Article de M. Laurent Fabius, député PS et ancien Premier ministre, dans "Le Nouvel Observateur" le 28 avril 1994, sur "la crise de légitimité de l'État" et les conceptions de la gauche sur l'État et l'action collective, intitulé "La gauche, l'État et l'élection présidentielle".

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Média : Le Nouvel Observateur

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La gauche, l'État et l'élection présidentielle

Par Laurent Fabius

Étrange situation en vérité. Dans un an l'élection présidentielle, chacun en souligne l'importance, les problèmes posés à notre pays sont cruciaux : et pourtant aucun débat de fond ou presque. La France est en apathie démocratique, entrecoupée de périodiques secousses populaires.

Les thèmes du débat qui serait nécessaire, chacun cependant les connaît : l'emploi, l'éducation, la protection sociale et la lutte contre l'exclusion, la construction européenne. Avec, au cœur de ce cœur, la conception qu'on se fait de l'État. C'est cette question que je veux aborder ici pour dire, même brièvement, quelle pourrait être, quelle devrait être la nouvelle approche de la gauche. 

1. Depuis le milieu des années 1970, l'État a été mitraillé de critiques. Au commencement ce fut une contestation philosophique. La découverte tardive par certains intellectuels de la réalité du monde soviétique les conduisit à mettre en cause frontalement l'État, jugé totalitaire par nature. Confondant l'État bureaucratique et l'État de droit dans le même opprobre, ils dénoncèrent toute forme de puissance publique à partir d'un syllogisme : le totalitarisme est une barbarie, le totalitarisme repose sur la puissance de l'État, donc l'État est une barbarie. Le propos rencontra un écho fort, notamment parmi les générations d'autant plus hostiles aux religions séculières qu'elles en avaient été précédemment les adeptes : communisme pour les années 50, gauchisme pour les années 60.

Une deuxième critique est apparue, davantage économique. S'appuyant sur les travaux de Laffer et Friedman, chevauchant la vague conservatrice exprimée par Reagan ou Thatcher, ce courant d'opinion entreprit de démolir l'édifice keynésien au nom des effets prétendument pervers de toute intervention publique. La privatisation systématique qu'on voit à l'œuvre relève encore souvent d'une telle inspiration, lorsqu'il ne s'agit pas tout simplement c'est le cas en France aujourd'hui de trouver à bon compte des ressources budgétaires urgentes.

Enfin, une contestation d'ordre sociologique. L'amélioration du niveau de vie dans les pays industrialisés, le développement d'exigences nouvelles dans nos sociétés individualistes de masse ont pris l'État en étau. D'un côté, les usagers du service public sont devenus des consommateurs qui veulent un service excellent, adapté à la diversité de leurs besoins, ils supportent de moins en moins l'opacité et l'uniformité bureaucratiques. Les agents de l'État, eux, sont devenus des salariés de plus en plus "ordinaires", ils attendent légitimement de leur employeur des conditions modernes de travail, de promotion, de salaire, ils n'acceptent plus une gestion caporaliste des ressources humaines. La convergence de ces trois critiques - libertaire, libérale, consumériste a conduit à une crise de légitimité de l'État. 

Faut-il pour autant jeter celui-ci aux oubliettes ? Certaines formations de droite le font. Je réponds clairement non. Non aux prophètes de la fin programmée de l'État. 

2. Car ce serait une erreur profonde d'oublier les raisons structurelles de la puissance publique. Hobbes n'a pas créé le Léviathan, il l'a seulement décrit. La puissance publique a été construite au cours des siècles parce qu'elle répondait aux besoins des sociétés qu'elle régulait. Elle est une création des citoyens ou des producteurs économiques. À cet égard, ce qui était vrai au XIXe siècle le demeure à la fin du XXe.

La demande d'État peut certes varier dans le temps et se traduire par une modification du périmètre de la puissance publique. D'où l'attitude très pragmatique que nous devons avoir envers le secteur public : je suis d'avis de le réserver aux activités vraiment stratégiques ou de monopole. Pour autant l'État n'est pas une création artificielle. Qui d'autre peut efficacement mobiliser les capitaux, les hommes et le temps nécessaires à la mise en valeur de l'environnement, à l'équipement du pays en infrastructures routières ou ferroviaires, en électrification, en télécommunications ? Qui peut organiser une couverture de la maladie ou de la retraite à peu près équitable pour des millions de personnes ? Qui peut mettre en œuvre une politique d'éducation, d'aménagement du territoire ou de lutte contre la drogue ? Il existe, du moins selon l'approche que j'en ai, des valeurs spécifiques qu'incarne la puissance publique, des investissements nécessaires dont le délai de retour est tellement long ou la rentabilité interne tellement faible que seul l'État peut les mener à terme.

Une autre observation doit être ajoutée, davantage liée à la période présente. Nous sommes les témoins-acteurs d'une mutation de millénaire. Les formes de création de la richesse sont en train de changer sous l'effet de la mondialisation économique et de la disparition du travail physique de production ; les formes de distribution de la richesse évoluent avec l'augmentation massive des inactifs dans les pays industriels et le creusement des inégalités de développement ; les relations entre les générations elles-mêmes se transforment sous l'impact du succès de la formation et du nombre croissant des personnes âgées. Face à ce maelström, réduire les tensions sociales devient encore plus vital, tout comme la nécessité d'arbitrages collectifs et le souci de se projeter dans le long terme. Notre mission ? Favoriser partout l'égalité des chances, celle des individus, celle des entreprises, celle des territoires. Toutes tâches qui ne peuvent être assurées que par une instance en charge de l'intérêt général. Les gouvernements de gauche ont souhaité aller en ce sens. Ils ont accompli un certain nombre de réformes de la puissance publique. Pourtant celles-ci n'ont pas eu, sauf la décentralisation, l'impact espéré. Pourquoi ? Peut-être à cause d'une conception trop instrumentale de l'État, appareil de coercition dont il suffisait, croyait-on, de s'emparer pour transformer la société. Appuyés sur une vision trop simple des rapports sociaux, nous n'avons pas perçu la montée en puissance de la société des individus qui transforme en profondeur les relations du citoyen avec l'État. 

3. À partir de là, quel visage pour une puissance publique nouvelle ? L'État que nous avons connu en Europe occidentale a été jusqu'ici essentiellement national. En France notamment, il a bâti la nation, assuré son unité, son identité, sa pérennité. Désormais, malgré un sentiment patriotique qui reste vivace, le cadre national se distend par le bas, avec la demande d'une démocratie de proximité, davantage au contact des problèmes et des citoyens. Il se distend aussi par le haut à mesure qu'émergent des questions ou des solutions transnationales : action pour la paix, lutte contre la drogue, mise en valeur de l'environnement... Le voici, le premier changement à opérer une puissance publique agissant sur plusieurs claviers géographiques à la fois, le niveau national bien sûr, mais aussi les niveaux local, régional, international et notamment européen, chacun d'entre eux devant être contrôlé plus démocratiquement qu'aujourd'hui.

L'État a longtemps été monolithique dans ses structures. La gestion des biens et des services collectifs était systématiquement confiée à des organismes publics, avec des personnes commandées hiérarchiquement, sous statut unique la plupart du temps. Or ce schéma devra changer. Il existe en effet des missions d'intérêt général – notamment une bonne partie de l'action sociale – qui sont assurées par des associations. Inversement, des organismes publics sont en charge d'activités concurrentielles. La frontière entre État et société civile tend, ici ou là, à s'effacer. Nous devrons en tirer les conséquences, notamment pour lutter contre l'exclusion, en créant de nombreux emplois de réinsertion permettant aux exclus d'entrer à nouveau dans le corps social. À ces besoins devront répondre entreprises privées, entreprises intermédiaires, associations, collectivités locales, administrations d'État. Le rapprochement de la société civile et de l'État ne concernera pas seulement les formes de gestion des biens collectifs : il concernera aussi les formes de la décision publique. Les partenaires sociaux devront y jouer un vrai rôle. Il ne sera plus possible que l'intérêt général soit défini seulement dans les bureaux des ministères.

Enfin, l'État a été trop souvent indifférencié dans son action. Le monde de l'État, c'était celui de la règle. Le monde réel, c'est fréquemment celui de l'exception. Comment concilier ces deux logiques ? L'idée d'égalité doit rester au cœur de l'action publique. Mais l'uniformité conduit parfois à l'inégalité. Nous ne pourrons plus fonctionner sur les seuls principes d'impersonnalité et d'uniformité. Lutter contre l'exclusion impliquera que nous acceptions des discriminations positives, en agissant davantage au bénéfice de ceux qui peuvent le moins, en matière d'école, d'emploi, de logement, de santé, de culture, de famille. Nous serons amenés de plus en plus à un traitement individualisé de certains problèmes la marginalisation des jeunes sans formation, le chômage de longue durée, la nouvelle pauvreté. 

4. Un tel renouvellement d'approche s'imposera d'autant plus que la France, comme d'autres pays, butera désormais sur une difficulté majeure et continue des finances publiques. Économiquement, pour des raisons de compétitivité, il sera exclu d'augmenter le niveau des prélèvements obligatoires (impôts et cotisations sociales), et même parfois de le maintenir. Politiquement, toute revendication à la hausse de ces prélèvements serait suicidaire, comme on l'a vu dans les social-démocraties du Nord.

Avec la crise des finances publiques, on sera conduit, si on ne cible pas plus précisément les bénéficiaires, à donner moins à tous, y compris à ceux qui en ont un pressant besoin, sous prétexte qu'on devra continuer d'aider certains qui n'en ont pas du tout besoin. Inacceptable ! De nouveaux domaines d'intervention apparaissent : la dépendance des personnes âgées, une meilleure prise en charge des handicapés adultes, le suivi des malades du sida… Il faudra donc dégager des marges d'actions nouvelles.

La situation de l'emploi poussera dans le même sens. Il faudra, bien sûr, nourrir la croissance, et pourtant nous savons que la croissance "classique" ne suffira pas. Or il existe d'immenses besoins à satisfaire, susceptibles de créer par centaines de milliers des emplois de proximité : services sociaux, sécurité, environnement, développement de la personne humaine, secteurs traditionnellement payés par les finances publiques, nationales ou locales. Nous devrons "solvabiliser" ces besoins par d'autres canaux, d'autres méthodes, sans alourdir les charges. L'activation des dépenses d'indemnisation du chômage est une voie à suivre. Le paiement privé ou mixte de services assurés par des associations, des entreprises intermédiaires, des collectivités publiques en est une autre. Une nouvelle approche de la dépense pour l'emploi se dessine, qui transformera chaque fois que possible les revenus de remplacement en revenus d'activités d'intérêt général afin de promouvoir l'insertion.

Bien entendu, une telle démarche soulève des difficultés par myriades. Pas question qu'en matière de santé les maladies graves soient prises en charge d'une façon sélective : elles devront l'être uniformément, quelles que soient les ressources des malades. D'autre part, loin de pénaliser les classes moyennes, nos choix devront leur être favorable : pas de taux confiscatoires! Malgré tout, un choix net se propose à gauche, une action publique assumée, redistributrice, souvent différenciée ; à droite, une action publique uniforme, peu ciblée, et en recul. Grand débat que celui-là !

Dans ce débat, je veux être encore plus clair. Nous savons à peu près ce que seront certaines caractéristiques de la société de demain. Une population plus âgée, donc des transferts importants pour financer les revenus de remplacement ou les dépenses de santé des personnes âgées. Des jeunes en moins grand nombre, mais dont la demande d'éducation ira croissante. Un progrès technologique dont il faut souhaiter qu'il ne se ralentisse point car il est producteur de richesses par conséquent, à organisation sociale inchangée, un nombre toujours plus important de chômeurs. Par rapport à ces perspectives, au moins trois approches politiques sont possibles, selon la conception qu'on a de l'État.

Une société que j'appellerai de débrouille, dans laquelle on laisse au marché le soin d'assurer tous les équilibres. Privatisation des couvertures sociales ; flexibilité salariale maximale; diminution massive des dépenses et des prélèvements publics ; une croissance extensive, si possible productrice d'emplois nombreux et sous-payés. En théorie, les vertus du modèle libéral américain, en réalité une société de petits boulots et de grands risques, au moment même où les Américains s'intéressent, eux, de nouveau, au modèle européen.

Une société de transferts, qui cherche à s'équilibrer autour d'une faible masse d'actifs, bien rémunérés, mais très fortement taxés pour financer les besoins des jeunes, des retraités et des chômeurs. On rejoint l'ancien modèle scandinave, en plus lourd. En fait, une société d'assistance. Je plaide pour un autre projet, une société d'espérance: solidarité, égalité des chances. Elle implique à la fois une plus grande adaptation de la protection sociale en fonction des ressources, une conception du travail permettant de réduire le chômage, et le développement de nouveaux dispositifs de redistribution garantissant la cohésion sociale. Elle implique de renouveler, comme je l'ai indiqué, notre approche de l'État. Qui disait qu'il n'y avait plus de projet ?