Interview de M. Gérard Alezard, secrétaire de la CGT, dans "La Vie ouvrière" du 8 février 1993, sur la place de l'emploi dans les travaux du 11ème Plan.

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Média : La Vie ouvrière

Texte intégral

Le onzième Plan couvrant la période 1993-1997 entre dans sa phase active. Pour trois des commissions chargées des travaux préparatoires - perspectives macro-économiques, compétitivité française, emploi - les questions de l’emploi et du chômage, leur relation avec la croissance économique ont occupé une place prépondérante. L’emploi est bel et bien devenu un enjeu majeur des travaux du Plan. Gérard Alezard, secrétaire confédéral de la CGT, qui répond ici à nos questions, y voit « un retour du réel dans le débat économique ».

Recueilli par Michel Pouliquen

Au-delà d’un constat dramatique, le rapport de Bernard Bruhnes met en avant la facilité avec laquelle les entreprises françaises recourent aux licenciements et au travail précaire. Comment la CGT, qui depuis belle lurette tire la sonnette d’alarme sur ce point, apprécie-t-elle le contenu du rapport ?

Ce rapport est d’abord et surtout la démonstration qu’il devient possible aujourd’hui de nier les effets négatifs de la mauvaise situation de l’emploi et du chômage. Et ce sur les plans économique, social et politique. Rapprochons d’ailleurs ces rapports du Plan des prises de position récentes du Premier ministre, du ministre du Travail ou des cinquante patrons qui, il y a peu, se sont exprimés sur la question. C’est le retour du réel dans le débat économique. Il condamne de fait la politique dite de désinflation compétitive qui, selon le Xe Plan, devait déboucher sur « la reconquête d’un haut niveau d’emploi ».

Cela dit, le rapport de Bernard Bruhnes prend la mesure du mal et trace des perspectives inquiétantes. Il comporte une critique sévère d’une gestion patronale qui considère le niveau de l’emploi comme la variable exclusive d’ajustement. Il ajoute même que, et là je cite le rapport, « l’ajustement sur l’emploi comme source de productivité ne saurait constituer une perspective durable ».

La gestion patronale apparaît dans les travaux du Plan chargée de contradictions. Ainsi le rapport de Jean Gandois sur la compétitivité française note-t-il la contradiction existant entre une gestion des entreprises fondée sur l’exclusion et les exigences grandissantes de participation et d’implications des salariés dans la vie économique et sociale.

Mais quelle est la raison de cette préoccupation soudaine pour l’emploi ? Le chômage était, il y a peu encore, présenté comme un mal nécessaire pour construire une économie compétitive…

On peut, bien sûr, faire le lien entre ce souci bien tardif de l’emploi et l’approche d’échéances électorales. En d’autres termes, n’y a-t-il pas là une manoeuvre politicienne ? Il y a sans doute de cela. Mais surtout n’oublions pas que la réalité économique vient frapper à la porte du Plan. Celui-ci doit prendre en considération que la croissance économique en France n’est pas créatrice d’emplois du fait du type de gestion impulsé par les entreprises.

Finalement, je dirais que dans cette situation de dégradation de l’emploi sur fond de croissance faible, tout le monde est à la recherche de solutions. Mais bien sûr, les préoccupations, les logiques, les finalités qui guident le choix de ces solutions ne sont pas les mêmes pour tout le monde : rentabilité financière et réduction des coûts du travail d’un côté, efficacité sociale et création d’emplois de l’autre.

Justement, du côté des solutions envisagées, le rapport de B. Bruhnes avance un certain nombre d’idées pour la plupart déjà bien connues : développement des formations en alternance, baisse du coût du travail non qualifié, développement des services aux personnes, réforme des organismes publics de gestion de l’emploi, développement de l’organisation qualifiante considérant les dépenses de personnel comme un investissement. Qu’en pense la CGT ?

A partir d’un diagnostic intéressant - et de fait accablant pour la politique qui a été mise en oeuvre depuis plus de dix ans - les travaux du Plan accouchent d’une souris. Deux idées que nous contestons en constituent le fondement. Première idée, « la fin du chômage n’est pas pour demain » ; autrement dit, il faut s’installer durablement dans cette société à plusieurs vitesses. Seconde idée : les différents acteurs - pouvoirs publics, collectivités locales, patronat et syndicats - ont une coresponsabilité dans la situation de l’emploi. S’il s’agit là d’énoncer l’idée que nous sommes tous au pied du mur avec la responsabilité d’élaborer des propositions, nous y souscrivons sans hésiter. S’il s’agit en revanche de renvoyer tout le monde dos à dos, nous ne pouvons que refuser cette idée de coresponsabilité parce qu’elle revient à inviter à une coopération consensuelle dans la mise en oeuvre de la politique économique.

Or, il nous faut bien constater que même s’ils intègrent une certaine critique de la gestion patronale, les travaux du Plan, que ce soit le rapport de B. Bruhnes, celui de J. Gandois ou encore le rapport sur les perspectives macro-économiques, ne préconisent en rien - bien au contraire - l’abandon de la politique de désinflation compétitive. C’est inacceptable. Tout simplement parce que le bilan de cette politique tant vantée par le gouvernement est des plus lourds. La désinflation compétitive s’est révélée être un outil de compression du coût salarial notamment en sacrifiant l’emploi. Elle a du même coup assuré une inflation… financière.

Toutes les solutions proposées restent compatibles et même accompagnent le maintien de cette politique. Compatible également avec cet autre postulat : l’industrie, sous prétexte de gains de productivité, ne serait plus créatrice d’emplois. Curieusement d’ailleurs, alors que le fameux thème de la société post-industrielle a reculé, l’industrie est absente du rapport du Plan.

On se rabat alors sur des types de mesures déjà connues et qui tournent le dos aux objectifs que l’on prétend atteindre : la baisse du coût du travail et le développement des services aux personnes. Côté baisse du coût du travail, on nous propose de nouvelles mesures d’allégement des charges patronales, une franchise de cotisations sociales sur le premier millier de francs de salaire pour chaque salarié. Outre le fait que cette mesure sera financée par une hausse de la CSG, on se demande encore une fois quelles garanties se donne la Nation pour que cet « effort » se traduise en créations d’emplois. Quant aux emplois nouveaux résidant dans les services aux particuliers, la CGT en reconnaît la nécessité. Elle souligne simplement avec force qu’il n’y a pas là de quoi dynamiser notre appareil de production. Or, c’est avant tout de la création d’emplois productifs dans l’industrie et des besoins qu’elle engendre dans les services que dépend la résorption du chômage.

Le rapport se prononce pour une reprise de la baisse de la durée du travail négociée par les partenaires sociaux. Il n’est pas par ailleurs favorable à une compensation salariale intégrale.
Rappelons d’ailleurs qu’un autre rapport du plan préconise le recours à « l’ajustement par les salaires ». Se rapproche-t-on du « partage du travail » ?

Tout le onzième Plan est traversé par cette idée de partage de l’emploi. D’ailleurs, aucune des solutions avancées ne garantit contre le développement du temps partiel, de la précarité. C’est le cas notamment de la flexibilité interne reposant sur une organisation qualifiante et supposée se substituer à l’actuelle flexibilité externe pratiquée par les entreprises. On ne voit pas en quoi, en effet, elle ne serait pas génératrice de précarisation sans changement de logique de gestion.

Il y a effectivement beaucoup de raisons de pousser à la baisse de la durée du travail, les plus fortes étant la réponse aux besoins d’emploi et l’amélioration des conditions de travail. Mais toute la question est de savoir comment on met en oeuvre cette baisse de la durée du travail et dans quelles conditions pour les salariés ? Si cela, comme le propose le rapport Bruhnes, doit se faire à travers le tamis de négociations, portant entre autres sur les salaires, le risque est grand de se trouver dans une configuration de négociations sur le couple infernal « partage du sous-emploi - partage des salaires ».

Un autre document du Plan, le rapport « compétitivité française », lance « un cri d’alarme sur les risques que court la compétitivité de la Nation » et rappelle « que la puissance économique repose sur une industrie solide ». Qu’en pense la CGT ? Les mesures proposées sont-elles à la hauteur du constat ?

Il y a, c’est vrai, ce cri d’alarme qui tout de même vient bien tard, mais les risques, eux, ne sont pas suffisamment analysés. Il faudrait aller au-delà de ce qui est énoncé dans le rapport qui évoque le poids de la concurrence internationale, le fort contenu en importations de la croissance française et abandonner le postulat : industrie = moins d’emplois.

En fait, on constate deux manques énormes : d’une part, l’impasse faite sur le besoin de relance d’activités abandonnées et la création d’activités nouvelles, ce qui, bien sûr, pose la question de la constitution de services correspondants. D’autre part - et ce n’est pas le moins important - il y a absence de vraies références au secteur public et à son rôle dans l’impulsion de l’investissement, de l’innovation et de la recherche-développement. Dans ces conditions, et alors qu’on laisse une logique de court terme dominer les choix industriels, on se demande réellement comment l’économie française pourra passer d’une compétitivité prix à une compétitivité hors-prix riche en qualification et en qualité ainsi que semble le souhaiter le onzième Plan.

Les travaux du plan font allusion à plusieurs reprises à une nécessaire prise en compte de l’opinion des salariés et de leurs représentants. A-t-on trouvé dans les travaux préparatoires au Plan l’écho de cette préoccupation ?

Disons-le : non. Nous avons certes été écoutés mais aucune de nos suggestions n’a été reprise. Par exemple, nous pensons et nous disons qu’au lieu de discuter uniquement de la façon de résorber le chômage, il serait plus créatif de s’interroger sur la manière de faire progresser l’emploi utile et efficace. Pour cela, il conviendrait notamment de repenser les besoins de l’appareil productif en emplois tant en nombre qu’en qualifications. Cette démarche est aux abonnés absents. Dans ces travaux, à aucun moment, cela n’est envisagé.

En ce qui concerne les références du Plan à l’opinion et à l’implication des salariés, elles relèvent hélas de l’incantation. Du même coup, cela ne fait que conforter la volonté de la CGT de contribuer au renforcement de l’intervention des salariés. D’une part, pour stopper et empêcher les processus de disparition d’activités et de suppressions d’emplois. Nous avons besoin de maintenir et de développer nos atouts. D’autre part, pour mettre fin au tabou qui fait de la gestion le domaine réservé du patronat et des directions d’entreprises. Les salariés doivent pouvoir dire leur mot sur les investissements, l’emploi, les productions, et pas seulement pour donner un avis mais pour changer. Ce faisant, ils ne feront que se mêler de ce qui les regarde. Pour la CGT, il y a urgence à conquérir un véritable droit d’ingérence dans la gestion des entreprises avec comme critères les aspirations, les expériences et les revendications des salariés.

Part des investissements de capacité dans l’investissement industriel

GRAPHIQUE

Investir dans l’emploi

Selon les experts du Plan, la France a perdu un million d’emplois industriels au cours de la décennie quatre-vingt. Ce lourd bilan s’explique par le fort recours aux réductions d’effectifs et la prédilection des entreprises françaises pour les investissements de productivité « économes en emploi » au détriment des investissements de capacité (voir graphique). Les dernières estimations de l’INSEE retenaient, pour 1992, une baisse de 11 % (en volume) de l’investissement productif de l’industrie.


Evolution des licenciements économiques depuis 1990

GRAPHIQUE

Licenciements en hausse

Sur les trois dernières années connues, les licenciements économiques n’ont cessé de progresser passant de 433 501 en 1990 à 534 291 en 1992, soit une progression de 23,25 %. 

Les fins de contrat à durée déterminée et les licenciements économiques représentent, en décembre 1992, 52 % des raisons d’entrée en chômage.


Composition des demandes d’emploi par sexe et par âge

GRAPHIQUE

Le chômage s’attaque au travail qualifié

Même si les statistiques enregistraient en décembre dernier une certaine accalmie de ce mouvement, le chômage des salariés âgés de 25 à 49 ans connaît une importante progression : on note que 44 % des licenciements économiques concernent des hommes de 25 à 49 ans. Par ailleurs, les chiffres de décembre 1992 montrent une progression du chômage des ouvriers qualifiés (+ 13,2 %), des agents de maîtrise et techniciens (+ 23,9 %) et des cadres (+ 24 %).