Interview de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, dans "Le Monde" et article dans "Le Figaro" le 21 juillet 1998, sur la création d'une Cour pénale internationale destinée à juger les crimes contre l'humanité et les crimes de guerre.

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Circonstance : Création à Rome (Italie) le 17 juillet 1998 par 120 Etats, d'une Cour pénale internationale

Média : Emission Forum RMC Le Figaro - Emission la politique de la France dans le monde - Le Figaro - Le Monde

Texte intégral

Le Monde - 21 juillet 1998

Le Monde
Comment expliquez-vous la position défendue à Rome par la France, que beaucoup ont critiquée ?

Hubert Védrine
- « Depuis quelques mois, le Gouvernement était déterminé à contribuer au succès de la conférence. Il s’est attaché à ce que des solutions soient trouvées à toutes les questions que soulevaient la création d’une institution aussi nouvelle et son insertion dans le système international, notamment sur la question des rapports entre la Cour et le Conseil de sécurité, sur celle de la complémentarité de la Cour avec les justices nationales qui fonctionnent bien, et sur la création d’une chambre préliminaire de juges qui, tout en permettant au procureur de se saisir, permettra d’éviter les abus. Je rends hommage à l’efficacité et à l’inventivité de la délégation française.
Nous avions constaté qu’il y avait un écart considérable entre les uns et les autres. Nous avons adopté une position qui nous a permis de jouer un rôle dynamique dans le compromis. Nous avons travaillé en étroite coopération avec le président du comité plénier, Philippe Kirsch. Nous avons eu, je crois, un rôle utile et constructif. »

Le Monde
La possibilité offerte aux pays signataires de reconnaître ou non la compétence de la Cour choque néanmoins. Elle est imputée à la France.

Hubert Védrine
- « Je rappelle que, dès l’ouverture de la conférence, nous avons accepté la compétence inhérente de la Cour pour les crimes de génocide et les crimes contre l’humanité. Mais c’est pour les crimes de guerre que le risque d’une saisine abusive ou pour des objectifs politiques est le plus réel. Aussi avons-nous pensé qu’une clause d’adhésion facultative sur ce point, combinée à une transition de sept ans, pouvait être une bonne solution. Cela devrait permettre à la Cour de s’installer et de confirmer sa légitimité et sa crédibilité. C’est un bon compromis dès lors qu’il a facilité le succès final et entraîné, entre autre, l’adhésion de la Russie, qui fut une bonne surprise. »

Le Monde
D’autres articles du traité excluaient cependant des poursuites abusives, notamment celui qui prévoit la création d’une chambre préliminaire de juges contrôlant le procureur.

Hubert Védrine
- « En effet, c’est l’un des points essentiels sur lesquels le statut s’inspire de la tradition juridique française. Un tel contrôle est nécessaire. Nous avons pensé que, sur les crimes de guerre, il pouvait ne pas être suffisant. Nous verrons avec le recul ce qu’il en est. »

Le Monde
On peut cependant s’étonner que, dans un même traité, on proclame une règle et on offre aux États la faculté de s’y soustraire ?

Hubert Védrine
- « C’est le cas dans beaucoup de traités. Toute règle comporte des exceptions. Presque tous les accords internationaux comprennent des mécanismes ou des périodes de transition. Cela n’est pas une grande concession si cela permet à la Cour de s’installer et à un nombre croissant de pays d’en admettre le rôle. N’oublions pas, en outre, les polémiques qui ont mis en cause, des dernières années, de façon souvent contestable et sans tenir compte du contexte, les nombreuses opérations de maintien de la paix, en particulier des Nations unies. Or ces opérations sont indispensables et de plus en plus difficiles. De moins en moins de pays veulent en assumer les risques. Il ne faut pas aggraver cette tendance. »

Le Monde
Qu’est-ce qui vous permet de penser que cette acclimatation se fera ?

Hubert Védrine
- « Le grand nombre de pays qui ont souscrit à l’accord. Le fait que les États-Unis n’aient pas été suivis. Un état d’esprit général.
Ce traité est une étape très importante. On ne pouvait la franchir qu’en tenant compte des réalités, de la nécessité de préserver ce qui fonctionne dans le système international, du fait que beaucoup de pays étaient réticents.
A présent, nous devons nous préoccuper de la signature, puis de la ratification, puis de la mise en place. Je souhaite que signatures et ratifications interviennent le plus vite possible. Et qu’au-delà des cent vingt pays qui ont approuvé le texte à Rome, d’autres États s’y joignent, en particulier ceux qui exercent des responsabilités importantes dans le domaine du maintien de la paix et de la sécurité internationale. »

 

LE FIGARO - 21 juillet 1998

Il y a cinquante ans l’Assemblée générale des Nations unies demandait à la Commission du droit international d’étudier un projet de tribunal international permanent. Il y a quatre ans les négociations s’ouvraient enfin entre 160 pays. Le 17 juin dernier, la session finale débutait et j’allais y présenter la position française. Après cinq semaines, cent vingt États ont décidé, vendredi dernier à Rome, de créer une Cour pénale internationale.

Cette Cour sera chargée de juger les plus grands criminels, ceux qui sont présumés responsables de crimes de génocide, de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre, chaque fois que les tribunaux nationaux en seront incapables ou s’y refuseront. Ainsi, au crépuscule d’un siècle marqué par des horreurs qui défient la conscience humaine, la lutte contre l’impunité remporte une vraie victoire. Les tribunaux de Nuremberg, Tokyo, La Haye et Arusha avaient été imposés ou créés a posteriori. Avec la création de la Cour, la lutte contre l’impunité devient un principe permanent à vocation universelle.

Le lancement des négociations il y a quatre ans avait suscité de grandes espérances, exprimées par des personnalités très diverses, de nombreuses organisations non gouvernementales et une grande part de l’opinion mondiale.

En même temps, elles se heurtaient à d’immenses difficultés : comment créer une Cour crédible dont les décisions soient respectées, qui bénéficie de la pleine coopération des États ? Un tribunal qui ne contrecarre pas le rôle indispensable des Nations unies ? Une cour qui n’entre pas en contradiction avec les juridictions nationales mais suppléée à leurs carences ?

Au début de la négociation, un certain nombre d’États ne voulaient que répondre aux appels pressants à la création d’une justice mondiale idéale et faisaient l’impasse sur ces problèmes bien réels. A l’inverse, au nom de ces mêmes problèmes, d’autres États se refusaient à toute ouverture et se crispaient sur une vision intransigeante de la souveraineté des États.

La France, quant à elle, voulait vraiment aboutir, ce qui supposait de trouver des solutions aux problèmes posées. Le Gouvernement a ainsi procédé à l’analyse des rapports de forces en présence, en constante évolution, et recherché le point d’équilibre qui permettrait d’aboutir.

Comme d’autres États fortement engagés dans le maintien de la paix et de la sécurité internationale - et on sait le mérite qu’il y a à participer à de telles opérations -, la France ne voulait pas que celles-ci puissent être mises en cause à tort et à travers devant la Cour avec des arrières-pensées politiques ou géopolitiques. La délégation française s’est donc employée à ce que soient intégrées dans le statut les garanties nécessaires.

Les garanties nécessaires

Ainsi de sa proposition de création d’une chambre préliminaire composée de juges qui assurera le contrôle des actes du Procureur - ce qui a permis de rallier la majorité des États au principe de l’autosaisine de la Cour ou de la possibilité, pour le Conseil de sécurité, lorsqu’il traite une affaire dans les conditions de menace à la paix, de demander un sursis à une enquête ou à des poursuites de la Cour.

Le Premier ministre a dès lors pu arrêter avant la session finale, en accord avec le Président de la République, une position constructive et réaliste qui tenait compte de cette équation et qui a permis à la France de jouer, avec d’autres, un rôle de catalyseur dans la phase finale dont il était prévisible qu’elle serait délicate et décisive.

Au bout du compte, le président Philippe Kirsch, dont le rôle mérite d’être salué, a pu présenter vendredi dernier le compromis qui a emporté la décision. Nous avons soutenu ce compromis parce qu’il permettait la création de la Cour crédible et efficace que nous appelions de nos vœux.

Crédible : la Cour, ses juges, son procureur sont indépendants ; le statut est précis, contraignant ; les États devront coopérer : les mécanismes, dont certains, comme la chambre préliminaire, ont été inspirés par la France, permettront une administration rapide et diligente de la justice ; les rapports entre la Cour et le Conseil de sécurité sont organisés dans le plein respect des prérogatives du Conseil et non sur le mode de la concurrence.

Le compromis final comporte également pour les crimes de guerre un élément évolutif et optionnel : les États qui le souhaitent pourront décider de ne pas reconnaître la compétence de la Cour pour les crimes de guerre (qui, à la différence des crimes contre l’humanité, peuvent être des actes isolés), pour une période de sept ans après l’entrée en vigueur du traité. L’expérience et le recul permettront alors de déterminer si les garanties destinées à éviter les recours abusifs, auxquels les pays participant à des opérations de maintien ou de rétablissement de la paix sont particulièrement et injustement exposés, sont efficaces.

Mise en place

Ce compromis a également eu le mérite de rallier de nombreux États, et notamment la Russie (ainsi trois membres permanents du Conseil de sécurité y ont souscrit). Or le soutien du Conseil sera un élément essentiel de l’autorité de la Cour. Le Premier ministre a salué le statut, dès son adoption, comme « un progrès majeur de la conscience universelle ».

J’exprime le souhait que les États qui n’ont pas encore pu se rallier au consensus, et en particulier ceux qui y ont une place naturelle de par leur attachement au droit et à la justice et de par les responsabilités particulières qu’ils exercent dans le domaine du maintien de la paix, apportent leur soutien à ce processus évolutif d’établissement d’une véritable justice internationale.

Nous devons maintenant nous attacher à réussir la mise en place de cette institution et son insertion durable dans la réalité internationale, jusqu’à ce que ses décisions soient universelles et incontestables. La France, pour se pari, s’y emploiera avec la même détermination et le même sens des responsabilités qu’elle a montré à Rome