Texte intégral
Le Figaro : 18 janvier 1993
Le Figaro : Quels secteurs économiques sont, selon vous, les plus exposés en France à une « contamination » mafieuse ?
François d'Aubert : On estime que les organisations criminelles italiennes ont investi l'an dernier 500 milliards de francs – soit l'équivalent du tiers du budget de la France – dans la Communauté européenne, la moitié environ en Allemagne. Cela donne un aperçu de leur puissance. En France, les casinos figurent parmi les cibles privilégiées. Il en existe environ cent trente contre seulement quatre en Italie. Certains servent souvent de « banques » à la Mafia.
Autre terrain de prédilection : l'immobilier, notamment dans le Sud-Est. Par atavisme, les mafieux aiment investir dans la pierre. Ils achètent des appartements, pour se constituer un patrimoine mais ils sont également présents dans des tours de table de participation immobilière. C'est une forme de « concurrence » qui peut contribuer à déstabiliser le marché.
Enfin, il existe des « intermédiaires », sorte de correspondants-conseillers, pour les placements financiers. Environ une centaine en Europe, ils prennent la forme de sociétés financières en Italie ou de filiales étrangères de grandes banques.
Lorsque l'argent est ainsi investi, il a déjà été blanchi. Il est d'abord passé par un « paradis fiscal » – en fait, un pays dont la législation permet de rendre opaque la propriété des sociétés. Ce pourrait être le cas de sociétés anonymes monégasques dont les statuts ne sont pas publiés au greffe mais également de Saint-Martin, île franco-hollandaise, ou des îles Caïmans. L'argent ressort ensuite totalement « propre » sans qu'il soit possible de déterminer son origine. On estime ainsi que 50 % du chiffre d'affaires de la Mafia est réalisé grâce à des fonds d'apparence légale.
Le Figaro : Face à un système que vous décrivez comme déjà très perméable, quelles sont les parades appropriées ?
François d'Aubert : La France a du mal à comprendre le fonctionnement de la Mafia, très différent des habitudes du Milieu traditionnel. Les comportements de la Mafia sont beaucoup plus sophistiqués. La lutte passe d'abord par un renforcement de la législation. Sur la notion d'association mafieuse, jusqu'à présent ignorée par le droit français. Mais également sur le blanchiment pour lequel, cependant, la réglementation européenne devient de plus en plus contraignante. Enfin, je suis favorable à la législation italienne de l'inversion de la charge de la preuve. Un Italien au compte bancaire bien garni doit être en mesure d'expliquer l'origine de ses fonds. En France, c'est à la police de remonter les filières, tâche quasiment impossible tant les circuits sont complexes.
Autre danger sous-estimé les parrains qui trouvent refuge en France et font semblant d'avoir cessé toute activité. Michèle Zaza, camorriste qui sous-traitait à la Mafia, a été arrêté en France en 1989. Il a été condamné à trois ans de prison pour contrebande de cigarettes. Aujourd'hui, il vit des jours tranquilles dans un lotissement de Villeneuve-Loubet, près de Nice. Selon Liliana Ferraro, la responsable de la lutte anti-mafia qui a succédé au juge Falcone, Zaza rencontre toujours beaucoup de monde. Et que penser du cas de Domenico Libri numéro deux de la N'Dranghetta calabraise, arrêté en septembre à l'aéroport de Marseille ?
Le Figaro : Vos accusations reposent-elles sur des bases solides ?
F. d'Aubert : Les policiers sont naïfs où veulent minimiser le problème. Comme Michel Vauzelle, le ministre de la Justice, qui déclarait peu avant le référendum sur Maastricht que « l'image d'une Mafia étendant ses tentacules dans toute l'Europe et notamment dans le sud de la France » était fausse.
Le Figaro : L'Italie a-t-elle déjà gagné une bataille en arrêtant de nombreux mafieux ces derniers mois ? Ses succès sont-ils la preuve qu'il est possible de s'attaquer à la Mafia ?
F. d'Aubert : L'Italie ne s'est pas encore attaquée aux « intouchables », les politiques, les grands patrons. Les repentis affirment pourtant qu'ils en savent long sur les liens entre la démocratie chrétienne et la Mafia. Mais le projecteur ne s'est pas encore immobilisé sur ces noms célèbres… La démocratie chrétienne est sans nul doute le parti politique le plus touché par la corruption et le parti communiste, celui le moins suspect. Si l'offensive anti-mafieuse allait jusqu'au bout en Italie, elle provoquerait un bouleversement de la scène politique.
France Inter : vendredi 29 janvier 1993
J.-L. Hees : Sur quoi vous appuyez-vous dans ce rapport pour faire porter le soupçon sur cette bonne ville de Grenoble ?
F. d'Aubert : À l'origine, il y a une déposition d'un repenti de la Mafia assez célèbre, qui a parlé au mois de septembre dernier et qui a dit que la Cosa Nostra sicilienne avait une décimée, c'est-à-dire dix hommes, en Belgique et à Grenoble. Et c'est à partir de cela que nous avons pu écrire cela dans le rapport.
J.-L. Hees : Qu'en dit le maire de Grenoble ?
F. d'Aubert : Il n'y a pas forcément un lien avec la municipalité de Grenoble et je pense même qu'il n'y en a aucun. Mais ce qui est vrai, c'est que l'Isère est le département de France où il y a la plus forte communauté sicilienne. Alors il ne faut évidemment pas du tout porter le soupçon sur l'ensemble d'une communauté, ce serait ridicule et mauvais. En revanche, il y a des coïncidences assez curieuses. Il y a un petit village en Sicile où il y a une famille mafieuse très importante. Or on s'aperçoit qu'il y a à Grenoble 1 500 ou 2 000 personnes qui sont originaires de ce village. Nous pensons qu'il peut y avoir, en Sicile, des gens qui auraient l'idée d'utiliser des compatriotes expatriés pour des opérations liées à la Cosa Nostra.
J.-L. Hees : La pénétration de la Mafia en Europe est-elle inquiétante ou est-ce de l'ordre du phantasme ?
F. d'Aubert : Il ne faut pas maximiser le problème mais il faut l'apprécier avec lucidité et réalisme. On sait très bien que, l'année dernière, dans les cinq ex-Länder d'Allemagne de l'Est, il y a eu à peu près 70 milliards de marks investis par les organisations criminelles italiennes.
J.-L. Hees : En France, quelles similitudes avez-vous remarquées entre le Milieu et la Mafia ?
F. d'Aubert : Le Milieu français depuis très longtemps est utilisé par la Mafia italienne, en particulier dans l'affaire de la French Connection. D'autre part, on s'est aperçu que Zaza utilisait une infrastructure qui était moitié italienne, moitié française.
J.-L. Hees : Quels sont les secteurs les plus vulnérables ?
F. d'Aubert : Ce sont tous les gens qui ont besoin d'argent. Même l'État qui émet des bons du trésor, une fois qu'ils sont souscrits hors de France, on ne peut plus les retrouver, on ne sait pas qui les souscrit. Plus proche de nous, quand on fait une promotion immobilière, il y a des tas d'appartements qui ne se vendent pas et sont rachetés sans se soucier du prix. Tout le monde est vulnérable. À Orange par exemple, il y a une SEM qui connaît un peu de mal à boucler le financement pour un projet immobilier superbe. Arrive un bureau d'études qui trouve le financier : dans certains cas, peu nombreux, arrivent des capitaux d'origine douteuse qui entrent dans ces SEM où cohabitent argent public et argent douteux. Cela me paraît dangereux. Il ne faut pas impliquer les élus locaux qui ne connaissent pas ce genre de cas. C'est difficile d'avoir des renseignements sur des groupes mystérieux. On fait tout pour impressionner le responsable par des grands noms, des montages très compliqués.
Europe 1 : vendredi 29 janvier 1993
S. Paoli : Vous dites très clairement que la Mafia est implantée en France ?
F. d'Aubert : Elle est présente d'abord parce qu'elle se sert de la France pour le transit de drogue et de cocaïne venant d'Espagne et allant en Italie et dans d'autres pays. Elle est présente au travers d'entreprises du bâtiment d'origines sicilienne, qui ont été en relation avec des affaires mafieuses. Il y en a dans de gros chantiers, en particulier de la région parisienne. Elle est présente par des colonies mafieuses. Il y en a une, très probablement à Grenoble, qui a été signalée par un repenti de la Mafia. Ce qui est curieux, à Grenoble, c'est qu'il y a plusieurs centaines de personnes qui sont originaires du même petit village sicilien dans lequel il y a une grande famille mafieuse. Il y a peut-être des correspondances.
S. Paoli : Il est très difficile de prouver les choses ?
F. d'Aubert : Oui, parce que 50 % de l'argent recyclé a déjà été blanchi grâce à Monaco où l'argent arrive par valises entières.
S. Paoli : De l'argent du crime passe par exemple à Monaco et l'argent est purifié ?
F. d'Aubert : Il n'y a pas que Monaco, il y a le Luxembourg, la Suisse, tous les paradis fiscaux. À Monaco, il y a ce phénomène particulier où l'argent arrive en liquide. Actuellement, il y a 65 milliards de dépôts dans la quarantaine de banques monégasques, et les dépôts ont augmenté de 40 % en un an et demi. En Italie, il y a une habitude d'utiliser l'argent liquide. Ce serait faux de dire qu'il n'y a que de l'argent sale, c'est évidemment une minorité. Ensuite, cet argent est façonné par les banques, ça passe aussi par des réseaux très compliqués, d'autres paradis fiscaux et puis il ressort tout à fait propre. 50 % de l'argent de la Mafia est un chiffre d'affaires légal.
S. Paoli : Où cet argent est-il investi en France ?
F. d'Aubert : Un peu partout. Dans le Midi, beaucoup dans l'immobilier. Il y a un golf, à côté de Manosque et puis, apparemment, dans des sociétés d'économie mixte locales. Ce qui veut dire qu'il y a apparemment un mélange d'argent public et d'argent d'origine douteuse. Cela se fait plutôt à l'insu des élus, car ils ne savent pas d'où vient l'argent. Cela passe par des bureaux d'études, par des gens qui ont des projets pour telle ou telle ville, par exemple Orange.
S. Paoli : Cela donne le vertige. On a vu à quel point la Mafia vise toujours la tête de l'État. Est-ce que ça pourrait arriver en France ?
R : Dans un conseil municipal, probablement. C'est pour cela qu'il faut s'adresser aux décideurs, qu'ils soient politiques, qu'ils soient économiques et leur dire de faire attention. Dans cette période où l'argent est rare, les gens qui vous proposent 100 ou 200 millions de francs à des taux souvent très intéressants, méfiance. Je crois qu'il n'y a pas assez de méfiance. Les élus sont un peu naïfs et ils mettent le doigt dans l'engrenage. On est alors l'objet de chantage, de compromission et évidemment de corruption.
France Soir : 30 janvier 1993
France Soir : Quel est le déclic qui vous a amené à vous intéresser à la mafia en France ?
F. d'Aubert : Au départ, je suivais l'affaire Parretti. Très vite, les enquêteurs se sont rendu compte que la mafia avait mis la main sur Pathé Cinéma. C'est comme ça que nous avons décidé de nous pencher sur le problème des « connections » du crime organisé en France.
France Soir : Comment ?
F. d'Aubert : Nous avons rencontré beaucoup de gens, juges, policiers, repentis, etc. Et nous sommes arrivés à la conclusion que même si la France n'est pas un pays où se produisent de exactions mafieuses de type palermitain, il existe une Europe grise dont nous faisons partie où s'exerce à grande échelle le blanchiment d'argent. Parmi les zones clefs nous pouvons citer aussi Monaco, l'île de Saint-Martin, le Luxembourg. Chez nous, des personnes servent d'intermédiaires entre les trésoriers de la mafia et l'establishment financier.
France Soir : Pouvez-vous donner des exemples concrets de cas douteux où le crime organisé italien serait impliqué ?
F. d'Aubert : Le rapport évoque Giancarlo Cazaccia en affaire pour de gros contrats d'aménagement pour plusieurs villes du sud de la France. Or, dans ces transactions, nous avons découvert, les liens juridiques indirects que le groupe Cazaccia avait avec des intermédiaires proches de la Camorra. On retrouve aussi Cazaccia dans une grosse affaire de terrain de golf. Construit, il y a cinq ans, ce terrain situé dans les Alpes de Haute Provence devait être complété par une opération immobilière lancée par l'italien pour la modique somme de 140 millions de francs. Encore des capitaux douteux.
France Soir : Quels sont les groupes mafieux présents en France ?
F. d'Aubert : On trouve les siciliens, la Cosa Nostra notamment, mais surtout des représentants de la nouvelle Camorra organisée et de la N'Dranghetta calabraise. Aujourd'hui, nous traversons une période de crise. Face au manque d'argent, les décideurs français, hommes politiques ou promoteurs de projets divers, sont peu prudents quant à la provenance des capitaux qui leur sont proposés. Nous risquons de voir arriver chez nous, notamment dans les secteurs du bâtiment et des travaux publics, des entreprises italiennes liées à la mafia.