Texte intégral
Monsieur le président,
Mesdames, Messieurs les députés,
La lutte contre l'épidémie de sida est pour le Gouvernement une priorité absolue.
L'épidémie de sida est en effet, comme Mme le ministre d'État vient de le rappeler avec force, une véritable tragédie pour les malades et leurs proches, pour les médecins, auxquels la science n'a pas encore donné les moyens de vaincre la maladie, pour nous tous enfin, qui devons faire preuve de solidarité au moment même où les réflexes de peur et les égoïsmes menacent de l'emporter.
Je voudrais que nos premières pensées soient pour les malades qui, avec un courage extraordinaire, font face au mal. Je pense aussi aux hommes et aux femmes qui apprennent leur séropositivité, dont tous les projets se trouvent en un instant fragilisés, et qui doivent, envers et contre tout, apprendre à vivre avec le fléau.
Mes pensées vont également aux associations, qui font preuve d'une compétence, d'une disponibilité et d'une générosité exceptionnelles. Qu'elles soient assurées qu'elles trouveront toujours auprès de nous et des services du ministère de la santé des interlocuteurs attentifs et soucieux de répondre à leurs préoccupations.
Mes pensées vont enfin à l'ensemble des personnels sanitaires et sociaux qui prennent en charge les personnes séropositives et les personnes malades. Ils savent, mieux que quiconque, quelle est la souffrance, la détresse des malades, et combien les qualités de cœur sont essentielles dans la tâche qui est la leur. Sans elles, rien n'aurait été possible.
Ce débat doit être l’occasion pour le Gouvernement d'exposer devant la représentation nationale les principes directeurs et la logique de l'action qu'il mène depuis plus d'un an contre l'épidémie de sida, mais aussi, je l' espère, de faire prendre conscience à tous de l'ampleur du fléau, de ses enjeux.
Il y a 150 000 personnes contaminées, plus de 32 000 cas de sida déclaré depuis l'apparition de l'épidémie, quinze familles en deuil par jour : nous sommes en guerre !
Notre époque, habituée aux statistiques, a eu tendance à sous-estimer la difficulté d'évaluer l'importance et l'évolution de l'épidémie. Chacun se souvient des annonces successives et contradictoires du nombre de personnes séropositives. Aujourd'hui, nos méthodes sont plus affinées. Il n'en est que plus indispensable de renforcer les études épidémiologiques pour mieux adapter nos messages de prévention à l'évolution des modes de contamination. Les dernières études disponibles montrent ainsi que plus de 30 % des nouveaux contaminés le sont par voie hétérosexuelle.
Désormais, nul ne peut en douter, le sida est bel et bien devenu un enjeu majeur de santé publique même si nous avons parfois trop tardé à l'admettre et à le dire, un enjeu majeur de santé publique, non seulement pour les groupes dits "à risques" – je pense, par exemple, aux toxicomanes – mais aussi pour l'ensemble de la population, c'est-à-dire pour chacun d'entre nous.
Voilà pourquoi j'ai dit à plusieurs reprises que, face au sida, la mobilisation devait être générale.
La mobilisation générale ce n'est pas un slogan, ce sont deux choses : des actes, c'est-à-dire des moyens et des principes.
Des moyens, d'abord. Le Gouvernement les a dégagés, dans un contexte budgétaire et économique pourtant extrêmement tendu : 266 millions de francs inscrits au budget de 1994, soit une augmentation des crédits de 26 % par rapport à l'année précédente ! À cette somme, il faut ajouter 60 millions de francs débloqués par décret d'avance en application des recommandations du professeur Montagnier, et, tout dernièrement, 100 millions de francs de crédits exceptionnels dégagés par le Premier ministre au lendemain de l'opération Sidaction. Il ne faut pas oublier, bien sûr, pour être complet, les crédits mis à la disposition des hôpitaux afin de prendre en charge les malades, dans les meilleures conditions possibles : plus de 4 milliards de francs.
Les dépenses supportées par les hôpitaux s'accroissent considérablement sous l'effet de l'évolution des traitements et des pathologies. Ainsi, des comparaisons par rapport à 1990 montrent des différences importantes. Le nombre de patients sous médicaments anti-viraux est passé de 14 700 à 23 000, soit une forte augmentation, ce, qui signifie une augmentation proportionnelle du coût hospitalier. Par pathologie, on note une augmentation impressionnante des atteintes par le cytomégalovirus, de plus de 255 %, des toxoplasmoses cérébrales, de plus de 78 % et, à un moindre degré, des pneumocystoses, de plus de 49 %, tandis que le taux de tuberculose, contrairement à ce qui a pu être redouté à un certain moment, est resté stable. Le nombre de personnes présentant des altérations importantes de leur autonomie, c'est-à-dire dans un état grave, est passé de 2 750 à 7 800, soit une augmentation de 180 %, alors que le nombre de patients présentant une perte totale d'indépendance, c'est-à-dire en fin de vie, est resté stable. Les chiffres sont révélateurs du résultat positif des traitements des complications. En effet, ces traitements prolongent notablement la survie des malades, mais entraînent un nombre plus élevé d'hospitalisations. C'est dire tout le rôle que joue l'hôpital dans la prise en charge des malades du sida.
C'est au total, près de 5 milliards de francs qui seront consacrés par la collectivité nationale à la lutte contre le sida cette année.
Cet effort exceptionnel, je sais qu'il est, qu'il ne peut être qu'insuffisant. Nous devons continuer à progresser, aussi bien en ce qui concerne la prévention, l'information et le dépistage qu'en ce qui concerne la prise en charge du traitement des malades.
J'attache un grand intérêt, comme un certain nombre d'entre vous, je le sais, au fait que les programmes d'éducation pour la santé se développent, beaucoup plus rapidement, qu'ils prennent le canal de grandes émissions de télévision ou celui de l'enseignement dans les lycées et les collèges. Je ne peux passer sous silence le fait que, après l'émission Sidaction du 7 avril dernier, le nombre de personnes qui se sont fait dépister a augmenté de plus de 40 %. C'est dire tout le rôle que peuvent et doivent jouer les chaînes de télévision dans l'éducation pour la santé.
Avec M. Bayrou, ministre de l'éducation nationale, nous avons décidé de favoriser le développement de l'éducation pour la santé à l'école. Certaines actions ont déjà été arrêtées après le rapport du professeur Montagnier. Il faut sans délai les amplifier.
La prévention d'un risque ne peut être obtenue par la simple information. Elle repose aussi sur la modification des comportements. C'est dire qu'elle sera d'autant plus facile à obtenir qu'elle aura été mise en œuvre dès le jeune âge. L'école est le lieu où cette éducation doit se faire. Il ne s'agit pas d'ailleurs du seul risque de contamination par le virus du sida mais, plus généralement, de la prise en charge du corps, des règles d'hygiène de vie, de la responsabilité des comportements dans la société.
Je voudrais rappeler à nouveau toute l'importance que j'attache au développement de la prise en charge extra-hospitalière des malades et à l'humanisation de la vie quotidienne. L'hospitalisation à domicile et les soins à domicile constituent un élément majeur de cette prise en charge. Une étude réalisée en 1992 sur 75 % des patients infectés par le virus et suivis en hospitalisation à domicile a montré ainsi que 15 % des patients suivis étaient dans un état très altéré, et que 50 % nécessitaient des soins nouveaux.
Pourtant, de nombreux problèmes restent à résoudre pour permettre à l'hospitalisation à domicile de prendre toute sa place dans le dispositif de soins, que ce soit pour les infirmières qui se heurtent aux problèmes majeurs de l'élimination des déchets, ou pour les malades eux-mêmes, qui doivent supporter le coût des compléments alimentaires et des petits matériels comme les tubulures de perfusion, qui ne sont pas pris en charge.
On notait en 1992 que les trois quarts des malades recevaient l'aide d'une personne extérieure pour 48 % d'entre eux, c'était un parent, pour 36 % des amis, 15 % une association, pour seulement 10 % une personne rémunérée.
Une politique très volontariste était donc nécessaire pour développer la prise en charge extra-hospitalière.
Ainsi, dès mai 1993, les capacités d'aide au maintien à domicile ont été doublées : le nombre d'heures d'aides ménagères et de garde-malades est passé de 80 000 à 160 000 heures.
À la fin de 1993, les réseaux ville-hôpital ont été renforcés. Réunissant des médecins de ville et des médecins hospitaliers des centres d'information et de soins de l'immunodéficience humaine, les CISIH, ils permettent de prendre en charge quelque 10 000 patients, soit 80 % des malades.
Une politique ambitieuse de réduction des risques était indispensable pour maîtriser la diffusion de l'épidémie chez les toxicomanes – chez les héroïnomanes, devrais-je dire. Elle s'est attachée à développer des programmes d'échange de seringues et des programmes de drogue de substitution. En avril 1993, seuls trois programmes d'échange de seringues étaient opérationnels. À la fin de 1993, il y en avait quatorze. Lorsque ce gouvernement est arrivé aux affaires, il n'existait que 52 places de traitement par méthadone. Aujourd'hui, plus de 525 places ont été agréées. Elles seront un millier à la fin de l'année. Quand on sait qu'aujourd'hui en France, sur 150 000 héroïnomanes dépendants, un sur trois est séropositif, on mesure quel est le véritable état d'urgence sanitaire auquel nous devons faire face ! Un millier de places de méthadone, c'est beaucoup, c'est mieux, mais ce n'est pas assez. Ce sont plusieurs milliers de places dont nous devons disposer afin d'éviter que ces deux fléaux terribles, le sida et la toxicomanie, ne se renforcent mutuellement.
Il est important également de continuer notre effort de recherche, tout particulièrement sur le vaccin contre le sida. Même si nous devons prendre conscience des impérieuses nécessités économiques, les pouvoirs publics doivent non seulement inciter à la recherche, mais aussi en être les garants, par l'intermédiaire de l'association de recherche contre le sida et, bien sûr, de l'INSERM et du CNRS.
Je souhaite enfin rappeler l'action résolue de réorganisation conduite par les pouvoirs publics à la suite du rapport de M. Montagnier, afin de renforcer la coordination et la mobilisation de tous dans la lutte contre le sida : nomination d'un délégué interministériel ; affirmation du rôle de la direction générale de la santé ; réintégration au sein de cette direction des missions de prévention jusqu'alors confiées à l'Agence française de lutte contre le sida ; mobilisation pour faire face à la situation de l'épidémie dans les départements et territoires d'outre-mer.
Telles sont quelques-unes des actions entreprises au cours de l'année écoulée, auxquelles je pourrais ajouter ce qui a été fait pour l'hébergement des malades, le soutien des personnes contaminées, le développement de l'usage du préservatif, le renforcement des campagnes de prévention, ou la formation des personnels soignants.
Je sais, autant que quiconque, que cela n'est pas encore assez, et que l'effort devra être poursuivi durant plusieurs années pour porter ses fruits. Tel est d'ailleurs le sens des diverses mesures annoncées par Mme le ministre d'État et par le Premier ministre.
J'ai dit tout à l'heure que, pour engager la mobilisation générale, il fallait des moyens, des actes. Il faut également des principes.
L'épidémie de sida n'est pas seulement un redoutable problème de santé publique, auquel il serait possible de faire face par la seule augmentation des moyens, qu'ils soient humains ou financiers.
Je crois profondément, Mesdames, Messieurs les députés, que la maîtrise, à tous les sens du terme, de l'épidémie de sida ne peut nous être donnée sur le seul terrain de la technique. Je crois profondément que l'éthique doit être une dimension incontournable de notre action contre l'épidémie. Et c'est peut-être le défi le plus difficile à relever.
Aussi me semble-t-il indispensable que des principes clairs guident l'action des pouvoirs publics. Ces principes, qui sont les miens, sont au nombre de trois : non-coercition, non-exclusion et responsabilisation.
Non-coercition d'abord. Nous savons désormais que l'épidémie de sida menace de bouleverser l'équilibre de la relation entre les médecins et les malades. Cette relation repose, comme on a pu le dire, sur la confiance du malade et sur la conscience du médecin. Elle est la pierre angulaire de notre système de soins, et nous devons tout faire pour la préserver. Si elle venait à s'effriter, non seulement l'efficacité de la lutte contre l'épidémie n'y gagnerait rien, mais c'est toute notre médecine humaniste qui s'en trouverait fragilisée, avec des conséquences incalculables.
Voilà pourquoi j'ai dit qu'il me paraissait dangereux – dangereux, mais aussi inefficace et inutile –, en matière de prévention, d'imposer par la loi la pratique du dépistage obligatoire.
Rappelons-le : chaque année, plus de 6 millions de tests de dépistage sont pratiqués, 3 656 000 dans les centres de transfusion et les hôpitaux, 830 000 par les médecins de ville. Les actions de dépistage constituent un élément fondamental de la politique de lutte contre le sida. Et je souhaite rappeler tout l'effort mené depuis plusieurs années par les chercheurs et les laboratoires pour accroître la sensibilité et la spécificité des tests de dépistage. Désormais, une évaluation permanente des réactifs est mise en place, qui permet de retirer du marché un produit dès lors qu'un autre, plus spécifique ou plus sensible, est disponible.
Le succès d'une politique de dépistage repose sur le volontariat et l'adhésion de ceux qui s'y soumettent. La contrainte serait inefficace et dangereuse.
Inefficace parce qu'il n’est nul besoin de légiférer pour imposer ce qui se pratique déjà, dans le respect des règles déontologiques. Je pense en particulier au test du VIH chez les patients atteints de tuberculose ou d'une maladie infectieuse grave.
Inefficace parce que, tous les spécialistes le savent, compte tenu du délai de séroconversion, la sécurité apportée par un test négatif à un moment donné n'est ni absolue ni durable.
La sécurité ne peut résulter que de la responsabilité individuelle – de la responsabilité de chacun d'entre nous vis-à-vis d'autrui.
Inefficace, le dépistage obligatoire serait, enfin, dangereux.
Pour préserver la relation médecin-malade – et ce doit être pour nous tous un impératif catégorique, un devoir absolu –, la loi ne doit pas, Mesdames, Messieurs les députés, entrer par effraction dans le cabinet du médecin : le colloque singulier n'a que faire de la coercition !
Ayons, nous aussi, sur qui pèse la responsabilité de faire la loi, le courage de faire confiance : confiance au colloque singulier entre le médecin et le malade, qui est aussi vieux que la médecine occidentale. Il est le plus solide rempart contre toutes les dérives. Précisément parce que le sida affecte spontanément et de manière profonde la relation médecin-malade, il faut tout faire pour la préserver. Je suis heureux que le rapport remis voici quelques jours à peine par l’Agence nationale de recherche sur le sida confirme la pertinence des options que nous avons retenues.
Voilà pourquoi, Mesdames, Messieurs les députés, je suis résolument hostile à toute mesure d'exception qui, comme Mme le ministre d'État vient de le dire, viserait à remettre en cause les règles du secret médical. Il s'agit d'un enjeu majeur, non seulement pour l'avenir de notre médecine, mais aussi en termes de libertés individuelles.
En l'état actuel de nos connaissances et compte tenu des caractéristiques de l'épidémie, toute mesure en ce sens comporterait beaucoup plus d'inconvénients que d'avantages.
Je me réjouis que telle soit aussi la position exprimée dans le rapport que le docteur Louis René, ancien président de l'Ordre national des médecins, vient de remettre au Gouvernement. Tel est également le sens de l'avis rendu tout récemment par le Conseil national du sida.
Sachons donc convaincre, et non contraindre !
Dangereux, le dépistage obligatoire le serait pour une autre raison encore, et nous touchons là au second principe que j’ai mentionné tout à l'heure : le principe de non-exclusion.
Il s'agit ici, non plus seulement des risques que fait courir l'épidémie à la relation entre médecin et malade, mais de menaces pour la collectivité tout entière.
Nous avons tous, Gouvernement, Parlement, professionnels de santé, conscience d'être confrontés à un problème sanitaire grave, le plus grave auquel nous ayons eu à faire face depuis bien longtemps. Ne nous laissons pas entraîner sur le terrain sécuritaire ! Il n'y a qu'un pas, en effet, de la contrainte à la logique de ségrégation, de discrimination et – pourquoi pas ? – d'enfermement. De cela, je ne veux pas pour les malades, pour tous nos concitoyens !
Sachons donc – et les associations nous y aident puissamment – être ouverts et à l'écoute des personnes contaminées, à l'écoute des malades. Persuadons-nous – car telle est la réalité – que le sida nous concerne tous et que toute stratégie de discrimination ou d'exclusion, notamment vis-à-vis des groupes à risques, est non seulement vouée à l'échec, mais aussi porteuse d'un coût moral exorbitant pour le corps social tout entier.
Responsabilisation enfin : tout montre que c'est de la responsabilité individuelle, d'un surcroît de responsabilité, que peut procéder la réduction des comportements à risques, et donc, à terme, la stabilisation de l'épidémie. Aussi devons-nous retrouver le sens de la responsabilité individuelle. Je crois, Mesdames, Messieurs les députés, qu'il s'agit de l'un des défis que nous lance l'épidémie de sida. Nous avons, trop souvent, désappris les évidences, et d'abord celle-ci : que le risque de la maladie est aussi, et peut-être d'abord, l'affaire de l'individu.
Que l'on me comprenne bien: il ne peut être question pour l'État d'abdiquer ses responsabilités. Mais l'épidémie nous rappelle, alors que nous sommes habitués à raisonner en termes de droits et de droits collectifs, que la responsabilité individuelle, celle de chacun d'entre nous, ne peut pas et ne doit pas être éludée.
Les historiens diront peut-être un jour que l'une des leçons de cette terrible épidémie aura été de nous contraindre à réfléchir autrement à la conciliation de la responsabilité sociale et de la liberté individuelle.
Mesdames, Messieurs les députés, l'historien Mirko Gremek a écrit : "L'apparition du sida est un événement prémonitoire. Nous nous sommes leurrés en croyant à la victoire définitive dans la lutte contre les maladies infectieuses : elles reviennent ou prennent des formes nouvelles."
Le défi qu'elles nous lancent n'est pas seulement sanitaire; il est aussi politique et social. Ce n'est que par la solidarité, la responsabilité et – pourquoi ne pas le dire ? – la générosité que nous le relèverons, dans le respect des principes qui fondent notre société.