Interview de Mme Dominique Voynet, ministre de l'aménagement du territoire et de l'environnement, dans "Le Monde" du 18 août 1998, sur la lutte contre la pollution atmosphérique dans les villes.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde

Texte intégral

Q – Pourquoi n'êtes-vous jamais présente en France quand les pics de pollution se font sentir ? Un ministre ne doit-il pas monter systématiquement au front ?

– Que l'on ne compte pas sur moi pour privilégier le commentaire à chaud et limiter mon rôle à la gestion des « pics » de pollution. Le ministère de l'aménagement du territoire et de l'environnement doit surtout prévenir ces « pics », en promouvant des modes de déplacement moins polluants. Il sensibilise aussi l'opinion publique et, seulement dans le cas où cela ne suffit pas, il doit gérer les situations d'urgence. À cet effet, je suis évidemment en liaison, permanente avec mes services.

Depuis un an, un travail important a été accompli pour rattraper le retard énorme qu'avait pris la France. Des réseaux de capteurs ont été installés dans les grandes agglomérations, des dispositifs homogènes de gestion des « pics » se mettent en place. Quand la situation le justifie, la circulation automobile est limitée, pour protéger la santé publique, ce qui a été fait le 1er octobre dernier. La pastille verte, qui entre en vigueur lundi, permettra d'améliorer ce dispositif.

Q – Le principe de la circulation alternée semble bien accepté par les Français. Pourquoi ne pas le systématiser dès que le niveau 2 est atteint ?

– Lorsque je suis arrivée au ministère, j'ai tout de suite constaté que la loi sur l'air était confuse et peu opérationnelle. J'avais deux options : mettre en chantier une nouvelle loi, et prendre au minimum un an de retard : ou bien, et c'est ce que j'ai choisi, mettre en oeuvre le texte existant, en évaluer les résultats et, si nécessaire, l'adapter. Au niveau 2, on alerte la population pour que chacun se mobilise alors qu'au niveau 3 on prend des mesures de restriction des activités polluantes. En accord avec le Conseil national de l'air, nous avons décidé d'abaisser les seuils du niveau 2 pour le dioxyde d'azote. Les habitants alertés plus tôt se mobiliseront plus tôt pour prévenir la dégradation de la qualité de l'air, en évitant autant que faire se peut l'usage de leur voiture.

Mais si les gens ne sont pas suffisamment responsables pour renoncer d'eux-mêmes à l'usage de la voiture quand ils le peuvent, alors nous seront dans doute amenés à être plus directifs et à mettre en place des mesures de limitation de la circulation dès le niveau 2. Cependant, il faut savoir que la circulation alternée n'est pas toujours la solution la plus efficace pour faire baisser rapidement la pollution, notamment en ce qui concerne l'ozone.
J'ai décidé de lancer une réflexion avec le Conseil national de l'air sur une éventuelle évolution de l'ensemble du dispositif, en tenant compte notamment des résultats des dernières études médicales.

Q – Êtes-vous prête à affronter les transporteurs routiers et les constructeurs automobiles ?

– Je ne considère pas que mon rôle soit d'engager systématiquement des conflits ! Mon premier souci est la santé publique. Personne n'a intérêt à ce que l'air soit irrespirable, ni les transporteurs routiers, ni les industriels, ni bien sûr les bébés ou les asthmatiques. Il s'agit donc de trouver des solutions qui concilient les besoins de transport, la protection de l'environnement et la santé ; tous les acteurs concernés sont d'ailleurs représentés au sein du Conseil national de l'air.

Q – Vous estimez que seules des mesures de fond sont susceptibles d'éradiquer la pollution urbaine. L'action sur le long terme ne sert-elle pas de prétexte à l'immobilisme ?

– Les méfaits d'une politique menée systématiquement en faveur de l'automobile depuis quarante ans ne se résorberont pas en un an, ni même en deux ans. Au-delà de l'émotion suscitée par les « pics » de pollution, c'est tous les jours qu'il faut agir. Pour cela, quatre grands chantiers ont été engagés :

- l'élaboration de plans de déplacements urbains qui donneront la priorité aux piétons, aux vélos et aux transports en commun pour diminuer la circulation automobile en ville ;
- l'abaissement des normes de pollution pour les moteurs et les carburants. La directive que les ministres de l'environnement européens viennent d'adopter, avec une forte implication française, diminuera la pollution par véhicule d'un tiers en l'an 2000 et d'un autre tiers en 2005 ;
- le transfert du transport de marchandises de la route vers le rail, qui constituera une priorité de la loi d'orientation pour l'aménagement et le développement durable du territoire et des contrats de plan Etat-région ;
- la fiscalité des carburants, qui sera revue dès le budget 1999 afin de diminuer les avantages fiscaux du gazole et d'encourager davantage l'usage du gaz de pétrole liquéfié (GPL) du gaz naturel véhicule (GNV)…

Q – Pourquoi l'Union européenne n'a-t-elle pas de politique commune en la matière, avec un système de seuils identique pour les quinze États ?

– De nombreuses directives européennes concernent l'environnement, et plusieurs chantiers sont en cours, par exemple sur la concentration dans l'atmosphère de certains polluants, sur les conditions de mesure de la pollution et sur les actions correctives. Mais dans ce domaine, l'histoire et l'expérience des pays sont diverses. Ainsi, en Allemagne, les restrictions de circulation peuvent débuter dès que le seuil de 240 microgrammes/m2 d'ozone est atteint simultanément pour trois stations distantes d'au moins 50 km. En France, le seuil est plus élevé, mais les restrictions de circulation prévues sont également plus importantes. Il faut harmoniser ces dispositifs.

Q – Est-il raisonnablement imaginable qu'un jour les agglomérations ne soient plus soumises à des phénomènes récurrents de pollution ? À quelles conditions ?

– Je crois que c'est possible, mais cela prendra du temps. Voyez le cas des villes suisses ou allemandes, ou de certaines grandes villes françaises comme Strasbourg, qui a pris plusieurs années d'avance sur d'autres villes : il faut des efforts immenses pour grignoter petit à petit l'espace pris par l'automobile.

Notre principal allié est l'opinion publique, qui est en train d'évoluer fortement, plus rapidement sans doute que la grande majorité des hommes politiques. Il n'y aura pas de reconquête de la qualité de l'air sans changement de comportement, sans une redéfinition de la place de l'automobile. Homo automobilis doit redonner sa place à Homo sapiens. La journée « En ville, sans ma voiture ? », qui sera organisée le 22 septembre dans plusieurs dizaines de villes, aura une vocation pédagogique, et son bilan sera précieux pour l'avenir.

Deux conditions, que l'on oublie trop souvent, seront sans doute nécessaires à une reconquête de la qualité de l'air :

- une évolution des politiques d'urbanisme, d'une part. On construit aujourd'hui de façon beaucoup trop désordonnée dans les grandes banlieues des villes, sans coordination avec les réseaux de transports publics ;
- une coordination plus forte des politiques menées par les différentes collectivités locales, d'autre part. Si la ville-centre mène une politique de limitation de la circulation automobile, sans qu'il y ait une action similaire en banlieue, on assiste à des reports de trafic. Si, dans une région, l'État privilégie les transports en commun, et que, simultanément, la région, le département et les communes continuent à financer des rocades et des autoroutes, on n'aboutira à rien.

Q – Les habitants des villes, voire leurs municipalités, ne seraient-ils pas fondés à se retourner contre l'État dès lors que celui-ci ne prend pas les mesures nécessaires pour protéger leur santé ?

– L'État doit prendre ses responsabilités pour assurer la santé publique. Mais cela n'exonère pas les autres acteurs de prendre les leurs. Car, en matière de qualité de l'air, les responsabilités, sont partagées. L'État fixe les règles et veille à leur application ; le maire doit prendre en compte les transports en commun dans les documents d'urbanisme ; le citoyen, par son comportement de tous les jours influe sur la pollution de l'air.

L'indifférence à l'égard de l'environnement reste, hélas ! trop souvent la règle. Or de nombreuses atteintes à l'environnement ont des conséquences sur la santé. On l'a vu pour la vache folle, pour l'amiante, etc. Nous devons vivre avec l'idée qu'il n'existe pas de « risque zéro ». Encore faut-il déterminer le niveau de risque acceptable. En la matière, les principaux progrès à venir concernent, d'une part, la participation des citoyens aux décisions, et, d'autre part, la recherche scientifique, base de la connaissance. C'est l'objet de la mission confiée récemment à deux députés, André Aschieri et Odette Grzegrzulka.

Les questions de santé environnementale ont été longtemps sous-estimées en France. À l'aube du troisième millénaire, nous ne pouvons plus les éluder.