de l'équipement des transports et du tourisme, dans "La Tribune Desfossés" du 30 juillet et "Les Echos" du 26 août 1993, sur la mise en application de la réforme du statut des dockers et la marine marchande.

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Média : La Tribune Desfossés - Les Echos

Texte intégral

La Tribune Desfossés : 30 juillet 1993

La Tribune : Un an après la réforme de la manutention portuaire, le plan social d'accompagnement a bien été engagé, mais rien ne va plus au Havre et à Marseille. A-t-on dépensé 4 milliards de francs pour rien ?

Bernard Bosson : J'ai voté pour la loi initiée par Jean-Yves Le Drian et menée à bien par Charles Josselin. Cette loi est bonne. Il en va de l'avenir de nos ports, de la possibilité de garder cette chance pour la France que sont nos ports, et de maintenir parallèlement une marine marchande avec un pavillon national. Il faut, dans ce cadre, accompagner le départ de 4 000 des 8 000 dockers existants. Les 4 milliards de francs que cela coûte jusqu'en 2006 sont pour moitié à charge de l'État, et pour moitié à charge des ports et des entreprises de manutention. L'État a mis en place l'argent nécessaire. Mais il faut que la réforme soit réellement appliquée et qu'elle permette de rendre nos ports opérationnels et compétitifs, sinon tout cela n'a pas de sens.

La Tribune : Comment faire entrer la réforme dans les faits ?

Bernard Bosson : Cette loi suppose d'abord un changement des mentalités. Les organisations syndicales doivent se comporter comme des syndicats et non comme une entreprise de travail temporaire gérant les dockers. De leur côté, les entreprises de manutention doivent apprendre à gérer leur personnel. Or, la réforme s'applique et se vit inégalement, car cela dépend de l'acceptation syndicale d'appliquer la loi, la CGT essayant bien sûr de revenir par différents biais au système antérieur. Mais il est également vrai que, par endroits, les responsables des ports et des entreprises n'ont pas la détermination suffisante pour appliquer une loi qui est pourtant leur chance. Il y a donc un blocage des deux côtés, et ce n'est pas admissible. Au Havre par exemple, ce double blocage empêche la mise en œuvre de la mensualisation. Quant à Marseille, on a l'illustration d'une difficulté de la loi à régler le problème particulier des dockers occasionnels. La loi a prévu que les occasionnels, qui doivent être une exception, dépendent clairement des entreprises de manutention, car il n'est pas question de recréer à travers les occasionnels l'ancien système de gestion des dockers par le bureau central de la main-d'œuvre que contrôlait le syndicat. Or, à Marseille, on est en train de vouloir y revenir. C'est inadmissible et contraire à la volonté du législateur. Dans ces conditions, il est clair que si, ici ou là, la réforme ne s'appliquait pas dans l'esprit de la loi, l'État ne financerait pas à fonds perdus sa quote-part du plan social. Je pense notamment au Havre, et à Saint-Malo où il n'y a même pas un accord de principe sur la mensualisation.

La Tribune : Autre source de blocage : les partenaires sociaux chargés de négocier la future convention collective nationale des dockers interprètent différemment certains points du décret d'application de la loi.

Bernard Bosson : La loi elle-même est une loi courageuse, mais de transition. Elle n'est peut-être pas parfaite, ce qui crée des complications. En revanche, il est clair que le décret d'application était maladroit, et à mon avis pas conforme à la loi. Par exemple, la loi dit clairement que les dockers occasionnels dépendent des entreprises de manutention dans un rapport normal salariés-patron, mais le décret peut laisser croire qu'on peut revenir à l'ancien système. J'ai donc écrit aux employeurs de la manutention et à la fédération CGT des dockers une lettre solennelle indiquant dans quel sens le décret doit être interprété. Si d'aventure les divergences perduraient, je proposerais alors au gouvernement d'édicter un nouveau décret. Rien aujourd'hui ne me permet de penser qu'après avoir tenté d'utiliser à son profit un décret maladroit ce qui est le jeu, la CGT fasse désormais preuve de mauvaise foi. Mais si c'était le cas, je n'hésiterais pas à prendre mes responsabilités.

La Tribune : Vos prédécesseurs et vous-même avez souvent insisté sur la nécessité d'accompagner la réforme des dockers en modifiant les règles de gestion du domaine public maritime. Ce dossier avance-t-il ?

Bernard Bosson : Cette réforme doit permettre de se séparer de propriétés qui ne correspondent plus à un destin portuaire (ce sont les friches), quitte à racheter de nouveaux territoires là où on en a besoin. Elle doit aussi faciliter les investissements privés dans les ports, sans perdre la propriété publique du sol, car je ne suis pas du style à brader la propriété nationale quand elle est placée à des endroits stratégiques. Il y a sur ce dossier un excellent rapport du Conseil économique et social, qui a guidé notre travail ministériel. Notre projet est prêt en ce qui concerne les ports, mais nous souhaitons aussi faire bénéficier les aéroports de cette réforme domaniale. J'ai demandé que l'on inscrive le projet de loi à la prochaine session parlementaire. Je souhaiterais que cette réforme importante aboutisse le plus tôt possible.

La Tribune : Vous avez décidé d'ouvrir aux navires des lignes régulières de fret, la possibilité de s'immatriculer sur le registre des terres australes et antarctiques françaises. Ce registre permet notamment d'embaucher 30 % de marins étrangers. Le décret est-il prêt ?

Bernard Bosson : Le Conseil d'État vient de donner un avis favorable. Je souhaite qu'il soit publié avant le 15 août, et même plus tôt. Ainsi, bien avant la fin de l'année, la Compagnie générale maritime pourra transférer ses navires sur le registre Kerguelen.

La Tribune : Le rapprochement entre la CGM, privatisable, et l'armement privé SDV de Vincent Bolloré est-il toujours d'actualité ?

Bernard Bosson : Je suis profondément attaché à l'existence d'un pavillon national maritime, fort et compétitif. Dans ce cadre, soyons francs : la CGM ne peut pas rester isolée, et l'accord le plus évident et complémentaire est avec SDV. Pour autant, il n'est question, ni que SDV se sente en position de force en considérant que c'est acquis, ni que la CGM se sente en position de faiblesse. Si cela était, il n'y aurait aucun accord. Je viens donc de donner instruction pour que les contacts reprennent entre les deux entreprises, afin que me soit soumis un schéma de rapprochement le plus vite possible. Mais il est bien entendu que l'accord doit être crédible et porteur d'avenir, et que l'État n'acceptera rien qui respecte ses intérêts. Enfin, il faut ensemble était vendu ou connaisse des difficultés, on ne puisse à cette occasion voir arriver un acheteur extérieur et disparaître le pavillon national. Je rappelle enfin que, si un accord intervenait et semblait acceptable au gouvernement, la loi de privatisation imposerait bien entendu un appel d'offres, et aussi une vérification par la Commission de privatisation des verrous que nous aurions mis pour garantir dans l'avenir la nationalité française de ce pavillon.


Les Échos : 26 août 1993

Les Échos : Êtes-vous satisfait de l'accord qui a été conclu au port du Havre la semaine dernière ?

Bernard Bosson : Oui. J'ai toujours dit que la réforme Le Drian était une réforme courageuse et indispensable pour nos ports. Cette loi a été votée par une écrasante majorité parlementaire. Elle doit donc être appliquée. Le Havre représente tout de même le quart des dockers du pays, et le fait que la mensualisation n'était toujours pas entrée dans les faits remettait fondamentalement en cause l'application de cette loi. C'est la raison pour laquelle j'ai cru devoir prendre mes responsabilités en annonçant que, samedi dernier à minuit, nous renoncerions définitivement au financement d'État du plan social en cas d'absence d'accord. Parallèlement, j'ai appelé à l'esprit de responsabilité et des dockers et des responsables des entreprises. Je suis donc reconnaissant aux uns et aux autres. Je souhaite maintenant que l'application de la loi puisse se concrétiser le mieux possible dans le quotidien, pour que Le Havre puisse redevenir un port réellement concurrentiel.

Les Échos : À vos yeux, dans cette réforme, qu'est-ce qui est acquis aujourd'hui ?

Bernard Bosson : Le but de la loi était de rendre nos ports compétitifs de leur donner un avenir. Parallèlement, le gouvernement a la volonté de voir un pavillon national fort et le rayonnement du savoir-faire de la marine marchande française. C'est un besoin absolu, une question d'indépendance nationale. Ce qui est acquis, c'est que l'effectif des dockers est ramené de 8 000 à 4 000, que la mensualisation est réalisée dans tous les grands ports.

Si je prends l'exemple de Dunkerque, la croissance du trafic depuis le début de l'année est de 60 % avec une fiabilité totale assurée depuis un an. Il faut donc que partout le but soit atteint, c'est-à-dire une baisse des prix. Maintenant, il faut appeler les chargeurs à reprendre la route des grands ports français. On hérite d'une loi courageuse. On doit être capable de la faire appliquer.

Les Échos : Mais il y a toujours des difficultés à la faire appliquer à Marseille !

Bernard Bosson : Il est bien évident qu'il ne saurait être question pour l'État que je représente de permettre que la loi soit violée alors que l'avenir des ports en dépend. Je souhaite de tout cœur que Marseille ne s'isole pas sur une route suicidaire. J'appelle donc à nouveau à la responsabilité, et des entreprises, et des dockers. Mais je n'accepterai pas d'exception à Marseille remettant en cause la loi. Il n'est pas question de permettre une interprétation marseillaise d'une loi française.

Je reconnais que la CGT, objectivement, pouvait jouer sur des ambiguïtés dans le décret Josselin sur les dockers occasionnels. Mais la loi est parfaitement claire : elle donne à l'entreprise responsable le pouvoir de choisir librement l'occasionnel. Je souhaite très vivement qu'à Marseille soit trouvée une solution. Dire, comme l'a annoncé le port de Marseille, qu'on reporte à trois, quatre ou six mois une telle solution me paraît une fausse bonne idée. Cela me paraît, pour Marseille, entraîner des risques. Mais, après tout, ce sont les Marseillais qui les prennent. Je ne m'opposerai pas à cela. Ce que j'ai comme devoir c'est d'appliquer la loi. Rien que la loi mais toute la loi.

Les Échos : Quels sont vos moyens de persuasion, sinon de pression ?

Bernard Bosson : C'est aujourd'hui cet appel à l'esprit de responsabilité. Sinon, il est clair que le destin du port de Marseille est un destin triste que les responsables de la situation devront assumer et malheureusement payeront cher. Je n'ai pas à lancer d'ultimatum comme au Havre parce que la mensualisation à Marseille est acquise. Par contre il est clair qu'un accord contraire à la loi ne sera pas accepté par mon ministère.

Les Échos : Certains armateurs, en particulier la SNCM, armement public, sont sur le point de quitter Marseille. Qu'en pensez-vous ?

Bernard Bosson : S'il n'y a aucun accord, je comprends les armateurs. Je souhaite qu'on n'en arrive pas là. Mais si cela devait mal se passer, je ne vois pas comment la SNCM pourrait faire autrement. Nous avons demandé à la SNCM de clarifier sa position : la SNCM aime Marseille et ne souhaite pas devoir en partir. Si le refus, et des dockers et des entreprises, de faire fonctionner la loi persiste, la SNCM sera obligée de prendre une mesure de sauvegarde. Il n'y a pas, de sa part, une sorte de chantage.

Les Échos : Quelle initiative prendrez-vous si la situation n'évolue pas favorablement ?

Bernard Bosson : Ma foi, si le port a décidé de se suicider, il n'y a pas beaucoup de moyens de s'y opposer…

Les Échos : Avez-vous à cet égard de réelles craintes ?

Bernard Bosson : Oui, mais je souhaite vivement qu'on évite un problème grave, qu'on puisse rapidement entrer dans l'application de la loi. Je suis conscient que c'est dur à vivre sur le terrain. Ce n'est pas facile pour les dockers de devenir des salariés d'entreprises, pas facile pour les entreprises de les gérer, pas facile pour la CGT d'accepter cette situation complètement nouvelle. Mais il en va du devenir des ports. Il existe une forte volonté nationale d'avoir une chaîne maritime française forte. Le Premier ministre y est personnellement attaché. Il n'est pas pensable qu'une vision catégorielle dépassée se mette en travers de cette nécessité nationale.