Interview de M. Alain Juppé, ministre des affaires étrangères, dans Les Echos le 9 juin 1994, sur la révision des institutions européennes, les modalités de l'élargissement de la Communauté, le dynamisme commercial de l'Europe, l'emploi et la défense du continent européen.

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Média : Les Echos

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À trois jours du scrutin, Alain Juppé, ministre des Affaires étrangères et secrétaire général du RPR, affirme ses convictions européennes. La France peut faire entendre sa voix à Bruxelles, assure-t-il en citant l'exemple du GATT. Il confirme l'objectif de monnaie unique et réclame un retour à des marges de fluctuation plus étroites au sein du SME. Dans la perspective de la réforme des institutions communautaires prévue pour 1996, il propose notamment d'allonger la durée des présidences du Conseil européen. Sur le sujet majeur de l'élargissement aux pays de l'Est, le ministre plaide pour un schéma d'intégration progressive des candidats dont il fixe d'ailleurs la liste. Le choix d'Alain Juppé est net en faveur d'une Union plus efficace et plus démocratique, refusant que l'Europe devienne une simple zone de libre-échange.

Les Échos : L'Europe ne part-elle pas à la dérive ?

Alain Juppé : L'impression "d'europessimisme" qui semble prévaloir en Europe n'est pas partagée à l'extérieur. L'Union européenne conserve un fort pour attractif, puisque de nombreux États souhaitent la rejoindre. Elle est respectée tant par les États-Unis que par la Russie ou le Japon. Et l'image qu'en ont les pays tiers est plutôt celle d'une forteresse que d'un bateau ivre…

Dans ces conditions, d'où provient le scepticisme qui s'exprime, notamment à l'occasion de la campagne pour l'élection du Parlement européen ? D'abord, du sentiment que les élargissements successifs de la Communauté se sont effectués au détriment de sa cohérence. En second lieu, du fait que les institutions communautaires sont aujourd'hui d'une complexité et d'une lourdeur qui les paralysent.

Enfin, il est reproché à l'Europe de n'avoir pu apporter de réponse convaincante aux préoccupations des européens : la lutte contre le chômage, la sécurité tant extérieure qu'intérieure. Il faut répondre à ces critiques, souvent légitime. Les idées ne manquent pas.

Les Échos : Quel est votre diagnostic sur le fonctionnement des Conseils des ministres à Bruxelles ? La France peut-elle y faire entendre sa voix ?

Alain Juppé : Mon diagnostic à propos du fonctionnement du Conseil des ministres de l'Union européenne est clair. Oui, la France peut y faire entendre sa voix : à preuve le GATT, et la Bosnie. Mais on peut faire mieux. Après quinze mois d'expérience du Conseil Affaires générales, je pense que deux types d'améliorations peuvent être apportés. Le premier est plus simple : il concerne les méthodes de travail. Chacun peut constater que la pratique des "tours de table" systématiques prend beaucoup de temps : au moins deux heures à Douze, peut-être quatre ou cinq heures si l'Union compte un jour 25 membres. Quelques mesures de caractère pratique peuvent être imaginées : régler davantage de dossiers au niveau du Coreper (1), multiplier les procédures écrites ou encore, comme l'a suggéré le gouvernement français, organiser des réunions plus fréquentes des ministres chargés des Affaires européennes.

La deuxième catégorie de réformes doit viser à améliorer l'efficacité du processus de décision. On peut pour cela penser à allonger la durée des présidences, à créer une ou plusieurs vice-présidences ou à renforcer les effectifs et les moyens du secrétariat général du Conseil (en allégeant d'autant les services de la Commission). Nous aurons ces suggestions à l'esprit lors de la préparation de la conférence intergouvernementale de 1996.

Les Échos : Pour l'opinion publique, la Bosnie Illustre jusqu'à la caricature l'impuissance de l'Europe. Quel rôle joue la France ?

Alain Juppé : Avant de parler de l'impuissance de l'Europe, rappelons tout de même qu'elle assure la plus grande parte de l'aide humanitaire, qui a permis de sauver des centaines de milliers de vies humaines depuis deux ans, Ce n'est pas tout à fait négligeable ! Ce sont également les Européens qui ont déployé en Bosnie la majorité des casques bleus. C'est l'Europe, enfin, qui a proposé le seul plan de règlement politique du conflit, et ce plan, après avoir été quasiment accepté par toutes les parties en décembre dernier, demeure toujours sur la table. La France a toujours joué un rôle pilote parmi les Douze : elle est de loin le premier contributeur de troupes, devant la Grande-Bretagne, elle est l'initiatrice avec l'Allemagne, du plan de paix de l'Union européenne, elle est à l'origine de toutes les dispositions politiques ou militaires qui ont permis de faire reculer les Serbes : les sanctions contre le régime de Belgrade, l'instauration de zones de sécurité, l'ultimatum de Sarajevo. C'est dire que nous n'avons pas à rougir de ce que nous avons accompli, et que nous ne devons pas relâcher nos efforts pour obtenir ce règlement politique qui est la seule Issue possible à ce conflit. Lors du récent voyage du président Clinton à Paris. J'ai constaté que désormais Américains et Français sont sur la même ligne : il faut tout faire pour convaincre les trois communautés de conclure un accord de paix avant l'été, sur la base de la déclaration de Genève du 13 mai dernier. C'est un grand sujet de satisfaction pour la diplomatie française !

Les Échos : Quel rôle voyez-vous pour l'UEO, cet organisme chargé de la défense ? Peut-on envisager que l'Euro-corps Intervienne à moyen terme en tant que tel ?

Alain Juppé : L'Union de l'Europe occidentale a pour vocation de se fondre tôt ou tard dans l'Union européenne. La sécurité de l'Europe passe à la fois par un renforcement de l'effort accompli par les Européens eux-mêmes et par le maintien d'un lien transatlantique tort. C'est pourquoi la France a plaidé avec succès au dernier sommet de l'Alliance atlantique pour que cette dernière puisse, dans certains cas. Mettre ses moyens sous le commandement de l'UEO. La France et l'Allemagne sont déterminées à poursuivre sur cette voie, comme l'a montré le dernier sommet franco-allemand, qui a réalisé en particulier une avancée très sensible sur la question des satellites d'observation spatiale dont l'Europe aura besoin pour bénéficier d'une capacité d'analyse stratégique propre.

La montée en puissance de l'Euro-corps, auquel participent aussi la Belgique, l'Espagne et le Luxembourg, est une priorité. Si, comme je l'espère, l'Allemagne parvient à résoudre le problème constitutionnel de l'engagement extérieur de ses forces, l'Euro-corps donnera à l'Europe le bras armé qui lui manque aujourd'hui. Il y a d'autres projets importants en cours, tels que la constitution d'une force aéronavale avec l'Espagne et l'Italie, qui contribueront au même objectif.

Les Échos : Comment faire face à une demande de plus en plus pressante des pays de l'Est pour intégrer l'Union européenne ? Comment comptez-vous la gérer ?

Alain Juppé : Il s'agit là d'un enjeu majeur pour l'Europe dans les prochaines années. Nous ne pouvons pas agir comme si rien ne s'était produit en 1989, comme si les pays d'Europe centrale et orientale n'avaient pas accompli une révolution tranquille en restaurant la démocratie et en s'ouvrant à l'économie de marché. Durant près de cinquante ans, la France a milité en faveur d'une grande Europe enfin débarrassée des clivages de la guerre froide. En décevant les attentes de ces pays, nous risquons soit de les rejeter vers des tentations nationalistes, soit de les inciter à revenir à leurs options antérieures.

C'est pourquoi le gouvernement français, en plein accord avec l'Allemagne, estime qu'il faut élargir l'Union européenne aux pays d'Europe de l'Est. Telle a été d'ailleurs ta conclusion du Conseil européen de Copenhague, en juin 1993.

Ce n'est donc pas le principe de l'élargissement qui est en cause, ce sont ses modalités. II convient tout d'abord de dresser une liste limitative des États concernés : il s'agit des six pays d'Europe centrale et orientale, des trois pays Baltes, auxquels pourrait s'ajouter la Slovénie. En second lieu, l'adhésion de nouveaux États membres ne doit pas entraîner une dilution de la construction européenne. Comme l'a dit clairement le chancelier Kohl lors de ta conférence de presse qui a suivi le sommet franco-allemand de Mulhouse, nous relussions que l'Europe devienne une simple zone de libre-échange. Aussi, avant d'aller de l'avant, faut-il procéder, à la faveur de ta conférence intergouvernementale de 1996, à une révision institutionnelle en profondeur, visant à conférer à une plus d'efficacité et plus de démocratie. Par ailleurs, La grande Europe doit connaître la stabilité ; ses membres doivent régler leur contentieux de bon voisinage ; le pacte de stabilité, dont les travaux doivent être achevés au début de 1995, leur offre un cadre adapté pour ce faire.

Enfin, il faudra faire preuve d'imagination pour rassembler au sein d'une même Union des pays dont les niveaux de développement et les comblons économiques sont encore très disparates.  Telle est la raison pour laquelle nous réfléchissons un schéma d'intégration progressive des candidats. Nous avons commencé à agit en ce sens en associant les pays d'Europe centrale et orientale à la politique étrangères et de sécurité commune et en leur attribuant, sur proposition franco-allemande, un statut d'État associé à l'UEO : le Conseil de cette organisation s'est prononcé favorablement à ce sujet lors de sa session du 9 mai.

Les Échos : L'autre grande inquiétude porte sur l'incapacité de l'Europe à créer des emplois et à se défendre commercialement. Après coup, est-ce que le bilan de la négociation GATT est globalement positif ?

Alain Juppé : L'Europe a créé moins d'emplois au cours des années passées que les États-Unis ou le Japon. La première cause de cette situation tient à la croissance faible – voire négative en 1993 – que nous avons connue depuis 1990.  À cet égard, un certain optimisme est autorisé puisque tous les instituts prévoient une croissance de 1,6 % en 1994, et supérieure à 2 %, en 1995. En second lieu, il existe en Europe des obstacles structurels à la création d'emplois.  Le Conseil de Bruxelles de décembre dernier a engagé sur la base du livre blanc de la Commission et des contributions nationales dont Il était saisi, un programme de grande ampleur visant à stimuler la création d'emplois. Il s'agit, d'une part, de favoriser de grands réseaux d'infrastructures tels que le TGV Est, l'un des 10 projets prioritaires qui seront adoptés au Conseil européen de Corfou. D'autre part, l'objectif est de mettre en place des actions communes en matière de formation, d'accroissement de la flexibilité du travail ou ce développement des services de proximité.

Quant au bilan de la négociation du GATT, je l'estime, comme j'ai eu l'occasion de le dire à plusieurs reprises, extrêmement positif. Sans y revenir en détail, j'en rappelle les acquis essentiels : une ouverture accrue des marchés tiers, la sauvegarde de la politique agricole commune qui était menacée par le préaccord de Blair House, la reconnaissance de l'exception culturelle, la création de l'Organisation mondiale du commerce, le traitement de nouveaux sujets, tels que l'environnement ou la disparité des niveaux de protection sociale. Bien entendu, nous devrons rester vigilants quant à la mise en œuvre des accords de Marrakech, qui doivent d'abord, avant leur application en 1995, être ratifiés par toutes les parties.

La France considère que la création de l'OMC offre des chances réelles de lutter contre les pratiques commerciales unilatérales qui affectent profondément le commerce international. De plus, nous sommes désormais mieux armés pour réagir au cas ou de telles pratiques devaient se poursuivre : sur notre initiative, l'Union européenne a, le 15 décembre 1993, au moment même ou elle donnait son accord aux résultats du cycle de l'Uruguay, renforcé ses propres instruments de politique commerciale.

Les Échos : Est-ce que vous pensez que la crédibilité de l'objectif monnaie unique est actuellement renforcée ?

Alain Juppé : Cela reste l'objectif. Pour l'attendre, nous devons d'abord renforcer la convergence des économies européennes. Nous avons pu, en 1993, surmonter une grave crise monétaire, grâce à une étroite coopération avec l'Allemagne. Il nous faut à présent tirer le meilleur parti de la deuxième phrase de l'Union économique et monétaire, qui s'est ouverte le 1er janvier 1994, avec la création de l'institut monétaire européen de Francfort. Cette étape doit être marquée, en particulier, par un renforcement de la concertation entre banques centrales, un nouveau développement de l'usage public et privé de l'écu et par une réduction concertée des taux d'intérêt.

Nous devrons également revenir à des marges de fluctuation plus étroites au sein du mécanisme de change du système monétaire européen. Si ces objectifs sont atteints, le passage à la troisième phrase de l'UEM, c'est à dire à la monnaie unique, sera à notre portée.

Les Échos : Vous avez parlé d'une Europe à "solidarités variables". Est-ce suffisant ? Ne faut-il pas envisager une véritable refonte des institutions communautaires, un nouvel acte fondateur autour des véritables partisans d'une Union politique ?

Alain Juppé : Je voudrais d'abord vous faire observer que les "solidarités variables" ne constituent pas une idée nouvelle. Tel est bien le principe retenu dans le cadre du Système monétaire européen, en matière de coopération industrielle (Airbus ou Arianespace en fournissent des illustrations), mais aussi dans le domaine de la recherche, où certains programmes tels que le JET, qui a permis des progrès considérables sur la fusion thermonucléaire, ne regroupent pas tous les États membres, mais se déroulent en association avec des États tiers.

L'Union de l'Europe occidentale, qui a vocation à élaborer une politique de défense commune, ne rassemble pas tous les membres de l'Union européenne. Et l'Euro-corps européen, qui constitue l'élément précurseur de forces armées communes, permet à ceux qui te souhaitent d'associer leurs efforts sur une base volontaire. Plus l'Union européenne s'élargira, plus ce type de démarches sera nécessaire, car dans une communauté à 20 ou 25 membres, tout le monde ne pourra pas tout faire ensemble, ni au même rythme. Cela n'est nullement incompatible avec l'idée d'un "noyau dur" d'États membres désireux de constituer ensemble une Union très poussée. Tel est notamment le sens de la coopération franco-allemande, dont le sommet de Mulhouse vient de montrer une fois encore la vitalité.

Ne nous leurrons pas : la conférence intergouvernementale de 1996 ne pourra se borner à quelques replâtrages que je qualifierais de techniques ; elle doit aller au fond des choses et, pour reprendre votre expression, aboutir à un nouveau pacte fondateur, inspiré par la vision que nous avons de l'Europe de l'an 2000. Une Europe décidée à relever les deux grands défis qui sont lancés à nos société : celui de l'emploi, celui de la paix. La France est prête à aller plus loin dans cette voie.

Propos recueillis par Jean-Michel Lamy