Texte intégral
RTL : mardi 28 décembre 1993
J.-M. Lefebvre : À quoi ça sert, d'allumer une bougie le 31 ?
B. Kouchner : À ne pas désespérer. En Algérie comme à Sarajevo – surtout après avoir salué la mémoire de ce poète – à ne pas désespérer. L'humanitaire est une méthode qui permet de rester absolument au plus près des victimes. Cela ne prétend pas à arrêter la guerre, hélas ! Cela prétend procurer une autre approche plus humaine, plus solidaire, plus fraternelle, avec plus d'amour. C'est évidemment très dérisoire. On demande beaucoup à l'humanitaire, alors qu'on devrait le demander aux politiques. Il ne faut pas arrêter. Les convois pour Sarajevo sont prévus depuis un mois. Le HCR a persisté. Ce sont des accords bilatéraux entre les Bosniaques et les Serbes, entre les Bosniaques et les Croates, peut-être une centaine de personnes sera évacuée. Ce n'est pas suffisant, c'est un peu dérisoire.
J.-M. Lefebvre : Que disent-ils à Sarajevo ?
B. Kouchner : Ils ne disent pas d'arrêter de prolonger notre agonie. Ils disent « merci, donnez-nous en plus, mais arrêtez la guerre ». Qui peut prendre la responsabilité en plus de les laisser sans nourriture et sans médicaments ? Qui prendrait cette décision ? Il faut continuer. Malheureusement, les mesures politiques ne sont pas suffisantes. Les bombardements se prolongent. La guerre à Sarajevo est terrible, mais à Mostar, Tuzla elle est plus dramatique. Il faut continuer cependant. Ils ont besoin d'une Europe plus forte, plus décidée quant à la défense des droits de l'homme. Nous étions en retard par rapport à ce sinistre rendez-vous.
J.-M. Lefebvre : Tous les instruments juridiques pour faire passer les convois. Pourquoi ne le fait-on pourtant pas ?
B. Kouchner : Ce ne sont pas les bougies que nous demandons aux enfants d'allumer qui vont faire passer les convois. S'il y avait des millions de bougies en Europe, les politiques, l'opinion publique n'en seraient-ils pas un peu différents, s'il y avait ces bougies contre l'intolérance ? C'est un geste dynamique. Les instruments juridiques existent, bien sûr. Mais qu'est-ce qu'une résolution des Nations-Unies si celle n'est pas suivie des faits, et si elle n'a pas de quoi être suffisamment appliquée ? L'ONU n'est rien sans la volonté des États. Il faut en accuser la faiblesse des États s'il n'y a pas assez de moyens pour faire passer les convois.
J.-M. Lefebvre : Que pensez-vous de l'actuel gouvernement ?
B. Kouchner : Je ne vais pas faire de polémique avec F. Léotard. Je connais ses sentiments. C'est facile dans l'opposition, c'est très difficile dans le gouvernement. Il faut au moins être douze à être déterminés. Il fallait agir sans doute plus tôt. Rien n'est perdu. Je ne sais pas ce que sera demain. Il nous faudra sans doute plus de fermeté en Bosnie et ailleurs. Il y a d'autres foyers de guerre. L'ingérence, ce n'est pas l'humanitaire, c'est une conception plus large et utopique : essayer d'intervenir avant, de se mettre ensemble autour d'une table. L'ingérence est une diplomatie préventive dont devraient être dotés tous les ministères des Affaires étrangères. On devrait travailler en amont. Lorsque la guerre est déclenchée avec son cortège de malheurs et de haine, c'est difficile à arrêter. Malheureusement, on nous proposait un modèle démocratique de tolérance en Bosnie. Avec l'Abbé Pierre, nous demandons que cette bougie soit allumée contre l'intolérance. Aux portes de notre Europe fondée sur les droits de l'homme, nous n'avons pas su, pu le voir à temps.
J.-M. Lefebvre : Au nom de quoi aurions-nous droit d'aller voir des gouvernements pour leur dire de discuter ?
B. Kouchner : On ne sévira pas si on a une armée des droits de l'homme puissante, si les Nations Unies sont dotées, comme la charte le prévoit, d'une armée préventive, dissuasive suffisante. Il y au-dessus des souverainetés d'États infiniment respectables la notion des droits de l'homme. Ce qui a changé avec l'humanitaire, c'est qu'au-dessus de ces gouvernements, il existe les hommes. Un jour, les Nations Unies auront les moyens nécessaires pour que les violations des droits de l'homme n'existent pas, pour qu'on ne les dénonce pas trop tard, pour qu'avant que ça commence, on dise « Vous n'avez pas le droit ». Ce ne sera pas le rôle d'une armée de la France, mais celle de la communauté internationale. C'est un rêve, celui de notre génération. Sinon, ce qui se passe maintenant avec la montée des nationalismes, des intolérances, des racismes, ressemble très étrangement à ce qui s'est passé avant la dernière guerre mondiale.
Q: Vous craignez un engrenage ?
B. Kouchner : Il est historiquement très semblable.
J.-M. Lefebvre : Présenterez-vous une liste aux européennes ?
B. Kouchner : Ne mélangeons pas les sujets. Je ne suis pas sûr. Il y a un parler vrai, un parler franc, un parler dru qui est moins possible en politique. Je suis très intéressé par la construction de l'Europe. C'est notre nouvelle frontière sentimentale. Je suis très décidé à essayer de la franchir avec d'autres. Mais ne mélangeons pas les choses. Il y a dans la société civile et le mouvement humanitaire plus de possibilités qu'on ne le croit pour les associations et les ONG.
J.-M. Lefebvre : On ne saura donc pas si vous faites une liste ou pas ?
B. Kouchner : J'ai dit que j'en ferais une, mais ce soir, on n'en aura pas d'autres détails.
France 2 : mardi 28 décembre 1993
H. Claude : Que pensez-vous des évacuations de Sarajevo ?
B. Kouchner : On vide la capitale d'habitants volontaires pour partir. On amoindrit la résistance de la ville. Mais les femmes, les enfants, les vieillards qui partent grâce aux efforts du HCR et des casques bleus attendaient depuis un mois. C'était un accord bilatéral entre les Bosniaques et les Croates, les Bosniaques et les Serbes. Va-t-on en faire des cibles éternellement ? C'est toujours le même problème. Peut-on adoucir une guerre quand on n'a pas les moyens de l'empêcher ?
H. Claude : Vous partez à Sarajevo pour le nouvel an. Vous allez y organiser un concert, comme l'an dernier.
B. Kouchner : Je ne l'aurais pas fait. C'est B. Hendricks et les gens de Sarajevo qui l'organisent. Il y a 15 jours, je n'étais pas du tout sûr qu'il fallut faire ce concert. Mais à Sarajevo, les autorités, les intellectuels, les musiciens, la population ont demandé avec insistance de le faire. Nous l'avons fait, cela paraît dérisoire, mais c'est un geste de solidarité. La solidarité et l'amour sont-ils dérisoires ? Que peut-on faire de plus ?
H. Claude : Vous organisez aussi une opération de bougies.
B. Kouchner : Ici, nous voudrions que chaque enfant en Europe allume sur son balcon dans la dernière nuit de l'année pour l'espoir, contre l'intolérance. Cela ne va pas peut-être pas arrêter la guerre, mais s'il y en avait des millions, ce serait une indignation formidable.
H. Claude : N'est-ce pas pour l'avenir que vous faites cela. On a l'impression que Sarajevo est foutue.
B. Kouchner : Je ne suis pas sûr. Sarajevo est un symbole. Il faut absolument se battre contre l'intolérance. Les hommes de Sarajevo se débrouillent, font leur pain. C'est une formidable confiance dans l'homme. Que voulez-vous ? Malheureusement, l'humanitaire, on lui demande trop. On lui demande d'arrêter la guerre, c'est aux politiques de le faire. On demande à l'information beaucoup, et on ne s'aperçoit pas que l'information véhicule ce qu'elle peut, c'est-à-dire l'horreur. On voudrait tuer le mauvais messager. On accuse qu'il y ait trop d'informations. Avant, les guerres n'étaient pas couvertes. Maintenant, on voit les guerres, et c'est insupportable. Faut-il arrêter ? Peut-on dire qu'il faut arrêter l'information et l'humanitaire ?
H. Claude : Après, à Sarajevo ?
B. Kouchner : Nous continuerons. J'espère que Mgr. Lustiger, dont j'ai apprécié le geste, continuera aussi et que nous nous ne laisserons pas submerger par le désespoir et l'intolérance. C'est un geste de désespoir. Il fallait une Europe plus forte. Il y a à Genève des conférences qui se poursuivent pendant ce temps, l'humanitaire s'occupe des hommes un par un, même si on n'en sauve qu'un ou deux. Si c'était votre frère, notre cousin, nous voudrions continuer de le faire.
H. Claude : L'ONU a demandé aux Français de limiter leurs actions médiatiques à Sarajevo ?
B. Kouchner : Il est curieux de voir l'ONU se tromper de débat. C'est parce qu'il y a des intellectuels, des journalistes, des gens qui n'acceptent pas que peut-être un jour on verra la fin de cette guerre. Je comprends l'ONU, le fardeau des soldats, leur impuissance. Mais pourquoi ? Ce n'est pas l'ONU qui est impuissante, ce sont les États qui composent l'ONU. Là aussi, l'ONU va peut-être nous demander de ne pas allumer de bougies ! Eh bien ? nous allumerons des bougies. Espérons, touchons du bois : s'il y en avait des millions dans toute l'Europe, ça se verrait à Sarajevo. Les enfants ne seraient pas oubliés à Sarajevo.
RMC : 29 décembre 1993
P. Lapousterle : Quel silence assourdissant depuis que vous avez quitté le gouvernement !
B. Kouchner : Oui, c'est le calme. C'est même, on peut dire une manière d'abandon.
P. Lapousterle : C'est vrai que vous êtes le seul ancien ministre dont on ignore le destin. Pourquoi, alors que tout le monde est recasé ?
B. Kouchner : Bonne question. Je ne suis pas recasé. Je suis même le seul auquel on n'a rien proposé, mais vraiment rien. Ceci dit, je ne demandais rien. C'est peut-être pour cela qu'il faudrait faire de la politique autrement, vous ne pensez pas ?
P. Lapousterle : Vous n'avez pas vu le président de la République depuis votre départ ?
B. Kouchner : Non, pas du tout, mais je pense qu'il va bien.
P. Lapousterle : Vous dérangez tant que cela ?
B. Kouchner : Je ne fais pas partie de la bande. Je dis cela sans connotation péjorative. Je ne fais pas partie du club, je ne fais pas partie du parti. Mais c'est vrai que je me suis senti un peu seul de temps en temps. Seul, avec les gens avec qui j'avais fait de la politique pendant cinq ans, en dehors de M. Rocard que j'ai vu souvent et d'un certain nombre d'ami, je ne les ai pas revus. Et je me dis que les gens doivent sentir cela. Que si on donne l'impression de ne pas s'aimer, de ne pas être bien ensemble, d'être plus opposé qu'uni, cela se sent, cela se voit. C'est pour cela qu'il faut une grande période de désintoxication maintenant.
P. Lapousterle : Ceux qui vont vouloir réveillonner avec vous seront obligés d'aller à Sarajevo ?
B. Kouchner : J'aimerais bien qu'ils le fassent. Je crois qu'il faudrait, contrairement à ce que dit l'ONU, tous aller à Sarajevo, que c'est notre affaire à tous, que ce n'est pas l'affaire des humanitaires seulement, ou des militaires, que c'est une affaire qui nous regarde, qui nous concerne et qui, j'espère, ne nous concernera pas plus encore au sens de l'approche de la guerre et des nationalismes. Oui, c'est notre affaire Sarajevo, c'est notre Europe. Cela devrait être la première motivation de la jeunesse, la montée de la guerre ou les dangers de la guerre.
P. Lapousterle : Est-ce que maintenant vous referiez et rediriez ce que vous disiez à l'époque où vous étiez ministre ?
B. Kouchner : Oui, je le pense. Je crois qu'il faut toujours aider. Qu'est-ce que c'est l'humanitaire ? C'est aider les hommes un par un. Mais cela ne fait pas la politique, cela n'empêche pas les guerres, l'humanitaire. Ça les révèle au contraire. C'est comme l'information. Alors, on accuse qui, quand il y a une guerre ? L'information ou l'humanitaire. Cela s'appelle un bouc émissaire. Alors on déteste l'humanitaire et on dit que c'est un prétexte pour ne pas intervenir. Mais avant on n'intervenait pas du tout dans les guerres précédentes. C'est nouveau, et c'est donc une méthode que l'on propose aux politiques, qui doit colorer la politique.
P. Lapousterle : Pour Sarajevo, on vous a refusé une fondation ?
B. Kouchner : Oui, le Conseil d'état a estimé que je ne donnais pas les garanties suffisantes pour faire une fondation humanitaire. Cela me fait juste rire de bêtise. Moi, j'ai créé deux associations, Médecins sans frontières et Médecins du monde. Je n'ai pas demandé d'argent, je n'ai pas piqué dans la caisse. Je n'ai jamais été payé en 25 ans. Et on se demande si je serais capable de faire de l'humanitaire. Et bien je ferai une fondation en Suisse. Comme d'ailleurs le professeur Montagnier fait sa fondation pour le Sida en Suisse. Merci, messieurs du Conseil d'État.
P. Lapousterle : Qu'est-ce qu'ils pensent de nous à Sarajevo ?
B. Kouchner : Ils pensent que nous sommes des lâches. Ils pensent que l'on se trompe car ce qu'ils nous proposaient était un modèle de l'Europe tolérante, et nous n'avons pas su le voir, ni le protéger. C'est à la fois vrai et très douloureux à entendre. C'est vrai, ils avaient un modèle de cohabitation où les religions et les races se seraient bien entendues. Cela n'a pas marché. Et donc, ils disent : « vous, vous proposez, l'Europe des Douze, de vous entendre alors que vous vous êtes toujours fait la guerre. Nous étions en train de le faire et vous ne nous avez pas appuyé dans cette grande perspective ». Ils pensent que derrière toutes nos rodomontades, et nos préoccupations onusiennes, et bien nous ne ferons rien. Mais il faut bien savoir que ce n'est pas l'ONU qu'il faut accuser, ce sont les États et les politiques. En somme, l'Europe était trop petite, trop neuve, trop fragile. Elle n'était pas encore assez unie pour ces travaux pratiques de l'ingérence qu'était la Bosnie. Alors, il y a eu des difficultés franco-allemandes, et nous n'avions ni défense commune, ni vraie diplomatie commune. Et il faut plus d'Europe pour pouvoir intervenir. Et moi j'appelle à plus d'Europe. Et je voudrais qu'il y a une vraie armée européenne des droits de l'homme.