Réponses de M. Michel Giraud, ministre du travail de l'emploi et de la formation professionnelle, à l'occasion d'une enquête auprès de lycéens sur leurs propositions pour l'emploi et sortir de la crise, publiées dans "Valeurs actuelles" le 5 avril 1994.

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Intervenant(s) : 
  • Michel Giraud - Ministre du travail, de l'emploi et de la formation professionnelle

Média : Valeurs actuelles

Texte intégral

Enquête dans les lycées

Comment sortir de la crise et retrouver l'enthousiasme de faire ? Les réponses ne sont pas celles des manifs.

"Les jeunes ne manquent pas d'imagination", a dit Édouard Balladur à Michel Bon, directeur de l'Agence nationale pour l'emploi, en le chargeant de négocier la sortie du CIP avec les lycéens.

Nous le constations nous-mêmes sans surprise en dépouillant les centaines de réponses à notre référendum organisé dans deux mille lycées, et concernant cent mille élèves de terminale de toutes les villes de France. Ils ont des idées, et aussi des idéaux.

Cette enquête originale lancée en commun avec les éditions "les Belles Lettres" pour la parution du livre d'un économiste international, M. Sidney Nata, Dispute sur le destin de la France, demandait aux lycéens : "Quelle mesure économique ou sociale faut-il voter d'urgence afin de sortir de la crise, et rendre à la nation l'enthousiasme de faire ?"

Leurs témoignages, si ardents et vivants dans leur gravité réfléchie, paraîtront bien loin de tout ce qu'on a entendu lors des manifestations ou sur les médias.

Ces filles et ces garçons issus de la génération de Mai 68 réclament, au nom du droit à la réussite, ce que leurs parents ont refusé en vertu de l'idéologie dominante de l'époque, selon laquelle toute réforme pour adapter les études à l'emploi était suspecte de dérive capitaliste. On en voit aujourd'hui le résultat.

Nos lycéens veulent un enseignement-formation qui leur permette d'en vivre, sans angoisse du lendemain, dans une société plus humaine, mieux équilibrée entre villes et campagnes.

Peu soucieux de se politiser à droite ou à gauche, ils renvoient impitoyable-nient aux pouvoirs les promesses qui leur ont été faites et n'ont pas été tenues,

Michel Giraud, ministre du travail, leur répond aux côtés de Sidney Nata.

Par Henri Marque

Le procès de l'école

L'inadaptation de l'enseignement au marché du travail est un des procès qui reviennent le plus souvent dans les lettres des lycéens.

"Il semble qu'au lieu de progresser l'enseignement français, jadis le meilleur du monde, s'enlise ou régresse. Tout comme pour l'économie, le problème est civique" (Hervé Cassagnabere, lycée René-Cassin, Rayonne). "La faculté ne fait que des théoriciens et non des praticiens. Il faut que l'enseignement apporté à l'élève corresponde au monde du travail actuel… Dans ma ville, il y a des lycées professionnels, mais leurs équipements datent d'il y a au moins quinze ans" (Hélène Monteillet, lycée Sainte-Marie, Rodez). "Arrêtons la course aux diplômes, les études qui ne débouchent sur rien… les pseudo-formations qui contribuent à la formation d'un chômage caché" (Vincent Friedblatt, lycée Montaigne, Mulhouse).

"La morosité est aussi morale. Les jeunes ont moins de repères qu'avant. Est-ce l'héritage de Mai 68 ?"

Michel Giraud : L'école est encore trop repliée sur elle-même. On a peut-être trop tablé sur les diplômes en poussant les élèves à aller jusqu'au bout des filières professionnelles On a progressivement détaché le diplôme du métier, et creusé le fossé entre l'école et l'entreprise. J'en suis bien d'accord avec vos correspondants, rien ne se fera sans une transformation des mentalités. Si l'éducation nationale continue de camper sur son passé, ses habitudes et ses pouvoirs ; si les partenaires sociaux persistent à nous dire : "La formation professionnelle, c'est notre affaire, laissez-nous la régler" ; si les régions, qui en ont la responsabilité, entendent tout contrôler, nous allons tous nous retrouver dans le triangle des Bermudes.

Sidney Nata : C'est peut-être une erreur de faire du diplôme la porte d'entrée dans la vie. Il y a plus grave. Alors qu'on abaisse l'âge de la majorité et qu'on découvre, par exemple dans l'affaire Fun Radio, la précocité croissante des adolescents, on allonge le temps de la jeunesse au détriment du temps de l'homme.

On intervient à contre-courant de l'évolution des générations qui sont de plus en plus pressées d'entrer dans la vie active.

L'apprentissage plébiscité

Notre référendum plébiscite l'apprentissage, dans lequel les lycéens voient beaucoup plus, et mieux, qu'une formation à un métier : un "parrainage", conçu comme un nouveau compagnonnage, qui rétablit le couple élève-maître de l'enseignement d'autrefois.

Le mot de "tuteur" ne leur donne nullement mauvaise conscience. Emmanuel Lambert (lycée Jeanne-d'Arc, Vitré) souhaite même une véritable tutelle légale où chacun des sept cent cinquante mille chômeurs de moins de vingt-cinq ans pourrait être parrainé par un travailleur proche du départ à la retraite, qui lui consacrerait un tiers de son temps. De cet initiateur, on attend aussi qu'il se tienne au courant de l'évolution des techniques, comme en Allemagne.

David Balsollier (lycée de Brochon) propose "une nouvelle structure d'insertion professionnelle" qu'il appelle "entreprise-sas". Il remarque : "De nos jours un jeune diplômé n'est préparé à l'emploi que par un potentiel d'aptitudes. À aucun moment il n'est préparé à être partenaire d'un projet d'entreprise, et son insertion est difficile sans une expérience préalable."

Charles Birot (lycée Chevreul, Lyon) suggère qu'au bout de six mois d'un stage de début de formation les jeunes chômeurs puissent décider s'ils arrêtent ou s'ils continuent, bénéficiant alors d'un CDI assorti d'une interdiction de licenciement pendant deux ans.

Michel Giraud : Vous avez cité l'Allemagne en exemple. La France est au début d'une nouvelle prise de conscience. L'apprentissage, qui déclinait depuis trois ans, est reparti 60 % de progression le mois dernier. C'est une révolution culturelle. Que reprochait-on au CIP ? De n'assurer ni une bonne formation ni une rémunération équitable.

Sidney Nata : Ce n'est pas ce que nous dit notre courrier.

Michel Giraud : Je suis heureux que la jeunesse silencieuse s'exprime.

Sidney Nata : Des centaines de lettres se plaignent en revanche d'un enseignement qui veut toujours aller plus loin et plus haut, mais ne mène à rien, alors que les lycéens souhaitent entrer de plus en plus tôt dans la vie – pas seulement professionnelle, dans la vie tout court. Ils attendent que nous les y encouragions. Si on leur avait proposé de combiner leurs études avec un apprentissage qui leur aurait rapporté un peu d'argent, ils auraient certainement accepté. L'erreur du CIP a été d'inviter les jeunes à terminer leurs études, et de leur offrir alors seule-nient d'entrer dans l'entreprise avec un salaire minoré.

Michel Giraud : Nous voulions au départ une mesure simple pour donner aux jeunes une nouvelle chance dans la vie. Sur 865 000 chômeurs de moins de vingt-six ans, 200 000 n'ont rien, pas un diplôme, pas une formation. Notre tort est d'avoir laissé se compliquer la réforme dans le débat parlementaire. Le problème que les jeunes nous posent est de leur permettre de découvrir leur projet de vie. Le plus tôt sera le mieux. Puis de les aider à ber leur avenir, notamment par une meilleure orientation au sein du système scolaire, en partenariat avec tous les acteurs de la vie économique.

Henri Marque : Un lycéen nous écrit qu'il faut repenser toute l'orientation scolaire. "80 % d'une classe d'âge au bac nous semble un pari stupide, car finalement les trois quarts ne peuvent continuer un enseignement général, et la faculté mène souvent à l'échec, cause d'aggravation du chômage."

Michel Giraud : Le seul slogan qui vaille, c'est 100 % des jeunes dans un métier.

Sidney Nata : On a même trouvé des copies où des jeunes proposent de préparer non pas un, mais deux métiers.

Partage du travail

Mis à la mode par les discours politiques, le partage du travail est considéré comme une des principales solutions au chômage à la quasi-unanimité des lycéens. Ils le proposent dans une formule libérale, sans obligation, sans compensation de salaire. Ils sont persuadés qu'il créera des emplois car l'économie réalisée sur les rémunérations incitera les patrons à embaucher.

"La moitié des gens travaille trop, l'autre pas du tout", remarque Christophe Goument (lycée Fresnel, Caen). Il suggère une semaine de cinq jours avec une journée de cieux fois six heures, permettant à deux actifs de se relayer sans subir les effets de la fatigue.

"Plutôt que la semaine de trente-deux heures qui ne favorise pas le redémarrage de l'économie et incite à l'oisiveté", deux élèves du lycée Saint-Stanislas de Nantes, Toussaint Roze et Guillaume Roblot, sont favorables au maintien des trente-neuf heures, mais avec deux mois de congés payés dont le coût pour les entreprises serait compensé par une réduction de leurs charges sociales et fiscales. On relancerait ainsi la consommation générale et les dépenses de loisirs.

Christelle Breuil (lycée Charles-François Lebrun, Coutances) propose même l'instauration d'un "smac", un salaire maximum de croissance, qui serait "fixe pour tous les emplois et toucherait les hauts salaires. Exemple : un ingénieur rémunéré 39 000 francs par mois ne recevrait plus que 30 000 francs. En échange, il ne travaillerait plus que trente heures" (au lieu de trente-neuf)…

"La crise n'est pas seulement autour de nous. Elle nous grignote intérieurement"

Michel Giraud : L'image stéréotypée qu'on se faisait du déroulement d'une existence : la jeunesse pour apprendre, les années d'adulte pour travailler, la vie d'aîné pour se reposer, est aujourd'hui complètement périmée. Un jeune doit se préparer à changer plusieurs fois de métier dans son existence. La nouvelle organisation du travail doit poursuivre deux objectifs : la souplesse, pour que les entreprises s'adaptent à la conjoncture ; plus de temps choisi pour les salariés, des crédits de temps pourraient leur être accordés pour la formation, la recherche… Tout cela dans une perspective de réduction globale du temps de travail, mais sûrement pas trente-sept ou trente-cinq heures payées trente-neuf.

Sidney Nata : C'est ce qui ressort de 80 % des copies reçues, avec quelques idées innovantes pourquoi pas vingt heures dans une entreprise et vingt heures dans une autre ?…

Boulots et travaux

Des petits boulots (la formule leur donne apparemment moins de complexes qu'aux adultes) et des grands travaux, c'est la proposition qui revient le plus souvent dans ce courrier de lycéens. Elle leur paraît non seulement une solution économique au chômage, mais un moyen de lutter contre la dégradation des villes, la violence dans les banlieues, la solitude de tous les oubliés de la société.

La plupart approuvent le développement des services, des emplois de proximité, du travail à la campagne ou à la maison grâce à l'extension des télécommunications. Ils s'étonnent que les promesses constamment faites si rarement tenues par les politiques.

"Où sont passés les pompistes, les concierges ?". Nicolas Leblond suggère une méthode "simple". "Chaque commune de France devra avoir par quartier un ensemble de travailleurs qui s'en occupera." Ces groupes, constitués de chômeurs, de jeunes non qualifiés, seraient financés par les habitants, dispensés en contrepartie d'un pourcentage de leurs impôts locaux.

Au chapitre des grands travaux, nos lycéens s'inspirent du "livre blanc" de Jacques Delors qu'ils paraissent bien connaître – l'information est passée. Vincent Friedblatt (déjà cité) recommande une action commune des pays d'Europe, "comme ce fut le cas pour Eurêka", pour adapter la science économique aux transformations de nos sociétés.

Cécile Barra, Stéphanie Prigent et Anthony Groleau (lycée Merleau-Ponty, Rochefort-sur-Mer) plaident pour la "création massive de PME". Leur idée est de créer dans chaque canton une "institution" auprès de laquelle les candidats à "l'aventure" trouveraient informations et services "pour mener à bien leurs projets et s'installer à leur compte".

Sidney Nata : Le gouvernement a bien tenté le chèque-service, qui évite par exemple de se lancer dans des travaux de comptabilité pour avoir une nurse. Mais les jeunes vous demandent plus et mieux, et c'est pourquoi ils sont partisans d'une forte réduction des charges sociales, qui favoriserait les petits boulots.

Michel Giraud : Je suis un avocat convaincu des métiers de service, mais je récuse la notion de petits boulots, et encore plus le cumul emploi-retraite critiqué avec raison par plusieurs de vos correspondants. Depuis vingt ans, on a commis une double erreur : pour récupérer les pertes des chocs pétroliers, on a pratiqué une productivité de rattrapage excessive, y compris dans les services publics. Non seulement nous avons créé moins d'emplois que nos voisins, mais nous en avons détruit, est possible aujourd'hui de développer de nouvelles activités de service dans trois types de métiers : ceux du secteur marchand, où l'aide aux clients sera un argument de concurrence ; ceux de la vie locale environnement, humanisation des quartiers difficiles, reconquête des campagnes désertées ; les services à la personne et à la famille : garder un enfant n'est pas un petit boulot, cela doit être un vrai métier. Pour les grands travaux, l'initiative européenne de croissance pourrait être une réponse.

L'État coûte trop cher

En grand nombre également, nos lycéens sont favorables à l'allégement des charges des entreprises. Il leur paraît aller de pair avec la réduction du temps de travail. "Trop lourdes, elles constituent en fait un impôt anti-emploi et un véritable handicap commercial. De même, le mode de calcul de la taxe professionnelle est un frein à l'embauche" (Christophe Courent, déjà cité).

Une classe du lycée Auguste-Loubatières d'Agde préconise, par "souci de justice", de limiter l'allégement aux PME, car "certaines grandes entreprises affichent en cette période de crise des bilans fabuleusement bénéficiaires". Les élèves de cette terminale B souhaitent en outre que les élus donnent l'exemple de l'économie "en cessant de cumuler plusieurs mandats… et que la politique assainisse ses mœurs, pour redonner confiance à une nation lassée par ses dévoiements".

Alors l'État pourra lutter plus efficacement contre les fraudes. "Les dépenses concernant les hommes politiques ne sont-elles pas trop exagérées" ? demande un groupe de lycéens dont la tautologie réprobatrice induit la réponse (Wilfrid Bodet, Anne Bricault, Sabine Sudre, lycée Sainte-Marthe d'Angoulême).

Il est devenu limpide et indiscutable qu'un excès de formalisme administratif ralentit sensiblement l'énergie du pays, écrit Jérôme Margulici (lycée Florent-Schmitt, Saint-Cloud). Bon nombre de politiciens rejoignent ce point de vue, mais leurs velléités et le tabou du sujet les empêchent de faire évoluer les choses.

Gilles Bodereau va plus loin en incitant l'État à "la privatisation intégrale du secteur public". Beaucoup s'inquiètent du "gouffre financier" de la sécurité sociale, car "rien ne va plus dans le pays de l'État-providence". La remarque est de Frédéric Sergent (lycée Bristol, Cannes), qui propose de transférer les cotisations des patrons comme des salariés sur la CSG "car cet impôt est équitable", en y assujettissant "les heures supplémentaires qui représentent l'équivalent de deux cent quatre-vingt mille emplois pour 1993".

"Il  ne faut plus opposer réussites professionnelle et privée. On ne réussit pas sa vie si on ne réussit pas dans la vie"

Michel Giraud : Il est indéniable que le coût du travail est trop élevé. Nous avons pris la direction contraire, celle de l'allégement. Nous irons le plus loin et le plus vite possible dans cette voie. Dès mon arrivée au ministère, nous avons entrepris la budgétisation des allocations familiales. Basculons une partie du produit du retour à la croissance sur la réduction des charges. Élargissons le salaire direct qu'augmentera les capacités de consommation et accélérera la reprise, en nous gardant toutefois d'aggraver les déficits sociaux.

Si on disait "vive le chômage !"

Le plus frappant, et sans doute le plus novateur, dans les contributions de nos lycéens, c'est l'idée qu'il faut renverser complètement la politique de lutte contre le chômage. L'un d'eux s'écrie même "vive le chômage" en pensant à ce que pourrait devenir cette "société parallèle" de gaspillés si elle était délivrée de "l'impression d'être inutile en vivant une période d'oisiveté" (Philippe Girard, Dumont-d'Urville, Caen). "Ma solution est simple : puisque le chômage est une donnée naturelle de la société française, il faut le considérer comme une chance. La charge d'organiser et d'utiliser cette formidable masse ouvrière dans des travaux d'intérêt public (car elle ne doit en aucun cas entrer en commence avec des actifs) sera confiée aux collectivités locales." Philippe Girard a pris sa calculette. Il évalue les pertes du chômage à 5,5 milliards d'heures de travail inutilisées, soit 275 milliards de francs. "Pour mémoire, le budget de l'action sociale (santé, emploi) s'élevait à 232 milliards en 1989."

Pour notre économiste de terminale, "ni solidarité ni charité, mais activité. Les allocations chômage seront accordées contre trente-neuf heures hebdomadaires de travail. Elles seront diminuées en cas de manquement à la règle".

Simple ou simpliste, cette profession de foi, qui rappelle l'émission Vive la crise avec Yves Montand, est en phase avec la revendication des petits boulots et des grands travaux, largement répandue dans notre coursier.

Une autre proposition significative est de faire dépendre les chômeurs non plus de l'action sociale, mais du ministère de l'économie. Quand Myriam Lunardi (lycée Victor-Louis, Talence) nous rappelle qu'"un chômeur coûte 12 000 francs par mois à l'État", elle suggère implicitement qu'au lieu de le payer à ne rien faire "tout le monde y gagnerait" (leitmotiv de notre courrier) si les milliards de l'assistance étaient reconvertis en salaires "pour alimenter l'activité et amorcer ta reprise".

Sidney Nata : Au-delà de sentiments généreux, les étudiants nous proposent une nouvelle philosophie du travail en nous rappelant le fondement de toute économie : l'homme est un actif. La malédiction biblique est aujourd'hui de ne plus gagner son pain à la sueur de son front. Elle nous punit de nos fautes d'organisation. La société devrait trouver les moyens de transformer les consommateurs de pensions en créateurs de richesses.

Michel Giraud : Des hommes actifs, et j'ajouterais responsables, c'est le contraire d'hommes assistés Les lycéens ont raison de nous inviter à sortir de l'assistance pour redonner au plus grand nombre de chômeurs leurs chances d'épanouissement personnel, et à la société un visage plus humain.