Texte intégral
Encadrement magazine : Il est beaucoup question du financement de la retraite en ce moment. Le Gouvernement vient de confier au Plan une mission de réflexion, les difficultés des régimes complémentaires font réagir les tenants du « tout capitalisation ». Quelle est votre analyse ?
Marc Vilbenoît : La retraite complémentaire ne peut pas être dissociée, dans ses fondements, du problème général de la retraite qui est celui du vieillissement de la population en France et dans la plupart des pays développés. Certaines causes en sont d’ailleurs heureuses puisqu’il s’agit des progrès de la médecine et de la prévention qui permettent d’allonger la durée de vie pour laquelle on ne cesse de repousser les limites : les spécialistes en gériatrie nous disent aujourd’hui qu’on s’apprête à franchir allègrement l’espèce de mur du son que représentent les 95 ans des 100 ans de vie ! C’est donc bien plus qu’un problème de retraite. C’est un problème de société qui nécessite une réflexion de fond sur le sort des personnes âgées et sur l’organisation du rapport entre vie active et vie qu’on ne peut plus qualifier d’inactive parce que ces retraités sont généralement en bonne santé pendant très longtemps après la vie professionnelle. Mais parallèlement, la fécondité a décru. Et ce que l’on dit moins souvent c’est que si l’on regarde l’ensemble du rapport actifs à inactifs dans lesquels il faut inclure les jeunes jusqu’à la fin de leur scolarité, la perspective est radicalement différente du simple rapport actif à retraité. Dans un cas, on sait que l’on passera de 18 actifs pour 10 retraités, aujourd’hui, à 14 actifs pour 10 retraités à l’horizon 2030. Dans l’autre, si on intègre les enfants dont le nombre va en diminuant, le rapport ne se dégrade que légèrement. Ce sont des tendances lourdes de la société qu’il faut prendre dans leur globalité, c’est-à-dire l’ensemble des dépenses de vieillesse, d’éducation et les charges attenantes.
Il faut aussi tenir compte des durées. Au début du siècle, on travaillait près de 50 ans avant d’arriver à l’âge de la retraite (pour ceux beaucoup moins nombreux que maintenant qui y arriveraient) après lequel on vivait en moyenne encore 5 ans. Aujourd’hui, la durée de vie active se situe en dessous de 40 ans et la durée de retraite est de l’ordre de 20 ans. Le rapport entre cotisations et prestations s’est totalement transformé pour un individu donné indépendamment de la déformation générale de la pyramide des âges. Enfin, il ne faut pas oublier qu’on produit des richesses avec toujours moins de monde. Aux 3 millions de chômeurs, il faut ajouter tous les salariés partis dans les plans sociaux, FNE, pré-retraites diverses, ARPE, UNEDIC, etc. Le taux d’activité s’est donc réduit et même effondré après 55 ans. Ainsi, la question est : comment assurer des ressources aux retraités demain, alors que nous sommes dans l’incertitude quant à la quantité de travail qui donnera lieu à cotisations et alors que la valeur produite par chacun augmentera ?
Encadrement magazine : Quel sera votre apport aux diverses réflexions sur la retraite auxquelles vous êtes convié ?
Marc Vilbenoît : C’est à travers l’ensemble de ces éléments que doit s’apprécier l’avenir global des retraites et non par la seule traduction négative du rapport actifs/retraités. C’est avec cette vision que la CFE-CGC participera de manière active à la mission que le Premier ministre vient de confier au Plan. Nous souhaitons que cette réflexion se fasse sans a priori, sans arrière-pensées politiques, économiques ou marchandes.
La retraite doit être examinée sous l’angle de l’avenir de notre société, de l’équilibre des efforts et des droits des générations, en toute transparence dans les mécanismes techniques, en toute équité pour les différentes catégories sociales, du secteur privé comme du secteur public.
Nous mettons un certain nombre de principes en avant. Un, il n’y a rien d’inéluctable ni de catastrophique si l’on prend le problème dans toutes ses données et si l’on a la volonté d’adapter le financement. Deux, il ne sert à rien de démolir ou de déstabiliser les systèmes existants car la retraite se joue au moins sur six décennies ; ce qui est engagé aujourd’hui représente de telle masses qu’on ne peut pas passer brutalement d’un système de répartition à une solution de capitalisation. Pour cela, il faudrait aligner 30.000 milliards. Somme vertigineuse équivalant à presque quatre années de production intérieure de la France. De toute façon, il serait irresponsable de porter atteinte à ce qui va être, pour des dizaines d’années, la réalité du revenu des Françaises et des Français arrivés à l’âge de la retraite. Si évolution il doit y avoir, elle sera progressive et lente. Nous défendrons à tout prix les systèmes de répartition. Agir autrement quelles que soient les manipulations « médiatico-politiques » serait de l’irresponsabilité totale. Trois : il faut organiser les solidarités de l’avenir car la retraite restera toujours un transfert de richesses entre ceux qui produisent et ceux qui reçoivent, que ce soit à travers des cotisations sur les revenus du travail, c’est-à-dire la répartition, ou que ce soit à travers les prélèvements sur les dividendes, les loyers, les revenus financiers de tous ordres, c’est-à-dire la capitalisation. Dans cette optique, le niveau des richesses produites est déterminant : l’équilibre futur de l’ensemble des régimes dépend prioritairement de la croissance économique et de la productivité. Même les tenants les plus durs de la capitalisation ont pu écrire que le choc démographique pourrait être amorti, pour les 40 prochaines années, avec un surcroît de productivité, somme toute modeste.
Ce qui n’est pas une raison non plus pour ne rien faire et renoncer à adapter le système aux évolutions générales de la société et de l’économie.
Encadrement magazine : Y a-t-il place selon vous dans ce panorama pour les Fonds de pension ?
Marc Vilbenoît : La CFE-CGC qui, il y a 50 ans avec la création de l’AGIRC, a eu un rôle déterminant dans l’instauration d’un nouveau paysage de la retraite en France, ne sera pas absente de celui qui se dessinera aujourd’hui. La création de fonds d’épargne peut s’inscrire dans les nouvelles perspectives que devrait tracer le Plan.
Pour notre part, nous y souscrirons à une triple condition :
– que l’on ne veuille pas nous faire lâcher la proie pour l’ombre en mettant en place ces fonds sur les décombres des régimes par répartition comme risquait de le faire la loi Thomas avec ses exonérations de cotisations outrageusement généreuses pour l’employeur,
– que le contrôle social puisse s’exercer sur la gestion des fonds pour rendre compatibles rendement, développement durable des entreprises, maintien de l’emploi et sécurité des revenus de retraite,
– que la solidarité entre salariés soit préservée par la mise en place d’un régime commun obligatoire minimal qui pourrait être complété par des négociations de branches ou d’entreprises.
Encadrement magazine : Dans ce contexte, régimes complémentaires et régime général peuvent-ils être appréhendés de la même manière ?
Marc Vilbenoît : S’ils sont confrontés aux mêmes problèmes, pour les régimes complémentaires, la solution n’appartient pas à l’État, encore que des décisions prises en termes de Sécurité sociale sur l’assiette des cotisations peuvent jouer. C’est aux partenaires sociaux de négocier les modalités de l’équilibre et de la pérennité. Ils l’ont fait en avril 1996 dans l’optique d’assurer progressivement l’équilibre de l’AGIRC et de l’ARRCO sur un horizon de 10 ans, et cela grâce aux efforts de tous, entreprises, cotisants, retraités, institutions.
Aujourd’hui, il n’y a pas de raisons de penser que nous nous écartons du chemin tracé à l’époque. Nous sommes cependant soumis à des aléas conjoncturels sur lesquels il est difficile de peser. Pour l’AGIRC, il s’agit d’aléas politico-techniques, comme le niveau du plafond de la Sécurité sociale, ou économique comme le niveau d’activité et d’emploi des cadres ; et encore plus comportementaux et cycliques, tels les choix du management des entreprises eu égard à la gestion des classifications et des niveaux d’embauche. Tout ceci est très factuel et difficile à mesurer. C’est ainsi qu’était prévu pour l’exercice 1997 un déficit de l’ordre de 2,6 milliards. Aux derniers arrêté comptables, ce déficit est ramené à 1,6 milliard et, même à 1,2 milliard sans le renforcement de certaines provisions.
Encadrement magazine : Le 27 mars dernier, vous avez été élu à l’unanimité président de l’AGIRC. Quel objectif visez-vous au début de ce nouveau mandat ?
Marc Vilbenoît : À la tête de l’AGIRC, mon rôle est de gérer le régime et de remplir les objectifs en termes de rationalisation informatique, d’investissements, d’économies de gestion, de communication, de qualité fixés par les accords de 1996.
Il m’appartient aussi de le défendre contre toutes les tentatives de déstabilisation, d’où qu’elles viennent. Certains, à défaut de pouvoir supprimer les cadres eux-mêmes, voudraient bien faire disparaître leur régime de retraite. Bien que l’idée d’une fusion AGIRC/ARRCO, par exemple, semble avoir fait long feu, tant il est clair pour tous ceux qui ne sont pas aveuglés par l’idéologie qu’elle ne résoudrait rien, je reste très attentif à faire respecter l’intégrité du régime. Ce qui n’empêche pas de développer des coopérations intelligentes ni de présenter un front commun lorsque c’est nécessaire, notamment face aux pouvoirs publics.
Mais la question de fond, pour l’AGIRC, reste : qu’elle sera l’évolution des effectifs des cadres en France ? L’incertitude est totale, tant du côté des prévisionnistes que du côté des entreprises ou même des syndicalistes. Nul ne sait faire la part entre une reprise conjoncturelle de l’embauche de cadres liée à la question informatique de l’an 2000 et à l’euro, et un apport structurel de professionnels hautement qualifiés consécutif au développement des nouvelles technologies, comme c’est en partie le cas pour les États-Unis. Pour ma part, je me garde de tout optimisme béat ou catastrophisme destructeur. J’ai bien l’intention de continuer à piloter dans les balises mises en place en 1996, puis à faire le point dans la perspective des négociations de 1999.
Encadrement magazine : Allez-vous solliciter l’intervention de l’État ?
Marc Vilbenoît : L’État, à aucun moment, n’aide ni ne subventionne les régimes complémentaires. Mais, le régime attribue aux cadres en chômage des points que l’on appelait autrefois « gratuits » qui, en réalité, sont financés en partie par l’UNEDIC et en partie par le régime lui-même, sur ses ressources. Depuis 1984, nous attribuons aux salariés indemnisés dans le cadre de plans sociaux et de pré-retraites des points de même nature que l’État s’est engagé à financer. Il ne les a toujours pas réglés ! Aujourd’hui, la valeur en cotisation de ces points attribués, pour l’AGIRC, est de l’ordre de 7 milliards et, en allocations réglées, de 1,8 milliard. C’est pourquoi je suis intervenu fortement à la Commission des comptes de la Sécurité sociale pour reprocher à Martine Aubry cette carence. Nous allons avoir prochainement avec elle une rencontre : il est clair que si nous n’aboutissions pas à un accord sur des modalités de remboursement, nous serions amenés à utiliser les voies de recours contentieuses. Une absence de versement serait supportée par les retraités puisque les partenaires sociaux ont subordonné le paiement de ces points à la réception des fonds et parce que, de toute façon, si l’État ne paie pas ses dettes, cela pèsera sur la valeur du point du régime. C’est techniquement, moralement et politiquement intenable.
Encadrement magazine : Faudra-t-il faire évoluer les cotisations ?
Marc Vilbenoît : Les choix « politiques », appartiennent aux partenaires sociaux. Indépendamment du pilotage que je viens d’évoquer, il faudra bien, à un moment ou à un autre, discuter du passif social qu’ont induit les entreprises en diminuant les effectifs, en pratiquant des politiques salariales austères et en monopolisant les gains de productivité pour leurs investissements ou les revenus de leurs actionnaires. Ce qui veut dire qu’au-delà des cotisations sur les salaires – qu’il faut maintenir car le lien rémunération / retraite est essentiel – une légère part de la valeur ajoutée des entreprises doit contribuer à combler ce passif social.
Encadrement magazine : Une telle réforme n’a-t-elle pas une portée plus générale ?
Marc Vilbenoît : Évidemment, sur le long terme, comme l’ont fait déjà certains pays comme le Japon, la Suisse et notre voisin d’outre-Rhin ou comme l’envisagent beaucoup d’autres, il est inéluctable d’asseoir les ressources des systèmes de cohésion et de protection sociale sur les richesses produites. L’Europe s’honorerait d’ailleurs à se saisir de cette question pour définir un modèle social européen et s’affirmer comme une vraie communauté face aux autres grandes zones du monde en créant cette taxe sociale applicable dans tous les pays de l’Union.
Cette voie est aussi la seule qui permette de rééquilibrer les flux financiers pour assurer l’équité entre les générations.
Encadrement magazine : Et l’âge de la retraite est-il intangible ?
Marc Vilbenoît : Aujourd’hui, où l’on ne songe qu’à éliminer, par des mesures d’âge, des femmes et des hommes de l’appareil productif, cette question est iconoclaste. Mais, à long terme, qu’en sera-t-il quand la population active décroîtra et que se fera sentir le manque de personnel qualifié pour assurer notre développement ? L’allongement de la durée d’activité, et donc le recul de l’âge d’entrée en retraite ne se conçoivent que dans le cadre d’une réorganisation du temps de travail sur la vie incluant périodes de formation, d’adaptation, de reconversion et un aménagement des fins de carrière.
Si la loi Aubry des 35 heures ne soulevait pas autant de réactions passionnelles, peut-être pourrait-on envisager ces inflexions dans les négociations sur le temps de travail, en particulier celui de l’encadrement. Mais cette question reviendra aussi par le biais de l’avenir et du rôle de l’ASF – l’organisme de financement de la retraite à 60 ans – qui, à compter 1999, dégagera plus de 5 milliards d’excédent par an.