Texte intégral
Mme Sinclair : Ça tableau gigantesque est signé Luc Olivier Merson. Il date de 1883 et a été composé d'après le célèbre dessin de David réalisé en 1791 et représentant le Serment du jeu de paume.
Bonsoir à tous.
M. Colombani : Bonsoir.
Mme Sinclair : C'est, en effet, dans la salle du jeu de paume à Versailles où nous nous trouvons, ce soir. Nous sommes à quelques cinq cents mètres du château de Versailles, c'est un lieu tout à fait historique et symbolique de ce bicentenaire.
Il y a, en effet, deux cents ans, le 20 juin 1789, que les députés du tiers état qui s'étaient constitués en assemblée nationale, trois jours plus tôt, trouvant porte close à la salle des Menus Plaisirs où ils avaient l'habitude de se réunir, depuis le mois de mai qui précédait, se sont donc retrouvés ici dans cette salle du jeu de paume. Vous voyez, d'ailleurs, ici, plein de gravures, notamment celle-ci qui date de l'époque de l'entrée des députés dans le jeu de paume, avec l'entrée que l'on voit parfaitement bien.
Cette salle était une salle où se pratiquait ce sport qui est l'ancêtre du tennis et qui était fort à la mode au XVIIIe siècle. Ce lieu est un lieu à la fois stratégique et symbolique de ce bicentenaire de la Révolution et c'est ici qu'en ce premier mois de 1789, premier mois de l'année du bicentenaire, nous allons faire avec cette émission avec Jack Lang, ministre de la culture, de la communication, des grands travaux et du bicentenaire.
M. Colombani : Pour commencer dignement cette année du bicentenaire, nous avons réuni, ce soir, une distribution tout à fait exceptionnelle puisqu'un grand acteur est avec nous. Alain Delon est ici, il nous rejoindra tout à l'heure.
Viendra également Jorge Samprún, ministre de la culture du gouvernement de Felipe Gonzales. Vous savez que l'Espagne et la France ont en mains, cette année, les destinées de la Communauté européenne.
Nous parlerons donc, ce soir, Révolution, culture, Europe, sans oublier les affaires du moment, bien sûr, de l'affaire Péchiney à celle de l'opéra Bastille.
Tout à l'heure, Jack Lang sera face à un invité surprise qui est, comme de coutume, en direct de nos studios de TF1, qui nous écoute, nous regarde et se retournera lorsque nous le lui demanderons pour interpeller Jack Lang.
Mme Sinclair : Jack Lang que nous allons aller rejoindre tout de suite, qui nous attend dans cette grande salle. C'est la première fois que vous la voyez à la télévision. Elle a été restaurée récemment, c'est une salle splendide, magnifique, très symbolique. Vous avez vu le tableau tout à l'heure, il y a tout autour de la salle les bustes des principaux signataires de ce serment : Mirabeau, Sieyès, l'Abbé Grégoire…
M. Colombani : Et c'est d'autant plus intéressant que c'est la seule salle qui subsiste des réunions, des assemblées de la Révolution puisque…
Mme Sinclair : … Avec Bailly…
M. Colombani : … Toutes les autres salles ont été détruites sauf cette salle du jeu de paume.
Mme Sinclair : Avec Bailly qui présidait, dont on voit la statue, l'Assemblée nationale.
Monsieur le Ministre, bonsoir.
M. Lang : Bonsoir.
Mme Sinclair : Alors même le mobilier, ce soir, est à l'unisson puisque Monsieur Poural, le directeur du mobilier national, nous a prêté des meubles.
Cette table, si je sais bien ma leçon, est en noyer noirci. C'est sur cette table ou des tables similaires que la France a été découpée en départements par les comités de l'Assemblée nationale. Ces chaises sont des chaises de Jacob, l'illustre ébéniste. Enfin, tout est à l'unisson. Dans cette salle dont on a vu le tableau, les lustres, la statue de Bailly, il y a un certain nombre d'éléments, notamment, une maquette. Une maquette tout à fait extraordinaire qui est une maquette de la Bastille faite dans une pierre de la Bastille.
M. Colombani : Au lieu symbolique, s'il en est, de la monarchie, du pouvoir absolu et il s'est écoulé seulement trois semaines entre le serment du jeu de paume que nous allons évoquer tout à l'heure avec vous et la prise de la Bastille par le peuple de Paris.
M. Lang : Ce qu'il faut savoir, pour la petite histoire, c'est qu'un entrepreneur, très rapidement, lorsque la Bastille a été prise, s'est emparé des pierres de la Bastille pour, ensuite, les vendre les unes après les autres. Donc, cette maquette a été fabriquée à partir d'une pierre de la Bastille. Pour la petite histoire aussi, vous savez que la pyramide du Louvre a été faite à partir d'un verre spécial de Saint-Gobain et un autre entrepreneur a eu l'idée très astucieuse, à partir des chutes de verre de Saint-Gobain, de fabriquer des petites pyramides qui se vendent aujourd'hui je ne sais où ? … À Orly, à Roissy ou d'ailleurs…
Mme Sinclair : Alors cette salle, vous avez voulu que nous fassions l'émission ici, parce qu'en effet c'était plus symbolique et plus intéressant, plus nouveau qu'une salle du ministère de la culture ou que votre domicile où nous vous avions déjà rendu visite. On a parlé un petit peu de ce qu'était ce jeu de paume, il faudrait peut-être voir un peu les instruments avec lesquels on jouait. Alors, cette raquette…
M. Lang : … Voilà la raquette…
Mme Sinclair : Voilà. Alors cette raquette, c'est vraiment l'ancêtre d'une raquette de tennis ?
M. Lang : Oui, c'est un jeu qui, je crois, était un héritier de l'Antiquité. En Égypte ou en Grèce, on jouait à un jeu à peu près semblable, qui s'est transformé, qui a connu une grande vogue surtout sous Henri IV et, au dix-huitième siècle, on jouait beaucoup au jeu de paume. C'est un jeu, je crois, assez dur…
Mme Sinclair : Avec ou sans filet, je crois…
M. Lang : Avec ou sans filet. Le filet était incurvé à la différence du filet de tennis qui est droit. Et d'ailleurs, de ce jeu de paume, beaucoup d'expressions populaires sont venues, l'expression « paumé »…
Mme Sinclair : Ah oui, c'est ça…
M. Lang : Ou bien encore, j'espère ce soir en être capable, saisir la balle au bond. Ou bien, comme vous avez traversé, avec Jean-Marie Colombani, les galeries, il y avait l'expression « impressionner la galerie », et la galerie était l'endroit où les dames venaient admirer ou au contraire conspuer les joueurs.
Mme Sinclair : Ceux qui n'étaient pas paumés.
M. Lang : Ceux qui n'étaient pas paumés.
M. Colombani : Et le roi venait jouer d'ailleurs avec ces balles d'époque…
Mme Sinclair : Cette balle, je trouve, est très émouvante, très impressionnante parce que c'est vraiment une balle de tennis. Il y a même les piqûres. Enfin, c'est tout à fait émouvant, je crois, ce type d'objets.
M. Lang : Il y a aujourd'hui en France, je crois, quelques personnes qui jouent encore ce jeu de paume.
Mme Sinclair : Avec, oui, la raquette, un ovale un peu plus petit que l'ovale de tennis, mais c'est vraiment très voisin.
M. Lang : Disons aussi que les jeux de paumes, si nombreux à Paris à cette époque, depuis, je répète Henri IV surtout, et au dix-septième siècle, avaient servi de lieu de spectacles. Je pense en particulier à Molière. Molière, qui a été longtemps itinérant dans Paris, a transformé des jeux de paume en salle de spectacles, tout comme aujourd'hui on transforme des salles de sport en lieux de spectacles…
Mme Sinclair : Et bien ce soir, c'est à la fois une salle de spectacles, d'information et de télévision, et vous avez voulu que ça se passe ici parce que cette date du 20 juin, que j'évoquais tout à l'heure, vous paraît très symbolique et très marquante. Enfin, c'est une des dates fondatrices de la Révolution.
M. Lang : C'est un moment très fort. Je me permets de rappeler que nous sommes à Versailles, à quelques pas d'ici, disons à cinq cents mètres, se trouve le château, à trois cents mètres d'ici se trouvent ce que l'on appelait les Menus Plaisirs, un endroit où l'on rangeait le matériel pour les festivités royales. C'est le 5 mai que les états généraux qui se sont réunis, convoqués par le roi. Et ces états généraux qui étaient composés, vous le savez, de trois ordres : la noblesse, le clergé, le tiers état, ont rapidement été agités par la question centrale : « Oui ou non, allons-nous être réunis dans une même assemblée et voter par tête. » car le vote par tête signifiait automatiquement que le tiers état, c'est-à-dire les représentants du peuple devenaient aussitôt les maîtres de l'assemblée.
Mme Sinclair : Oui, parce qu'ils étaient beaucoup plus nombreux que ceux du clergé ou de la noblesse.
M. Lang : Ils étaient beaucoup plus nombreux. Il y avait mille députés. La convention avait mille députés et le tiers état avait largement la majorité. Et, disons que la grande question, qui s'est posée au mois de mai et au mois de juin 89, a été de savoir si le roi accepterait ou non cette réunion en assemblée unique. Et certainement, il a raté le coche. Il a résisté, il a résisté, il a résisté. La grande date de cette résistance a été le 17 juin. Tout à l'heure, vous l'avez rappelée, dans la salle des Menus Plaisirs : le tiers état s'est proclamé Assemblée nationale. Puis souhaitant se réunir quelques jours plus tard, le 20 juin, le tiers état trouve porte close. Le roi prétextant qu'il voulait préparer les…
Mme Sinclair : Oui parce qu'il devait…
M. Lang : … Les lieux pour y prononcer un discours…
Mme Sinclair : Il devait faire un discours qu'il a fait d'ailleurs le lendemain.
M. Lang : Oui. Imaginez cette scène du 20 juin au petit matin, les députés du tiers état, sous la pluie. La pluie est tombée souvent sous la Révolution. Errant, les uns plaidant pour qu'ils aillent à Paris ; Sieyès, je crois, était dans cette thèse. D'autres pour aller vers le château. Et puis finalement, je crois que c'est Guillotin qui a proposé cette salle plus ou moins abandonnée, nue, pas comme aujourd'hui décorée, et ils sont entrés là. Et Bailly, ce grand astronome, qui présidait l'ensemble de l'assemblée, a, sur la proposition d'un député de Grenoble, Mounier, proposé qu'un serment soit signé par les députés présents, serment qui se trouve ici…
Mme Sinclair : Vous l'avez là, sous les yeux. On va le montrer…
M. Lang : Le texte est là. On va peut-être le voir…
Mme Sinclair : Oui, oui, on va le montrer parce que…
M. Lang : Le procès-verbal…
Mme Sinclair : … Là aussi c'est très émouvant, avec des signatures…
M. Lang : Reproduction du texte et des signatures du serment du jeu de paume, d'après le procès-verbal manuscrit conservé aux archives nationales à Paris. Alors, si on tourne les pages, on trouve des noms qui deviendront ensuite célèbres. Par exemple : Mirabeau…
Mme Sinclair : Le comte de Mirabeau, signé le comte de Mirabeau…
M. Lang : Le comte de Mirabeau, ou bien un peu plus loin, ici, Robespierre. Et puis personnage extraordinaire, parce que seul de son avis, je ne sais pas si on voit bien, ici, Martin. C'est très difficile à lire, Martin. C'est son nom, d'Auch, la ville d'Auch, et il a ajouté opposant. Ça a été le seul opposant à ce serment souscrit par l'ensemble des députés du tiers état.
Mme Sinclair : Alors, c'est un texte resté célèbre, que tous les écoliers de France apprennent. Nous avons voulu ce soir vous en donner lecture, une courte lecture, et pour ce faire, nous avons voulu demander à quelqu'un de prestigieux de lire ce texte prestigieux.
Alors, c'est une très grande star, un très grand acteur, comme vous disait Jean-Marie Colombani à l'instant, qui a accepté, et on le remercie très vivement, de venir exprès ce soir à Versailles nous lire le serment du jeu de paume. Il s'agit d'Alain Delon. Alain Delon, c'est à vous.
M. Delon : L'Assemblée nationale, considérant qu'appelée à fixer la Constitution du royaume, opérer la régénération de l'ordre public, et maintenir les vrais principes de la monarchie, rien ne peut empêcher qu'elle continue ses délibérations dans quel que lieu qu'elle soit forcée de s'établir, et qu'enfin partout où ses membres sont réunis, là est l'Assemblée nationale, arrête que tous les membres de cette assemblée prêteront à l'instant serment solennel de ne jamais se séparer et de se rassembler partout où les circonstances l'exigeront, jusqu'à ce que la Constitution du royaume soit établie et affermie sur des fondements solides et que le dit serment étant prêté, tous les membres et chacun d'eux en particulier, confirmeront par leurs signatures cette résolution inébranlable.
Lecture faite, le président et le secrétaire prêtent le serment les premiers. Nous jurons de ne jamais nous séparer de l'Assemblée nationale et de nous réunir partout où les circonstances l'exigeront jusqu'à ce que la Constitution du royaume soit établie et affermie sur des fondements solides.
Mme Sinclair : Merci Alain Delon. Venez nous rejoindre. Venez vous asseoir avec nous. Merci beaucoup d'avoir prêté votre concours.
M. Lang : Merci beaucoup…
M. Delon : Monsieur le ministre, mes respects. Un modeste concours. C'est très impressionnant de lire un texte historique dans un endroit non moins historique.
M. Colombani : Est-ce que vous auriez été vous-même un révolutionnaire à l'époque ? Ou est-ce que vous vous reconnaîtriez dans l'une des grandes figures dont on a les bustes derrière nous ?
M. Delon : Je ne crois pas. Je n'ai pas l'âme révolutionnaire. Si j'avais eu à choisir évidemment la star, du moins la star la plus populaire de la Révolution, c'est Robespierre, mais sa fin n'est pas spécialement agréable…
Mme Sinclair : Ah, c'est étonnant ça de vouloir choisir Robespierre…
M. Delon : Non, je ne l'ai pas choisi…
Mme Sinclair : Ah bon…
M. Delon : J'ai dit la star…
Mme Sinclair : C'est en termes de casting.
M. Delon : J'aurais pu choisir Mirabeau pour sa sortie absolument admirable : « Nous sommes ici par la volonté du peuple et nous n'en sortirons que par la force des baïonnettes. ». C'est une phrase que tout le monde connaît. Mais non, moi je suis un fils du peuple et c'est pour ça que je cautionne, si vous voulez, la Révolution, parce que, pour moi, la Révolution, c'est la victoire du peuple avant tout. C'est la victoire du tiers état. C'est la fin des humiliations ridicules du tiers état par la noblesse et le clergé, et puis c'est quand même la fin virtuelle de la monarchie de l'époque.
M. Lang : Et ce, si vous permettez, c'est le vrai sens de ce qui s'est passé ici le 20 juin. C'est le surgissement de la volonté nationale. Et Michelet, qui est un des historiens lyriques de la Révolution, a dit : « Cet endroit nu, un peu à l'écart, a été comme une sorte de crèche de Bethléem de la naissance de la nouvelle religion, la religion du peuple. ». Et c'est donc très émouvant pour nous tous d'être là. C'est un petit peu le temps de la liberté, là où la volonté populaire s'est affirmée avec une grande force.
Mme Sinclair : Alors, vous êtes le ministre, Jack Lang, du bicentenaire. Aussi, on a envie de savoir un peu ce que vous y mettez : qu'est-ce que vous avez envie de commémorer ? Je vous poserais presque la même question que Jean-Marie a posée à Alain Delon : votre héros à vous ? Il paraît qu'on l'a demandé aux députés à l'Assemblée nationale. Il y a eu un sondage fait par l'AFP : ils disent d'abord Condorcet et, en deux, Mirabeau. Est-ce que vous diriez la même chose ? C'est très consensuel comme choix.
M. Lang : Ce n'est pas facile de choisir. Disons que, de manière globale, ce n'est pas pour ne pas choisir. J'ai, pour les hommes de la Révolution, beaucoup d'admiration pour leur audace, leur intrépidité, leur panache, l'extraordinaire panache de ces personnages qui vont de l'avant et qui sont, disons, partis d'un énorme mouvement. Je trouve qu'une des plus belles images de la Révolution, c'est celle qu'on voit dans le film d'Abel Gance sur Napoléon, où il identifie la Révolution à un océan démonté. Et au fond, chacun fait partie des éléments déchaînés pendant quelques années…
Mme Sinclair : Avec des éléments de plus en plus déchaînés puisque…
M. Lang : Mais par exemple, si il faut choisir…
Mme Sinclair : Oui, si je vous demandais un peu de choisir, c'est qu'il y a débat, vous le savez, entre ceux qui considèrent que la Révolution est à prendre globalement comme un héritage historique, et puis ceux qui font le tri entre le bon 89 et le vilain 93. Alors vous êtes de quelle école ? Et au fond, quand je vous demandais votre héros, c'est au fond à quelle Révolution vous vous identifiez. Ou vous refusez de choisir ?
M. Lang : Si il faut choisir, je choisirais, nous sommes sur la même longueur d'ondes qu'avec Jean-Noël Jeaneney, l'Abbé Grégoire. C'est un des personnages peut-être moins connus évidemment que Robespierre ou Mirabeau ou Danton. L'Abbé Grégoire qui a été certainement l'une des figures les plus souveraines, les plus nobles de la Révolution française. C'est un homme qui s'est battu avec une grande force contre les discriminations, discriminations raciales surtout, il y a d'ailleurs un très beau texte de lui, préfacé par Robert Badinter, qui a été récemment republié et…
M. Colombani : C'est intéressant que vous le citiez parce qu'il a été évêque constitutionnel, et on dit parfois que vous avez des manières ecclésiales. Et ensuite, il a été évêque constitutionnel de Blois. Mais enfin ça on y viendra tout à l'heure…
Mme Sinclair : Et Nancy d'abord…
M. Lang : Oui, ça c'est vrai. Non mais il y a une certaine, et ce n'est pas pour cela que j'imagine mon itinéraire personnel plus modeste, est ainsi fait. Il a été effectivement député de Nancy. Il était député de Nancy lorsqu'il s'est trouvé ici signant ce serment, puis il s'est retrouvé évêque de Blois et député de Blois à l'Assemblée législative et à la convention.
M. Colombani : Alors, en un mot, qu'est-ce que vous comptez faire de ce bicentenaire ? Parce que déjà on vous accuse de le confisquer, ou de la récupérer et puis d'assimiler peut-être un peu vite la démocratie à la République, la République et le socialisme.
M. Lang : Ah, je ne crois pas qu'on puisse le dire. Je crois qu'au contraire mon désir, ce serait, je pense, que les choses se passent ainsi : que la fête du bicentenaire soit la fête du maximum de Français. On vient de dire, c'est quoi la Révolution finalement pour nous aujourd'hui ? C'est, premièrement, ce qui a été dit très justement par Alain Delon : la souveraineté populaire. La deuxième chose, c'est les droits de l'homme. Moi, je suis heureux qu'autour de ces deux thèmes forts il y ait aujourd'hui une sorte de grande union nationale.
Et c'est assez récent. Rappelons-nous des époques passées ou lointaines, par exemple il y a cinquante ans, sous le régime de Vichy, les droits de l'homme bafoués, la souveraineté du peuple mise en cause. Et bien ce qui est réjouissant, je trouve, pour nous qui vivons aujourd'hui dans cette époque, c'est que ce grand message est partagé aujourd'hui par 90 % ou 95 % des Français.
M. Colombani : Alors avant qu'Alain Delon ne nous quitte, il serait dommage de ne pas profiter de sa présence, Jack Lang, pour ne pas dire un mot de cinéma. Parce que, dans le cinéma, la crise perdure ; la fréquentation continue de chuter ; alors, j'ai envie de demander un petit peu, à Alain Delon qui a sous la main le ministre de la culture, qui est aussi le ministre du cinéma, qu'est-ce qu'il attend d'un ministre de la culture aujourd'hui ?
M. Delon : Si vous le permettez, je voudrais juste conclure mon point de vue sur la Révolution. Je crois que l'époque heureuse dans laquelle nous vivons, l'époque de liberté, liberté d'action, liberté d'expression, nous le devons aux représentants du peuple et aux personnes qui se sont trouvées dans cette salle, il y a maintenant deux cents ans bientôt. Pour le cinéma, je voudrais dire au ministre de la culture et à vous, Anne Sinclair, il n'y a pas de crise de cinéma. Je ne vois pas la crise de cinéma… Le cinéma marche très bien ; le cinéma marche très fort…
Mme Sinclair : On dit : « crise de fréquentation des salles », tout de même…
M. Delon : Non, pas du tout ! … Il y a une meilleure sélection du public vers les films qui les intéressent, c'est-à-dire que les gens vont voir moins de films, mais ils vont voir les bons films. Il y a peut-être très peu de bons films, mais il y en a et des films qui marchent, il y en a… Et si vous prenez l'année 88-89, vous avez « L'ours », « Camille Claudel »… Il est d'ailleurs plaisant que la France entière découvre le génie d'un sculpteur par l'intermédiaire d'un film… Ceci est tout de même fabuleux… Là, ce sont des films de qualité.
Si il y a crise…
Mme Sinclair : Vous ne citez pas votre film… Est-ce de la modestie ?
M. Delon : C'est de la modestie, mais en plus il n'a pas été un grand succès… Vous voyez, je suis tout à fait honnête… C'est une erreur de choix, de sujet… Je crois que la vraie crise est une crise d'auteurs et de sujets, voire une crise de producteurs, mais le cinéma marche très bien… Ce n'est pas Monsieur le ministre qui me contredira…
… Si j'avais quelque chose à demander au ministre, je lui demanderai d'intervenir, et je crois qu'il a ce pouvoir, cette puissance, autant que faire se peut, auprès des médias et des magazines ou des journaux spécialisés dans la profession, pour leur demander simplement de faire un effort envers le cinéma français, ceux qui participent au cinéma français, en étant un peu moins tournés vers l'outre-Atlantique, ne pas être colonisés de cinéma américain, essayez d'avoir cette réciprocité entre les Américains et nous-mêmes qui font une politique tout à fait d'obstruction, de protectionnisme…
Mme Sinclair : … Quand il avait dit cela, il y a quelques années, il s'était fait taper sur les doigts…
M. Delon : J'étais d'accord avec le ministre lorsqu'il s'est manifesté contre Deauville, il y a quelques années. J'ai fait exactement les mêmes réflexions… Je crois qu'il faut plus aider le cinéma français, les créateurs français et pas passer son temps à encenser les auteurs, cinéastes et voire acteurs américains qui s'en moquent et qui ne lisent pas les journaux, d'ailleurs… tout cela parce qu'il y a une espèce de gêne dans le cinéma français… On a l'impression, comme ils disent de passer de la pommade aux cinéastes français … C'est cela que je vous demanderai, Monsieur le ministre.
M. Colombani : Jack Lang, entre-temps, vous avez changé de discours et vous avez une idée sur le cinéma malgré tout ?…
M. Lang : J'ai peut-être changé de discours. Je veux dire de mots, mais ma pensée est restée inchangée…
M. Colombani : … Elle est la même que celle d'Alain Delon…
M. Lang : Elle est la même, sur ce point, que celle d'Alain Delon et peut-être évoquerons-nous tout à l'heure ce thème de la télévision… Parfois, quand on appuie sur le bouton de la télévision, on se dit, « où suis-je ? À New York ou à Paris »… J'aime beaucoup New York, mais nous sommes en France et parfois, je le dis, je ressens un peu comme une sorte d'humiliation pour les artistes, d'abord, pour nous Français, à constater que trop de chaînes choisissent la solution de facilité qui consiste à devenir des robinets à séries…
Mme Sinclair : … Parfois de bonne qualité… C'est bien souvent la qualité française qui n'est peut-être pas toujours à la hauteur, ce qui fait qu'on choisit des qualités étrangères qui marchent…
M. Lang : … Encore faut-il que la qualité française dont vous parlez soit meilleure, qu'il y ait la volonté, j'espère qu'elle va surgir maintenant, de faire un très grand effort pour justement encourager l'écriture de scenarios ou la réécriture de scenarios quand ils ne sont pas bons… pour encourager la production, prendre des risques, donner leur chance à de jeunes auteurs, à de nouveaux écrivains, à de nouveaux artistes.
Pour le cinéma, ce serait trop long comme discussion. Cela mériterait une émission spéciale… Je crois qu'Alain Delon a raison de dire qu'il ne faut pas dramatiser. Il y a encore de beaux restes… Je veux dire par là que, lorsque nous nous comparons avec l'Italie, l'Allemagne, l'Angleterre, pays dans lesquels, malheureusement, le cinéma s'est quasiment écroulé, la France demeure le premier pays cinématographique d'Europe et le deuxième du monde occidental après les États-Unis, mais il y a, je crois, des changements à apporter… Je vous invite, Alain Delon, si vous êtes libre à la fin du mois de janvier-début février, je vais essayer avec les professionnels de mettre au point une série de remèdes efficaces qui permettront d'améliorer encore notre situation cinématographique.
M. Delon : J'ai quelques idées…
Mme Sinclair : Alain Delon, on sait que vous êtes un homme de liberté… Votre discours, en effet, n'est pas du tout partisan… Vous choisissez, ici ou là, les hommes que vous aimez… On sait que vous avez soutenu Raymond Barre. On sait que vous aimez bien Jack Lang… Vous les verriez bien dans un gouvernement tous les deux. Cela vous irait bien ?… Je vous sollicite là.
M. Delon : Absolument !… Tout d'abord, ce sont tous les deux des hommes tout à fait capables… Vous voyez que je ne suis pas gêné… Moi, j'ai une préférence en ce qui concerne Monsieur Jack Lang. Je trouve que c'est un extraordinaire et un excellent ministre de la culture. Peut-être a-t-il envie de changer… peut-être aimerait-il avoir un destin plus grandiose…
M. Lang : … Je suis très heureux… surtout que, dans cette fonction, j'ai la chance de recevoir de vous des paroles aussi gentilles.
Mme Sinclair : Assez de pommade.
Merci beaucoup, Alain Delon… merci d'avoir été avec nous… Je sais que vous devriez déjà, à cette heure-ci, être à Paris… Alors, on vous relâche… Merci infiniment d'être venu ce soir… C'est très gentil à vous.
Nous allons reprendre, Jack Lang, le cours naturel de cette émission, c'est-à-dire une journée de Jack Lang et une journée de Jack Lang. Ce n'est pas très monotone. Cela ne se passe guère dans un bureau à signer du courrier ou à recevoir des visiteurs. Vous sortez de votre ministère ; vous allez sur place et notre reporter a couru derrière vous toute la journée de vendredi.
- Reportage
M. Colombani : Vous voilà de bon matin au dôme des Invalides qui est en voie de réfection. Vous inspectez les travaux de réfection de ce dôme…
M. Lang : … Le souhait du président de la République est que le 14 juillet prochain, lorsqu'il recevra le monde entier, en particulier, les chefs d'État des pays industrialisés, Paris soit peut-être la plus ville du monde. Et là, on refait, on redore le dôme des Invalides, pour la première fois, depuis cinquante ans.
Mme Sinclair : Vous voilà dans un lycée qui pratique l'enseignement des arts dramatiques… C'est une discipline reconnue, aujourd'hui, au baccalauréat dans quelques lycées de France ?…
M. Lang : Oui, voici quatre ans, j'ai souhaité introduire les arts à l'école et au lycée et c'est l'un des lycées dans lesquels nous avons fait que les enfants pourront passer un baccalauréat théâtre.
M. Colombani : Là, vous êtes en compagnie de la communauté arménienne de Paris qui a été, comme toute la Communauté arménienne, durement éprouvée par les récents événements d'Arménie…
M. Lang : … Dans le cadre de l'ensemble de la reconnaissance des cultures communautaires, nous avions, voici trois ans, soutenu un centre arménien qui marche très bien…
M. Colombani : … On découvre avec vous cet engin bizarre.
M. Lang : … C'est un autre sujet, autre thème : c'est une petite voiture qui a été conçu par deux élèves, deux jeunes qui font partie d'une école de création industrielle créée à la demande du président, voici cinq ans… L'idée était d'encourager l'imagination des jeunes pour la fabrication d'objets industriels…
Mme Sinclair : Là, c'est un repas extraordinaire… Ce n'est pas tellement parce qu'il y a Jospin, Henri Nallet ou Claude Évin, mais vous aviez convié Rebouchon et Guérard qui sont les chefs les plus prestigieux français…
M. Lang : … Cela parait un petit peu frivole, or ce sont des sujets très importants que nous abordions là… création d'une grande école nationale d'art culinaire qui permettrait de former des chefs français pour valoriser les produits agricoles français à l'extérieur…
Là, nous avons changé de ville. Nous sommes passés de Paris à Blois et je visite l'usine des chocolats Poulain…
Mme Sinclair : … À Blois, on reviendra sûrement sur la question. Vous êtes, je le rappelle, député de Blois. Blois, son chocolat, ses usines et son château, bien sûr…
M. Colombani : … Et là, vous avez une initiative originale qui consiste à faire fabriquer une maquette du château de Blois de façon à ce que de jeunes aveugles puissent se familiariser avec l'architecture du château qu'ils visiteront tout à l'heure ?…
M. Lang : Exactement !… Comme vous le constatez, par le toucher, les aveugles peuvent découvrir les formes et l'architecture du château.
Mme Sinclair : Vous voilà avec des jeunes et Jack Lang. Sans la moto et sans le rock, ce n'est pas tout à fait Jack Lang.
M. Lang : Ce sont des jeunes à Blois, dans la ZUP de Blois, qui se sont réunis à la fois pour réparer des motos et pour se retrouver autour de la musique… On leur a donné un coup de main voici quelques mois…
Mme Sinclair : … Vous avez toujours donné une place au rock… C'est sous votre ministère que le rock est entré au ministère de la culture…
M. Lang : … Ce qui n'est pas normal, c'est qu'il ait fallu attendre si longtemps pour qu'une telle musique populaire soit reconnue par l'administration…
Mme Sinclair : … Cela vous plaît visiblement… Vous êtes à deux doigts de danser…
M. Colombani : Et là, retour à l'Abbé Grégoire parce que nous voilà dans une église, mais une église dont le curé a sans doute été constitutionnaliste… Il avait sans doute prêté serment…
M. Lang : Nous sommes toujours dans le Loir-et-Cher, dans le petit village de Saint-Dié. Nous avons découvert cette inscription dans l'église… inscription révolutionnaire qui, pendant deux siècles, a été dissimulée par un tableau.
Mme Sinclair : C'est tout à fait extraordinaire !…
M. Lang : Sa découverte, aujourd'hui, est la découverte de la réconciliation de l'Église et de la Révolution.
M. Colombani : À travers ce petit film, on a un peu l'impression que votre conception de la culture est très touche-à-tout. Au fond, la culture, pour vous, est un peu le mode de vie, mais peut-on être ministre du mode de vie des Français ?…
M. Lang : Je crois que vous dites les choses assez justement. Je crois que la culture est un art de vivre, une manière d'être ensemble. C'est d'abord les grandes oeuvres… Comme vous le savez, j'ai toujours eu le souci de tenir les deux bouts de la chaîne : d'un côté, encourager la création artistique au plus haut niveau de l'exigence, à travers ces grands travaux, à travers de grands événements artistiques, à travers l'encouragement à la création, parfois le plus difficile, et l'autre bout de la chaîne, c'est introduire l'art dans la vie de chaque jour sous toutes ses formes.
Mme Sinclair : Par exemple, votre déjeuner avec les grands chefs, est-ce de l'art ?… Est-ce de la culture ?… Est-ce l'encouragement à la création ou est-ce simplement un excellent repas ?
M. Lang : C'est la fonction d'un point important.
Nous avons décidé avec les ministres présents, Monsieur Jospin, Monsieur Nallet, Monsieur Évin d'encourager la création d'une école nationale d'art culinaire qui formera des chefs qui, demain, iront prendre la tête d'établissements internationaux aux États-Unis, au Japon et ailleurs, et qui, ensuite, par la même, faciliteront l'exportation de produits français car, aujourd'hui, comme un paradoxe, dans ce pays de gastronomie, il n'y a pas d'école supérieure des grands chefs. Il faut aller en Allemagne ou en Suisse ou, parfois, ce sont des Japonais qui viennent les former en France.
Mme Sinclair : C'est un rôle économique, mais est-ce un rôle culture ?
M. Lang : C'est aussi un rôle social car une des questions abordées avec Monsieur Évin à travers la création d'une école de la cuisine de la santé. C'est comme l'on pourrait faire que les millions de repas qui sont servis dans les hôpitaux, dans les écoles, à l'armée soient, premièrement, de meilleure hygiène, de meilleure qualité et moins coûteux. C'est une question à la fois économique, sociale et culturelle.
Mme Sinclair : Il paraît que vous avez des intentions de vous occuper du sida. Or, moi, je croyais vraiment, même si c'est une très grande cause nationale, que cela relève plutôt du ministère de la santé, de toutes les instances de la santé, en quoi est-ce que cela relève de vous ?… C'est pour revenir à la question de Jean-Marie Colombani… de la conception globale que vous avez de votre ministère ?…
M. Lang : Le sida est quelque chose qui devrait relever de chacun d'entre nous mais, d'abord, au premier chef, du ministre de la santé et de la solidarité, Claude Évin, qui vous le savez accomplit un travail magnifique. Je crois que c'est la première fois que la lutte pour la prévention est réellement prise en main et très bientôt différentes mesures importantes seront annoncées.
En même temps, le sida est l'affaire de chacun d'entre nous et de chaque ministre…
Mme Sinclair : Pourquoi de vous, par exemple ?…
M. Lang : Parce que je crois que, dans les lieux culturels, là où beaucoup de jeunes se retrouvent, il est possible de façon insensible d'informer les jeunes sur des dangers qui les menacent car, aujourd'hui, ce sont les jeunes qui sont les premiers menacés de mort par cette terrible maladie. Et, avec Joëlle Kauffman que vous connaissez, nous essayons de voir comment nous pourrions, à travers les bibliothèques, centres d'art, centres de culture, mieux informer les jeunes.
Mme Sinclair : C'est-à-dire servir des lieux de culture comme lieux d'information…
M. Lang : Ce sont des lieux de contacts, de rencontres, d'échanges… alors, autant s'échanger de bonnes informations pour éviter la mort.
Mme Sinclair : Jack Lang, nous allons venir à la politique, bien sûr, avec, pour l'instant, le climat qui est dominé par ce qu'on appelle les affaires et deux affaires principalement, celle de Péchiney et celle de la Société générale qui ne sont pas de même nature.
Celle de Péchiney met en cause le délit qu'on appelle « d'initiés », c'est-à-dire ceux qui ont été au courant d'une bonne affaire à faire et qui se sont enrichis en ayant connaissance de cette affaire et la Société générale qui est un problème du dénoyautage d'une entreprise privatisée et, éventuellement, des avantages qui ont pu exister à la faveur de ce dénoyautage. Néanmoins, même si ces affaires ne sont pas similaires, il y a amalgame, aujourd'hui, dans l'esprit des gens, dans les critiques de l'opposition et dans la presse internationale, notamment la presse anglo-saxonne. N'avez-vous pas le sentiment que, finalement, vous, - quand je dis vous, c'est collectivement : le pouvoir, les socialistes, la gauche - êtes un peu entachés par cette histoire de mélange entre l'argent et le pouvoir, l'argent et la politique ?… On a vu Pierre Bérégovoy, au journal, tout à l'heure, avec Patrick Poivre-d'Arvor. C'est donc moins sur le fond de l'affaire que je vous interroge, sur ce climat du mélange de la politique et du pouvoir et de l'argent.
M. Lang : Tout à l'heure, vous avez écouté Pierre Bérégovoy. Je crois qu'il a parlé d'or et avec son coeur. Je pense que sa sincérité a frappé les Français qui l'ont écouté. Nous voulons connaître la vérité sur les questions dont vous parlez et tout est mis en oeuvre. En particulier, sur les opérations boursières, vous le savez, François Mitterrand qui est profondément, jusqu'au plus profond de lui-même, scandalisé par l'impunité des délits boursiers, a souhaité que soient mis au point, dès sa réélection, toute une série, de mécanismes pour assurer la transparence, d'abord, la nomination d'une personnalité incontestable à la tête de la commission des opérations de bourse, Monsieur Farge, qui avait été ministre de Monsieur Giscard d'Estaing, le renforcement du service d'enquête de cette commission par la nomination d'un juge et, très bientôt, un projet de loi qui dotera enfin cette commission de véritables moyens d'investigation.
M. Colombani : N'y-a-t-il pas une question d'ordre moral qui vous est posée ?… Il y a eu une conversion des socialistes à l'époque du premier septennat de François Mitterrand, conversion aux marchés et conversion, dirais-je, vers la modernisation de la bourse et le modèle n'a plus été le service public, comme il a été de tradition sous la gauche, cela a été les golden boys.
Et beaucoup de socialistes, de jeunes socialistes proches du pouvoir se sont précipités dans cette voie. Est-ce qu'aujourd'hui vous n'avez pas les effets pervers de cette conversion peut-être un peu trop rapide et une morale qui est laissée peut-être un peu en arrière ?…
M. Lang : Excusez-moi de le dire, ne confondons pas tout ! Épargnons-nous l'amalgame. D'un côté, peut-être, faut-il restaurer en France l'esprit de service public ; d'un autre côté, il faut encourager l'esprit d'entreprise, les deux vont de pair d'ailleurs. Un état qui accomplit pleinement sa mission d'intérêt général est un état qui, en même temps, peut le mieux soutenir l'esprit d'initiative des entreprises privées, mais revenons au sujet, si vous le permettez, un instant. Dans ce western dont je découvre, comme vous, chaque jour de nouveaux épisodes, un jour en Italie, un jour en Suisse, un jour aux États-Unis, aucun dirigeant de l'actuel gouvernement ne se trouve mis en cause et il y a, par conséquent, amalgame à vouloir associer le gouvernement et ce western auquel, j'en suis sûr, les membres du gouvernement sont totalement étrangers…
Mme Sinclair : Vous avez ce qu'est un climat…
M. Lang : Simplement, notre devoir est d'obtenir que les responsables et, en particulier, les juges fassent la clarté.
M. Colombani : L'autre affaire, c'est la Société générale et la Société générale est une affaire de dénoyautage. Dénoyautage parce qu'il y a eu, il y a quelques mois, des noyaux durs mis en place dans des entreprises privatisées.
Pour dénoyauter, vous devez deux solutions :
- Vous avez le marché : on a vu que cela présentait quelques inconvénients.
- Et vous avez la voie, dirais-je, autoritaire ou de décision du pouvoir.
Certains socialistes, relayés par le Parti communiste et par Georges Marchais très récemment, disent, « il faut tout simplement, pour faire la clarté, renationaliser la Société générale ». Est-ce que, vous-même, vous vous rangez parmi ceux qui considèrent qu'il faut reposer le problème des nationalisations des entreprises privatisées ?…
M. Lang : Un instant, tout de même, pour que ceux qui nous écoutent puissent suivre ce que nous disons.
D'où vient le problème ?… Le problème vient de ce qui a été entrepris par le précédent gouvernement sous le nom de privatisation et qui consistait - on a appelé cela aussi « chiraquisation » - à vendre, souvent à bas prix, à des amis du pouvoir de l'époque des entreprises nationales qui étaient le bien de l'ensemble des Français et à placer à la tête d'entreprises devenues privées des hommes de l'appareil du RPR … C'est le cas de la Société générale. À la tête de cette entreprise, se trouve un homme proche de Monsieur Chirac et je crois le beau-frère de Monsieur Balladur.
Naturellement, lorsque l'actuel gouvernement dit, « nous voulons rendre leur liberté aux entreprises », ces hommes qui tiennent ces puissances financières résistent et c'est un vrai combat qui est mené, en ce moment, pour la libération des entreprises.
Je crois que la solution qui interviendra consistera, sous la forme d'une loi, à donner aux capitaux privés les moyens juridiques d'échapper, s'ils le veulent, à la férule d'un parti qui s'est emparé des entreprises nationales privatisées.
M. Colombani : On peut naturellement contester ce que vous venez de dire et je pense qu'Édouard Balladur le fera car il n'a pas la même vision que vous des privatisations…
M. Lang : … Vous savez, ce que je dis à l'instant n'est pas très original… Raymond Barre l'a décrit avec beaucoup de précision, beaucoup de dirigeants de la droite qui n'appartiennent pas du RPR ont dénoncé ce qui a été appelé « le verrouillage d'entreprises privées de caractère nationale ».
Et plus grave encore - j'espère qu'un jour la lumière sera faite -, c'est le prix auquel les entreprises ont été vendues. J'ai calculé ces jours derniers, en additionnant les prix de faveur auxquels on a vendu cette entreprise, que c'est environ entre 15 et 20 milliards dont le trésor public a été privé, c'est-à-dire, nous, les Français. Quand je vois mon budget de la culture, chaque année 15-20 milliards, c'est le budget de la culture de deux années.
Je souhaite, puisqu'on parle de commission d'enquête, qu'éventuellement on fasse une véritable enquête sur les conditions des privatisations.
Mme Sinclair : Cela peut être un débat politique. Là, en l'occurrence, les affaires du moment, ce sont des délits… Or, ce n'est pas tout à fait de même nature… Il est naturel que vous répondiez sur ce terrain-là, mais quand on interroge les Français, aujourd'hui, ils répondent à 77 %, - vous avez vu le sondage Louis Harris -, que les affaires d'aujourd'hui, Péchiney, par exemple, sont des affaires graves…
M. Lang : … Ils ont tout à fait raison…
Mme Sinclair : … Vous répondez par un argument politique à, aujourd'hui, une affaire qui est un délit.
M. Lang : Ils ont tout à fait raison… Si ce sondage est vrai, ils ont tout à fait raison… Ce sont des affaires graves et ce qui n'est pas acceptable, c'est que l'on ait refusé d'établir une véritable transparence sur les phénomènes boursiers et sur les conditions dans lesquelles les entreprises nationales ont été privatisées.
Nous disons une seule chose : dans l'opposition comme au gouvernement, transparence… transparence… transparence… Les Français ont droit à la vérité et la vérité sera faite sur l'ensemble de ces manoeuvres financières qui souvent ont coûté cher au pays.
Mme Sinclair : On parlait de crise morale, à l'instant. N'y-a-t-il pas une crise culturelle avec ce qui se passe, en ce moment, à l'opéra Bastille ? Et pour tout dire, n'est-ce pas un formidable gâchis ? Vous aviez au fond, depuis des années, réussi à drainer l'ensemble ou la majorité de la communauté artistique française, internationale, c'était un peu votre fleuron. Et, aujourd'hui, avec cette crise de l'opéra Bastille, on a l'impression qu'un certain nombre d'artistes internationaux claquent la porte et, notamment, d'autres de votre famille, je pense notamment à Patrick Chéreau qui est extrêmement dur avec vous, qui n'a pas de mots assez durs et qui vous traite de tous les noms. Pour tout dire, n'est-ce pas là un gâchis ? … N'y-a-t-il pas une fêlure dans ce consensus artistique que vous aviez su créer avec cette histoire malheureuse ?…
M. Lang : Permettez-moi de vous dire, Anne Sinclair, que je crois qu'il est toujours là. Mais parlons de ce sujet, d'abord, pour le dédramatiser. Si vous regardiez de près l'histoire de l'opéra, en France et à l'étranger, c'est une histoire tumultueuse, orageuse… Les ouragans succèdent aux ouragans… C'est normal, l'art lyrique, les divas… Bon, cela fait partie de l'art lyrique… Ces affrontements entre hommes de talent… Cela fait partie du paysage…
Mme Sinclair : Il est rare qu'il ait été aussi public…
M. Lang : Permettez-moi de vous dire que votre mémoire est courte. Il y a eu une très grave crise qui s'est, d'ailleurs, terminée, - Dieu merci ! Ce n'est pas le cas - par mort d'homme en 1975-1976 à l'époque du gouvernement Chirac… Donc, cela fait partie de la situation habituelle, de ce qui se passe périodiquement à l'opéra qui est un lieu toujours très enfiévré…
M. Colombani : En effet, c'est un gouffre financier et des crises à répétition, mais on pensait qu'avec l'opéra Bastille, vous alliez apporter une solution au problème financier et mettre fin aux crises. Or, on s'aperçoit qu'on a une deuxième crise… Vous avez multiplié le nombre des crises finalement…
M. Lang : Puisque vous m'interrogez, ce n'est pas moi qui ai fait la crise. Ce sont les conditions dans lesquelles certaines équipes ont été désignées dans le malentendu. Lorsque j'ai été à nouveau nommé ministre de la culture, au printemps dernier, mon souci a été, en accord, avec le président de la République, de porter à la tête de l'établissement une personnalité incontestable qui puisse par ses qualités de gestionnaire et d'homme de culture assurer la conformité de ce projet qui est toujours là, de ce projet d'un opéra populaire qui, en même temps, soit respectueux des deniers publics.
Cet homme est Pierre Sergé, le créateur d'une grande entreprise internationale, l'entreprise Saint-Laurent, qui a réussi et, en même temps, un homme de culture.
C'est à lui que le gouvernement a fait confiance pour établir cet équilibre dont vous parlez et auquel je suis toujours attaché…
Mme Sinclair : Quand vous dites « équilibre », c'était éventuellement entre un grand gestionnaire comme vous dites et Daniel Barenboim qui était en place et désigné comme directeur artistique et musical par votre prédécesseur dont vous reconnaissez les actes puisque la France honore les contrats placés, malgré tout changement de gouvernement…
M. Lang : Certes !… On ne pourrait pas en dire autant du précédent gouvernement par rapport aux actes antérieurs… mais cela a toujours été mon souci, la continuité pour éviter les gâchis.
Quelle était la mission de Pierre Bergé ?… Premièrement, d'assurer le respect du projet d'origine, c'est-à-dire un théâtre populaire de haute exigence artistique. Et la deuxième mission, cela compte tout de même quand on est membre du gouvernement, quand on est comptable des deniers publics devant le pays, c'est de s'assurer que l'entreprise serait conforme aux moyens financiers de l'État… Il y a eu… Excusez-moi, je ne veux pas rentrer dans les détails. Vous interrogez les uns et les autres. Mon devoir est de veiller aux grands équilibres… Vous savez qu'au coeur de ce débat qui a opposé malheureusement des hommes qui auraient peut-être pu s'entendre, des hommes que je respecte, qui sont, pour plusieurs d'entre eux, des amis, se trouvent dans des camps opposés aujourd'hui…
Mme Sinclair : Vous n'auriez pas pu les faire s'entendre, vous… votre arbitrage, à vous ?
M. Lang : Croyez-moi, les efforts de compromis n'ont pas manqué, mais lorsque rien ne cède sur une rémunération, tout de même, disons-le, qui était prévue par l'ancien gouvernement, de 700 millions de centimes pour le directeur musical, c'est-à-dire 57 millions de centimes par mois…
Mme Sinclair : … Je crois que Daniel Barenboim a répondu… Il le fera d'ailleurs dimanche à « 7 sur 7 ». Je lui reposerai la question… Il avait accepté, dit-il, de réduire très largement son salaire. N'y-a-t-il eu qu'un débat financier ?…
M. Lang : Il y a eu d'abord un débat financier, en effet, et je considère que les débats financiers ne sont pas des débats secondaires. Je me considère comme comptable des deniers publics devant la Nation.
Déjà, dans cette affaire, le précédent gouvernement a gâché beaucoup trop d'argent, en particulier, lorsqu'il a hésité à propos de la construction de l'opéra… On connaît le chiffre… 300 millions ont été gaspillés en raison d'atermoiements et de remise en cause… Je dis de la manière la plus claire et je ne suis pas suspect de ne pas vouloir soutenir les artistes, et le budget de la culture a été revalorisé…, mais je dis aux anciens ministres ou à tel ou tel responsable que « l'État n'est pas une vache à lait »…
Mme Sinclair : … Vous le dites aussi à Patrick Chéreau ?…
M. Lang : Je le dis à chacun d'entre nous… Notre devoir vis-à-vis des Français est de gérer avec parcimonie les deniers publics. Je crois qu'on peut parfaitement concilier rigueur et imagination, imagination et rigueur.
M. Colombani : Jack Lang, question préalable comme on dit au Parlement. Vous avez souhaité tout à l'heure rassembler des hommes qui, manifestement, n'ont pas pu s'entendre. Mais est-ce que le choix de Pierre Bergé était le bon choix ?…
Cet après-midi, dans un article du Monde, François Léotard, votre prédécesseur, écrit : « On ne s'improvise pas dans la responsabilité artistique d'un équipement aussi lourd ». Pierre Bergé est un patron. Met-on un patron pour s'occuper d'artistes ?…
M. Lang : On pourrait longuement discuter… Je laisse à son auteur l'appréciation qu'il porte… À la Scala de Milan, au Covent Garden, les époques les plus brillantes, parmi les plus brillantes, sont celles au cours desquelles les gouvernements de ces pays ont confié la présidence à un industriel qui, précisément, sait ce que compter veut dire. Mais, moi, je suis confiant et je suis, par tempérament, optimiste. Une fois que les choses sont mises sur rail, il s'agit de travailler et je prends le pari avec vous que le 13 juillet prochain nous inaugurerons l'opéra Bastille…
Mme Sinclair : … Et c'est déjà un peu mal parti…
M. Lang : … Et au mois de janvier…
Mme Sinclair : … Il y avait un concert qui était prévu, vous le savez, avec Pierre Boulez, Daniel Barenboim… Vous n'avez plus de concert ; vous n'avez plus de programme le 13 juillet…
M. Lang : Je m'excuse : j'ai beaucoup de respect pour les personnes que vous citez, mais je ne sache pas que la communauté artistique internationale se limite à ces personnes et, le 13 juillet prochain, je vous invite et nous fêterons ensemble l'ouverture de cet opéra et, en janvier 90, les premiers spectacles seront, je l'espère, applaudis et applaudis chaleureusement.
Mme Sinclair : Un des débats en ce qui concerne l'opéra et on va clore là-dessus…
M. Lang : … Anne Sinclair, si je reviens sur ce point, croyez-moi, ce n'était pas facile, pour moi, d'accepter la décision qui a finalement été prise en toute autonomie par le président de l'établissement, Monsieur Pierre Bergé.
Je le répète, vous l'avez vous-même indiqué : Patrick Chéreau est un ami de longue date ; Daniel Barenboim est un homme que je respecte ; avec Pierre Boulez, nous travaillons jour après jour pour son centre de recherche musicale, mais il y a des moments dans lesquels l'intérêt public doit prévaloir sur telle ou telle amitié.
Mme Sinclair : Nous allons en terminer dans un instant sur l'opéra et, notamment, ce que vous voulez dire dans l'opéra populaire… Qu'est-ce qu'un opéra populaire ?…
On s'interrompt un instant et on se retrouve tout de suite.
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Mme Sinclair : Nous nous retrouvons dans cette salle du jeu de paume à Versailles pour poursuivre la discussion et, notamment, sur ce que veut dire un opéra populaire, car il faudrait bien comprendre. Est-ce que Don Juan - c'est la question que pose François Léotard -, est-ce qu'une oeuvre comme Don Juan n'est pas une oeuvre éminemment populaire parce que c'est une oeuvre du patrimoine lyrique extraordinaire ?…
Qu'entendez-vous par opéra populaire ?… Sont-ce des tarifs moindres ou est-ce que cela veut dire - il faut peut-être aller jusqu'au bout de la logique - des répétitions moins longues, une production à moindre coût ?… Est-ce sur la qualité que vous allez réduire les coûts et les frais ?…
M. Lang : C'est dommage, mais peut-être le ferons-nous, un jour, à la télévision, que les téléspectateurs ne puissent pas voir ce que sera cette formidable machinerie qui, précisément, a été conçue pour permettre que l'on puisse donner dans la grande salle deux à trois cents représentations par an, tout en permettant au spectacle d'être répété par ailleurs.
Qu'est-ce qu'un opéra populaire ?… J'ai envie de vous renvoyer à celui qui le premier avait imaginé ce projet : Jean Vilar.
Jean Vilar qui souhaitait qu'il y ait, à Paris, un jour, un grand temple de l'art lyrique qui puisse offrir, à des conditions acceptables, à un très large public, le meilleur du répertoire international.
Aujourd'hui, à l'opéra Garnier, en raison de l'étroitesse des locaux, l'absence de salles de répétition, on donne 100 représentations par an. C'est variable selon les données… Or, l'objectif du président, lorsqu'il a voulu cet opéra, était que cet opéra puisse fonctionner pleinement, à plein temps. Et je récuse, personnellement, cette controverse qui consisterait à rendre antinomique l'exigence de qualité et le souci de la diffusion devant un large public. Je pense que le pari peut être gagné. Dans d'autres domaines, il a été gagné… Il peut y avoir, à la fois, grande qualité artistique et satisfaction d'un immense public populaire. Mais je le répète : encore faut-il que ceux qui dirigent cette maison, ces théâtres lyriques ou non lyriques, aient précisément cette éthique qui animait Jean Vilar.
Je dirais : servir l'État, c'est un honneur… Cela, par conséquent, réclame de la part de ceux qui servent l'État, ministres, responsables d'institutions culturelles, d'être exemplaires et d'accepter éventuellement des rémunérations plus basses que celles qu'on donne dans le privé.
Rappelez-vous Gérard Philipe qui était probablement l'acteur le mieux payé de sa génération, lorsqu'il jouait au Théâtre national populaire, il acceptait une rémunération très basse parce qu'il servait la Nation. Il servait l'intérêt public… Pour moi, ce sont des mots qui ont aujourd'hui encore un sens et je voudrais qu'on le retrouve, dans ce domaine comme ailleurs, le sens de ces beaux mots de « service public », « servir le public ».
M. Colombani : Jack Lang, tout à l'heure, vous avez dit : « ce n'était pas facile pour moi d'accepter les décisions de Pierre Bergé ». Vous auriez souhaité réconcilier tout le monde.
Pierre Bergé s'occupe des opéras ; Catherine Tasca s'occupe de la télévision ; Émile Biasini s'occupe du projet de très grande bibliothèque. Que vous reste-t-il à vous ?… De votre bureau de la rue de Valois ?
M. Lang : Beaucoup de choses et, en particulier, les domaines dont chacune de ces personnes s'occupe, et je dois dire que c'est pour moi une chance extraordinaire que de pouvoir travailler avec les personnes dont vous parlez…
M. Colombani : Cela est la version idyllique… N'êtes-vous pas parfois un peu dessaisi ?…
M. Lang : … Pas du tout… C'est la version quotidienne et cette chance de former une équipe… moi, j'aime le travail d'équipe. J'aime quand on forme une équipe dans laquelle il y a le plaisir d'être ensemble, le plaisir de se battre, le plaisir de réussir, le plaisir de faire bouger les choses et, avec Catherine Tasca par exemple, j'ai le sentiment qu'on a commencé à faire bouger les choses… Dans quelques jours, sera mis en place le Conseil supérieur de l'audiovisuel. J'espère que nous serons capables, au cours de l'année 89, d'un vrai réveil de la télévision française avec un service public neuf, un service public plus rayonnant et beaucoup d'autres bonnes nouvelles pour les Français.
Mme Sinclair : Nous allons y venir à la télévision, mais restons un instant sur vous. Au fond, la question est celle-ci : est-ce que Lang numéro 2 n'a pas un peu la nostalgie de Lang numéro 1 ? Et est-ce qu'au fond, votre septennat à vous ne commence pas un petit peu comme le septennat de François Mitterrand de manière pianissimo ?…
Vous qu'on avait connu très flamboyant, n'y-a-t-il pas un peu là une mise en demi-teinte ?…
M. Lang : Vous voulez dire que je suis un peu amorti ?… Vous voulez dire que je suis un peu avachi ?
Mme Sinclair : Vous le traduisez comme cela… Libre à vous !
M. Lang : Non ! Lang 1 – Lang 2, c'est le même vin. Ce n'est pas tout à fait le même millésime… J'espère que le millésime 89 sera savoureux ?… En tout cas, pas trop amère… Disons que les premiers mois ont été des mois de travail : revoir de près les dossiers ; consulter ; rencontrer… Il y a un temps, vous savez, pour travailler, parfois dans l'ombre, et puis vient le moment des annonces… Quand vraiment les décisions sont mûres… Tout à l'heure, je l'évoquais avec Alain Delon, le 7 février prochain, un nouveau plan cinéma sera annoncé…
M. Colombani : … Sur le fond, Jack Lang, quand vous avez été, pour la première fois, ministre de la culture, vous l'avez été pendant cinq ans, vous avez fait des choses… Tout le monde le reconnaît ; Alain Delon le disait de façon un peu dithyrambique tout à l'heure.
Ensuite, est venu François Léotard qui a assez largement continué et qui a assuré une certaine continuité, qui y a ajouté le patrimoine. Aujourd'hui, on a l'impression qu'à votre tour vous assurez la continuité de François Léotard au point de privilégier la conservation à la création… C'est du moins l'impression qu'on a de l'extérieur…
M. Lang : Enfin, oui et non… Nous sommes, ici, dans un endroit que j'ai moi-même fait restaurer et le patrimoine est quelque chose que nous devons en effet de toutes nos forces préserver et défendre. Et, cette année, pour la première fois, nous avons, pour les monuments historiques, franchi le cap du milliard de francs… Un milliard deux cent millions de francs.
Résumons en quelques mots : quelle était la question posée voici quelques mois ?
D'abord, reprendre la marche en avant qui, selon moi, avait été un peu interrompue pendant deux ans et faire que, dans l'ensemble des domaines - la musique le théâtre, le cinéma, les arts plastiques -, les artistes puissent retrouver confiance, foi et enthousiasme.
Indépendamment de la continuation de ce que j'avais entrepris - je n'ai pas de raison de changer, je suis obstiné, vous le savez -, si on veut changer de politique culturelle, il faut changer la personne du titulaire et, comme cette politique se fait en plein accord spirituel avec le président de la République, je continue un peu comme le laboureur à avancer dans la direction que nous avons choisie. En même temps, je souhaiterais que l'accent soit mis, plus encore que dans le passé, sur la culture dans la vie quotidienne. C'est une de mes obsessions de cette période et je vais prendre beaucoup de mesures dans cette direction. Je voudrais qu'à tous les âges de la vie, les enfants, les jeunes, les adultes, les plus anciens puissent participer aux bienfaits de la culture, avoir droit à l'émerveillement, à la beauté… C'est ainsi, pour parler concrètement, que, pour les enfants, nous allons redoubler d'efforts avec Lionel Jospin… Tout à l'heure, vous avez vu quelques images du lycée Lamartine mais, avec le ministre de l'éducation nationale, nous sommes décidés à faire que chaque enfant français ait droit à une véritable éducation artistique… Nous allons faciliter la création de 2 000 petits lieux de spectacles et de rencontres dans les quartiers suburbains.
Puisqu'on parle rarement d'eux, sur un thème qui me paraît très important, pas seulement pour la culture mais, en général, pour la société, les plus anciens, ceux qui quittent leur métier parfois de plus en plus jeune, en pleine force de l'âge, en pleine vigueur, je crois qu'une des choses les plus choquantes de notre civilisation, c' est de voir que des millions de personnes, aujourd'hui, quittent leur métier à 55 ans, à 60 ans, avec une connaissance de la vie, une fraîcheur d'esprit extraordinaire et qu'on les laisse à l'écart. L'un de mes grands soucis serait, avec un certain nombre d'amis, de faire que tous ceux qui le souhaitent en tout cas puissent apporter leur contribution imaginative à la vie culturelle du pays.
Mme Sinclair : Vous démentez, au fond, les rumeurs qui disent que vous ne seriez pas très heureux… que d'avoir rempilé, si je puis dire et parler familièrement, ne vous aurait pas tout à fait satisfait et que vous ne seriez pas pleinement heureux… Jack Lang numéro 2 est un homme aussi heureux que Jack Lang numéro 1 ?… Pardon, de la numérotation.
M. Lang : Peut-être vais-je décevoir certains… Je suis très heureux là où je suis, accomplissant la tâche magnifique qui m'a été confiée.
M. Colombani : Vous devez parler de l'équipe tout à l'heure.
Parlons un peu de l'équipe gouvernementale. Au fond, quand on vous regarde agir, vous avez devant vous un panorama qui est sinon facile, du moins assez dégagé la croissance a repris - c'était la première fois depuis 10 ans - ; le chômage commence à reculer. L'opposition panse ses plaies : elle n'a pas encore retrouvé la vigueur qu'elle avait à un certain moment et on se demande, finalement, si votre propre ennemi ce n'est pas, d'abord, vous-mêmes, vous, les socialistes et si vous ne vous prenez pas constamment les pieds dans le tapis… une fois, dans les affaires, l'autre fois, dans l'opéra Bastille… Au point qu'on a un climat qui n'est pas très satisfaisant et au point qu'un sondage de la Sofres, tout récent, montrait, à la question de savoir si les Français étaient satisfaits de la réélection de François Mitterrand, satisfaits de François Mitterrand après sa réélection : 38 % le sont, 38 % ne le sont pas… N'est-ce pas un peu, là aussi, une occasion gâchée ?
M. Lang : Ne vivons pas à l'heure constante des sondages… Un sondage contredit l'autre et, personnellement, ayant la chance d'être plutôt bien vu des sondages, je peux en parler librement et dire qu'une politique ne se dessine pas selon les hésitations ou les caprices des sondages…
Mme Sinclair : … Cela traduit un climat tout de même. Et, à ce climat, vous y êtes sensible… Un désenchantement…
M. Lang : … Je ne le sens pas comme vous… Je sens au contraire que beaucoup de Français, d'abord, respirent mieux, sentent que notre démocratie est une démocrate plus ouverte, plus adulte. Ce qu'on a appelle « l'ouverture » a tout de même permis de changer le climat.
Voici un an, un parti au gouvernement prétendait détenir à lui seul la vérité… Aujourd'hui, nous avons souhaité qu'autour du Parti socialiste puissent s'engager, un peu partout à travers le pays, de vrais débats… au Parlement… Le Parlement qui a retrouvé sa mission et, puis, les élections municipales vont permettre…
Mme Sinclair : Un peu forcés parce que l'absence de majorité fait qu'on est un peu obligé…
M. Lang : Pas forcés… Nous avions annoncé, avant, notre volonté de réhabiliter pleinement le Parlement, de faire que le Parlement retrouve, en ce bicentenaire, le sens du débat, le sens de l'élaboration des textes. Et puis, il y a, ce que vous appelez, vous-même, Jean-Marie Colombani, la réussite du gouvernement dans beaucoup de domaines. La réussite économique est peu contestée, mais aussi celle qui est entreprise par beaucoup d'autres membres du gouvernement… Voyez, par exemple, la réussite de l'action d'un homme comme Pierre Joxe qui, à la tête du ministère de l'intérieur, a réussi à moderniser la police, à procéder aux arrestations de terroristes basques très dangereux, à transformer son ministère en ministère d'animation économique… Ce sont des choses concrètes et, vous savez, quels que soient les instituts de sondages, je crois que ce que souhaitent d'abord les citoyens français, c'est que, dans la vie de chaque jour, les choses puissent commencer à changer.
M. Colombani : Justement, Jack Lang, vous avez bien vu que nous avons eu un automne social agité, qu'il y a eu beaucoup de revendications et vous avez bien vu aussi que les Français et votre électorat ont boudé les urnes. Ne craignez-vous pas, justement, aux prochaines municipales, un même mouvement de démobilisation ?…
M. Lang : Je ne le crois pas !… Si vous permettez, je ne me risque pas souvent à faire ce genre de prévisions. Je crois d'abord qu'aux élections municipales, la participation sera très élevée car les Français se passionnent pour le choix de leur maire… La participation sera très élevée et je pressens aussi que nous réussirons à gagner quelques mairies… Quand je dis « quelques mairies », je ne veux pas aller au-delà. Je suis sûr, je pressens en tout cas que notre succès aux élections municipales sera meilleur que vous ne l'imaginez.
Mme Sinclair : Parlons, justement, de ces municipales… C'est un peu un secret de polichinelle, mais vous pourriez nous le confirmer aujourd'hui… Finalement, après toutes les discussions qu'on avait pressenties, vous n'irez probablement pas à Paris. Vous venez de faire un éloge vibrant de Pierre Joxe… On pense que c'est Pierre Joxe qui ira à Paris et, vous, vous irez à Blois… Est-ce vrai ?… Est-ce faux ?… Pouvez-vous nous le confirmer ce soir ? … Est-ce officiel ? Conduirez-vous une liste et quelle liste, d'abord ? … Sera-ce une liste d'union à Blois ?…
M. Lang : Pierre Joxe est un très grand ministre…
Mme Sinclair : … Et un très bon candidat pour Paris pour conduire la liste face à Chirac…
M. Lang : … S'il est choisi et s'il se porte candidat, il sera une remarquable tête de liste. Sa pugnacité, son intelligence…
M. Colombani : Un candidat…
M. Lang : … Un très bon candidat…
M. Colombani : Mais pas un maire car on sait bien qu'à Paris, Chirac restera maire.
M. Lang : La sociologie n'est pas facile mais, à Paris, je crois que nous pouvons marquer des points et il n'est pas impossible que nous puissions réussir à gagner trois, quatre, cinq mairies d'arrondissement.
Mme Sinclair : Il était question que vous conduisiez la liste à Paris… Cela aurait été l'occasion de marquer des points… Vous dites, au fond, à Pierre Joxe : « allez-y et, vous, marquez des points »… Pourquoi pas vous ?…
M. Lang : Pourquoi pas moi ?… Parce que le sentiment, cela existe aussi en politique… J'ai été élu à Blois deux fois. Des liens d'amitié se sont noués. Une certaine affection avec beaucoup d'habitants de cette ville… Un lien fort est né entre Blois et ma propre vie et il y a un formidable pari… un formidable pari pour moi-même, naturellement… Être le maire d'une ville comme celle-là, plus proche des habitants, essayant de résoudre sur le terrain les problèmes qui se posent… Un formidable pari pour Blois… Je souhaite donner à cette ville plus de souffle, plus de dynamisme, faire la preuve qu'on peut par des investissements économiques, par des activités nouvelles, redonner plus de souffle à une ville qui, par ailleurs, a plein de talents, plein de capacités.
Et puis, au-delà de Blois, je pense à toute une région et, en particulier, à la vallée de la Loire, au fond, pour parler vite… Mon rêve serait de faire que la vallée des rois…, j'en parle ici dans ce lieu du bicentenaire,… que la vallée des rois - Chambord, Blois, Orléans et d'autres grandes villes - devienne la vallée du futur.
Cela rejoint une préoccupation qui est la mienne car le pays de Loire, ce jardin de la France, se prête magnifiquement, à la fois, par sa douceur de vivre et par les qualités de ses habitants à ces investissements intellectuels : industrie des loisirs, industrie du tourisme, industrie de la communication, industrie de l'intelligence qui, je pense, peuvent réconcilier douceur de vivre et modernité.
M. Colombani : Jack. Lang, sur le plan politique, parfois, marche-t-on un peu sur la tête ?…
Vous appartenez à un gouvernement dont le mot d'ordre, quand il s'est installé, était l'ouverture et vous partez à Blois affronter un maire qui est tout de même un homme d'ouverture, Pierre Sudreau, si j'en juge par les bonnes relations qu'il entretient avec le président de la République, à la tête d'une liste vraisemblablement où vous serez alliés à des communistes… N'y-a-t-il pas quelque chose qui ne colle pas ?
M. Lang : Si Monsieur Pierre Sudreau est candidat, il sera candidat RPR-UDF… Mais je ne suis pas candidat contre lui. Et s'il est candidat, il ne sera pas, je crois, candidat contre moi… Je suis candidat pour Blois. Je suis candidat pour faire réussir Blois…
Mme Sinclair : … Il dirait probablement la même chose…
M. Lang : Il le dira peut-être et, ensuite, aux citoyens de choisir.
Mme Sinclair : Plus précisément êtes-vous à l'aise dans cette union municipale apparemment retrouvée sur le plan de la signature et qui bat un peu de l'aile ?… On a vu, ce soir, notamment aux informations, que cela ne va pas très bien. Cela ne va pas très fort entre les communistes et les socialistes pour, justement, la détermination de ces listes.
1. Rapidement, comment ça va ?…
2. Êtes-vous à l'aise alors que, justement, cela ne correspond plus tout à fait au climat de l'époque ? Êtes-vous à l'aise dans cette union municipale pour conserver finalement un patrimoine et des maires ?…
M. Lang : Pour l'instant, la question, pour nous, dans la plupart des villes, c'est de faire gagner des candidats socialistes à la tête des mairies.
Des discussions ont été ouvertes… Ne soyez pas angélique… C'est comme pour l'opéra ; c'est comme pour le reste… Les hommes sont les hommes et il y a des compétitions de personnes, des compétitions de pouvoir…
Mme Sinclair : … Les hommes sont les hommes et les partis sont les partis. Et là, il y a une vraie discussion pour savoir si les communistes trouvent que la place que les socialistes leur font n'est pas suffisante.
M. Lang : Un accord a été conclu… Il faut l'appliquer un peu partout à travers la France… On peut tout de même constater que le Parti socialiste et la majorité présidentielle ont accompli des pas en avant très importants… Nous souhaitons que, cas par cas, les choses puissent trouver une solution… S'il n'y a pas d'accord, les électeurs trancheront et il y aura, ici ou là, des primaires, c'est-à-dire que les socialistes seront sous leur propre couleur…
Mme Sinclair : … À Blois, cela va se passer comment ? Il y aura des primaires ou union ?…
M. Lang : Je ne sais pas encore… La question n'a pas été posée… Ce que je souhaite à Blois, c'est présenter une liste de large rassemblement en y associant des personnalités venant de divers horizons et capables de donner à cette ville le dynamisme et le souffle.
Mme Sinclair : C'est une grande année, cette année, pour le bicentenaire. C'est aussi une grande année pour l'Europe puisque, cette année, l'Espagne, en ce moment, préside la Communauté et, à partir du mois de juin, la France va prendre le relais. Nous avons, ce soir, un deuxième invité très prestigieux que nous devons remercier d'avoir fait le voyage de Madrid pour venir très spécialement dans l'émission, ce soir, il s'agit de Jorge Samprún que nous accueillons, ce soir, qui est votre homologue, qui est, aujourd'hui, ministre de la culture …
Bonsoir, Jorge Samprún…
Ministre de la culture du gouvernement de Felipe Gonzales, du roi Juan Carlos, de l'Espagne surtout… Jorge Samprún que les Français connaissent bien… D'abord, par votre parcours… Vous avez été un dirigeant du Parti communiste espagnol clandestin, dirigeant contre Franco, sous le nom de Federico Sanchez, si je ne m'abuse !…
Vous avez été connu, ici, en France, comme romancier, comme scénariste puisque vous avez écrit les scenarios de Z, de l'Aveu et, aujourd'hui, la boucle est bouclée : vous avez retrouvé votre pays, la monarchie espagnole… une monarchie constitutionnelle… la démocratie et le gouvernement de Felipe Gonzales… C'est un parcours extraordinaire celui de Jorge Samprún, je crois…
M. Lang : Formidable et, en même temps, il donne des complexes parce que, on va parler de l'Europe, mais, à lui seul, il est, du point de vue européen, un véritable idéal puisqu'il parle admirablement deux langues d'Europe, le français et l'espagnol, et nous aurions envie que tous les Européens soient capables, moi le premier, de parler merveilleusement deux langues européennes.
M. Colombani : Tous les deux, vous allez vous succéder et, tous les deux, cette année, vous avez entre vos mains l'Europe de la culture… Qu'est-ce que cette Europe de la culture dont vous avez commencé à parler ?… Sera-ce l'Europe des musées ou sera-ce un levier pour entraîner la construction et aider à la construction européenne ?
M. Samprún : Je crois que c'est plutôt cela… On va être banal, on va citer des phrases connues : l'Europe sera culturelle ou ne le sera pas… C'est-à-dire qu'il est normal que l'on ait commencé l'Europe par la communauté du charbon et de l'acier ; ensuite, par le marché unique, mais je crois que l'Europe ne serait pas l'Europe si elle n'a pas un espace culturel européen.
C'est très difficile car ce n'est pas un marché unique. L'Europe de la culture, c'est l'Europe de la diversité, c'est l'Europe de la pluralité. Donc, il faut trouver le socle commun de l'Europe… C'est un choix politique… C'est la démocratie…
Mme Sinclair : Europe du sud contre Europe du nord ou y-a-t-il vraiment un patrimoine commun aux Européens ?… Est-ce cela que vous voulez défendre ?… Ou s'agit-il d'aller au-delà et de prendre un certain nombre d'initiatives ?…
Qu'est-ce que cela veut dire : « l'Europe sera culturelle ou ne le sera pas » ?
M. Samprún : Cela veut dire qu'il y a un certain nombre de valeurs sur lesquelles l'Europe s'est construite… Ce sont des valeurs qui sont dans la tradition… Il faut faire un choix, bien sûr, car l'Europe, c'est aussi bien celle du colonialisme, celle de l'inquisition que celle des droits de l'homme… Donc, l'Europe que nous voulons faire, c'est le choix, d'abord, dans les traditions européennes et d'un certain nombre de valeurs sur lesquelles l'Europe peut s'identifier dans sa diversité.
M. Colombani : Vous avez un an devant vous. Qu'allez-vous concrètement initier cette année en Europe ?…
M. Lang : Nous avons beaucoup de projets… Nous voudrions faire que cette année franco-espagnole, à direction successive, espagnole et française, se termine par de bons résultats. Parmi les idées que nous avons avec Jorge Samprún, citons quelques cas concrets : nous avons proposé aux autres pays d'Europe que, cette année, les jeunes des différents pays d'Europe puissent retrouver, au mois de juin et de juillet, les chemins de Saint-Jacques-de-Compostelle qui sillonnent l'Europe vers la ville merveilleuse de Saint-Jacques en Espagne…
M. Samprún : … La voie lactée de Buñuel…
M. Lang : … Faire que cette Europe de la culture soit une Europe vivante : celle des jeunes, celle de la musique de même. D'ailleurs, que le 21 juin prochain, jour de la fête de la musique, sera aussi une fête mondiale de la musique, notamment, dans les grandes villes d'Europe.
Mme Sinclair : C'est-à-dire qu'en Espagne, le 21 juin sera aussi fête de la musique et dans tous les pays d'Europe, c'est ce que vous souhaitez ?…
M. Samprún : Oui…
Mme Sinclair : Il y a donc un certain nombre d'initiatives communes le même jour à la même date.
M. Lang : Autre grand projet qui, je crois, réussira, cette année, c'est la chaîne culturelle et européenne… Pour l'instant, elle est franco-allemande…
M. Samprún : … Et l'Espagne a demandé à être entière dans cette chaîne culturelle franco-allemande…
Mme Sinclair : Qu'est-ce que la chaîne culturelle ?…
M. Samprún : C'est un projet qui a été lancé au sommet franco-allemand et nous avons protesté. Nous avons dit : « pourquoi une chaîne culturelle franco-allemande ? Si nous voulons faire l'Europe, soyons au moins à trois pour commencer une chaîne culturelle »… Je ne sais pas le temps que cela va nous prendre.
Mme Sinclair : Concrètement, qu'est-ce que c'est ?…
M. Samprún : C'est une chaîne culturelle où toute l'Europe, le monde entier pourra voir des productions européennes, faites par ces trois pays-là, qui s'adresseront d'abord aux téléspectateurs européens…
Mme Sinclair : … C'est-à-dire dans le domaine de la télévision ?… Dans le domaine du cinéma ?…
M. Lang : Dans le domaine de la télévision, principalement, des programmes de télévision…
Mme Sinclair : Et, justement, vous revendiquez à faire partie… Vous dites : « c'était d'abord la France et l'Allemagne… Nous, l'Espagne, nous voulions en faire partie ». Et les autres, alors ?…
M. Samprún : Les autres peuvent venir…
M. Lang : Réussissons déjà à trois… Si on réussit à trois, d'autres seront les bienvenus.
M. Colombani : Comment les Espagnols voient-ils l'Europe et cette échéance de 92 et 93 qui, en France, est un petit peu sacralisé ?
M. Samprún : En Espagne, encore plus…
92, pour nous, est une année fétiche ou mythique car il y a la fin de la période probatoire du marché commun et, donc, le marché unique. Pour l'Espagne, est un pari qui est engagé par les socialistes de façon importante.
Nous avons l'exposition universelle de Séville, les jeux olympiques de Barcelone, Madrid, capitale culturelle de l'Europe et, en plus, le cinquième centenaire de la découverte de l'Amérique, de l'expulsion des Juifs d'Espagne… Nous avons là un comble d'activités qui sont toutes culturelles…
Mme Sinclair : De Christophe Colomb à l'Europe…
M. Samprún : Exactement.
M. Lang : Nous pouvons dire également que l'Europe, c'est-à-dire les liens entre les artistes et les pays, se construit tous les jours.
Par exemple, Jorge Samprún vient dans quelques jours inaugurer avec moi le festival d'Angoulême. Ce sont les artistes espagnols qui seront à l'honneur… Quelques jours plus tard, je vais à Madrid, invité par lui, ouvrir la foire d'art contemporain et, à cette foire, des artistes français sont à l'honneur. C'est à travers la multiplication de ces rencontres, de ces entremêlements que l'on peut créer cette âme européenne, ce sentiment européen. Je dirai une autre chose, Jorge, si tu es d'accord… Pour nous, l'Europe, c'est naturellement l'Europe de l'ouest, mais on ne peut plus être indifférent à l'idée de la construction d'une grande Europe lorsque les problèmes politiques qui séparent l'est et l'ouest seront résolus…
Mme Sinclair : C'est intéressant d'avoir votre avis, Jorge Samprún, partagez-vous cette analyse ?…
M. Samprún : Nous avons parlé de cela à Athènes, lors du dernier conseil des ministres de la culture européen et nous avons établi très clairement que, quand on parle de l'ouverture, il faut renverser… C'est l'est qui s'ouvre à l'Europe… L'Europe de l'ouest n'a pas à s'ouvrir : elle est démocratique ; elle est ouverte par définition…
Mme Sinclair : On connaît votre vigilance vis-à-vis de ce qui se passe à l'est, vous l'avez assez dit et écrit…
M. Samprún : Elle est toujours aussi grande, mais il est évident qu'il faut exporter les idées démocratiques. Il faut essayer de jouer le jeu d'une circulation d'idées… Il ne s'agit pas d'appuyer aveuglément des choses, mais il s'agit d'essayer de faire le pari… Finalement, l'Europe a été, à une époque donnée, de Saint-Pétersbourg à Vienne et à Paris, une Europe culturellement identique, unie… Pourquoi est-ce que cela ne reviendrait pas ?…
M. Colombani : Justement, l'un et l'autre, êtes-vous prêts à abdiquer, l'un le nationalisme espagnol, l'autre le nationalisme français, au profit de ce qui deviendrait un nationalisme européen ou pensez-vous que les choses se présentent différemment ?…
Mme Sinclair : Vous allez dire « oui », mais répondez honnêtement.
M. Samprún : Je ne vais pas dire « oui ». C'est le projet… C'est la tentative… Le nationalisme, je veux parler, pour moi Espagnol, est très fort… Il est fort même à l'intérieur de l'Espagne parce qu'il faut qu'il s'habitue peu à peu à admettre l'existence des autonomies, des régions et des nationalités autonomes à leur gouvernement… Il est très fort… Il a été habitué, par une langue qui est parlée dans le monde entier, à une espèce d'impérialisme du langage… C'est vrai qu'il existe très fortement… Mais c'est vrai aussi que le projet de gouvernement actuel est un projet qui admet tous les risques de la supranationalité dans beaucoup de domaines. Ceci est le pari de l'Espagne qui est un pari très fort, qui est un pari qui va à l'encontre d'une longue tradition anti-européenne car l'Europe était l'enfer des idées démocratiques et progressistes pour l'Espagne traditionnelle et obscurantiste.
M. Lang : Il faut dire, d'ailleurs, que l'Espagne apporte à l'Europe aujourd'hui une fraîcheur d'esprit, une jeunesse d'esprit, une impétuosité, une énergie communicative.
Je crois que l'Espagne nous a apporté un extraordinaire sang neuf et pour dire encore deux mots sur la grande Europe, l'Europe à l'échelle du continent… Nous aurons réussi notre pari le jour où, - c'est un rêve encore - le conseil de l'Europe qui réunit seulement des pays de l'ouest à Strasbourg s'ouvrait aux pays de l'est… Cela supposerait, évidemment, dans l'intervalle, les droits de l'homme et l'acceptation de la charte européenne des droits de l'homme, mais ce serait pour Strasbourg une extraordinaire vocation que de devenir le siège de la première organisation culturelle à l'échelle de tout le continent européen.
M. Samprún : L'Europe sera l'Europe le jour où Kolakovski, qui est exilé de Pologne à Oxford, pourra de nouveau enseigner à Varsovie, même s'il ne reste pas et s'il préfère continuer à vivre à Oxford… le jour où Browski, qui est exilé de Léningrad et qui est aujourd'hui aux États-Unis, pourra revenir donner des cours de création poétique à Léningrad, la ville de sa jeunesse… Ce jour-là, nous pourrons dire que nous fait un pas… Jusque-là, bien entendu, il faut voir les choses avec prudence.
Mme Sinclair : Un dernier mot : Jack Lang, tout à l'heure, nous donnait sa conception de la culture qui est au fond, en effet, la culture dans la vie, le mode de vie, avez-vous la même conception ?… Et est-ce que votre action en Espagne est du même ordre, c'est-à-dire que la culture doit s'intéresser à tout et pas seulement à la conservation du patrimoine, à un certain nombre d' initiatives, mais entre dans toutes les façons de vivre des Espagnols ?…
M. Samprún : Bien sûr, je partage ce point-de-vue.
Mon ministère n'a pas les mêmes capacités que le sien. Par exemple, il ne s'occupe pas de communication, hélas !…
Mme Sinclair : Jack Lang a connu ce regret aussi autrefois…
M. Samprún : Mais les problèmes sont très similaires… Le point de vue est assez comparable…
Mme Sinclair : Merci beaucoup, Jorge Samprún, d'être venu spécialement pour nous… Je sais que, demain matin, il y a conseil des ministres. En Espagne, c'est le vendredi matin… Donc, il faut que vous repartiez tout de suite pour Madrid… Merci infiniment d'être venu nous apporter votre autorité, votre histoire, votre présence.
Merci mille fois à vous.
Jack Lang, il est l'heure de retrouver notre invité surprise qui va reprendre un certain nombre de choses que vous avez dites et qui va sûrement vouloir intervenir. On l'a vu de dos depuis le début de cette émission. Il est dans notre studio de la rue Cognacq-Jay. Le voilà de dos, voulez-vous avoir la gentillesse de vous retourner.
Philippe de Villiers, bonsoir.
Vous avez été secrétaire d'État à la culture du gouvernement Chirac. Aujourd'hui, vous êtes député et président du conseil général de la Vendée… Sur la culture, vous allez sûrement avoir un certain nombre de choses à dire, mais peut-être sur le bicentenaire d'abord, parce qu'on sait ce que vous avez fait en Vendée. On sait ce que vous avez fait, votre fief, n'est-ce pas au premier Chouan de France que je m'adresse ?… Avez-vous, au fond, sur le bicentenaire la même conception très républicaine sur laquelle nous sommes tous d'accord aujourd'hui ?…
M. de Villiers : Je voudrais, d'abord, si vous le permettez, dire un mot à Monsieur le ministre du bicentenaire et de la culture sur l'Europe et saluer Monsieur Samprún dont je suis un lecteur fidèle qui a dit tout à l'heure une chose très importante, reprise d'ailleurs très judicieusement par Jack Lang.
On parle, à droite, à gauche, de l'Europe des marchandises. On en parle trop… On doit parler beaucoup plus de l'Europe de la ferveur, de l'Europe de la culture, c'est-à-dire de l'Europe de la liberté. Le marché unique, c'est le marché unique de la liberté et, au moment où François Mitterrand revient de sa visite en Bulgarie, des artistes bulgares sont emprisonnés et se voient confisquer leurs poèmes, leurs oeuvres.
Tout à l'heure, il y a quelques heures, par le fait du hasard, je me voyais remettre, destiné à vous, Monsieur Lang, un cri, un appel au secours de grands artistes roumains qui assistent impuissants à la destruction du coeur historique de Bucarest, avec des maisons, des églises, des monuments du XVIe siècle et à la déportation des artistes. C'est-à-dire à la destruction d'un patrimoine qui est le leur, qui est le patrimoine d'un peuple qui est, quelque part, le patrimoine commun de l'humanité.
Au moment où je vous ai entendu avec lyrisme dire votre attachement, votre affection aux Blésois, je voudrais vous poser la question : vous qui êtes sur le point de conclure une alliance avec les communistes à Blois, pouvez-vous ce soir protester très officiellement, répondre à ce cri du coeur qui est un appel au secours et faire en sorte que les atteintes qui sont intolérables aux droits de l'homme, c'est-à-dire à la liberté de créer dans les pays communistes de cette Europe qui nous manque. Vous l'avez dit très justement, tout à l'heure, de cette Europe qui nous regarde : pouvez-vous faire en sorte que ces atteintes cessent le plus vite possible ?… Vous en avez le moyen et le pays attend cette protection, vous qui êtes le ministre du bicentenaire des droits de l'homme ?…
M. Lang : Tout d'abord, je salue Monsieur de Villiers, le président du conseil général de la Vendée, Monsieur l'ancien ministre de la culture et je réponds à sa question.
Tout d'abord, je ne peux pas mêler une affaire de politique électorale avec la question si importante qu'il soulève. Rien ne peut me faire changer d'avis lorsqu'il s'agit d'arts, d'artistes, de liberté et de création, pas même une alliance électorale… Sur ce point, ma conviction, (...) ce qui se passe, en Roumanie, aujourd'hui, (...) la destruction d'un patrimoine énorme pour permettre (...) construire, selon ses vues, une cité nouvelle, des (...), c'est intolérable dans un pays où, à l'heure (...) meurt de froid, on meurt de faim.
Moi-même, lorsque j'étais déjà au gouvernement antérieurement, j'ai accueilli à Paris toute une série d'artistes roumains. Je leur ai offert des moyens de vie et nous avons accordé à certains la nationalité dans ce beau combat pour la liberté et les droits de l'homme. Je crois que nous ne sommes pas de trop, les uns et les autres, à liguer nos efforts pour qu'un jour la liberté puisse surgir en Roumanie.
M. Colombani : Philippe de Villiers, vous allez sans doute réinterpeller le ministre… Anne Sinclair vous a décerné tout à l'heure le titre de premier Chouan de France…
M. de Villiers : Je ne voudrais pas corriger Anne Sinclair, mais la chouannerie, c'est un peu plus tard et c'est la Bretagne… Je voudrais dire à Monsieur le ministre de la culture, de la communication, du bicentenaire et des grands travaux que j'ai mieux compris, en l'écoutant, son projet pour la cuisine que sa politique culturelle et je voudrais lui reparler, un instant, de la Bastille pour lui poser deux questions qui me paraissent essentielles. Lorsque François Léotard est arrivé, il a repris le projet qui était le vôtre, n'y revenons pas, et comme il l'a dit très justement, cet après-midi, il s'inquiète à propos de deux questions qui sont essentielles et que vous avez abordées tout à l'heure.
Première question : la communauté artistique internationale, Barenboim, Karajan, excusez du peu, se détournent de la France. Imaginons, puisque vous êtes à Versailles, que Louis XIV se fâche avec Molière, Lulli, Racine, Mansard et les autres… Comment renouer les fils ?… C'est ma première question car c'est important pour vous, c'est important pour nous, pour la France.
Deuxième question : comment faire que ce gouffre financier, au niveau du coût de fonctionnement, de ce que sera le fonctionnement de l'opéra Bastille, comment faire pour éviter qu'il n'engloutisse tout l'argent que l'État consacre, c'est-à-dire que les contribuables consacrent à tous les conservatoires, les institutions musicales de province, dans ce que sera l'Europe de la culture, c'est-à-dire l'Europe des régions… une Europe qui doit être forte avec des petits Mozart qui, chez nous, dans toutes nos provinces, s'épanouissent et apprennent la musique pour ne prendre que cet exemple ?…
M. Lang : Sur l'aspect financier, je me suis exprimé précisément… Si douloureuse qu'elle soit, la mesure qui a été prise est un coup d'arrêt à la dérive financière, à l'inflation. Et je crois que la mesure courageuse qui a été prise permet d'éviter que ce bateau ivre qui nous aurait coûté très cher puisse être enserré dans des règles aujourd'hui très strictes… Et je répète, pour moi, rigueur et imagination doivent être conjuguées et je veillerai personnellement au respect scrupuleux des enveloppes budgétaires.
Ce que disait Philippe de Villiers sur l'Europe des régions, c'est que la vraie Europe d'aujourd'hui, l'Europe vivante, c'est plutôt l'Europe des artistes, des intellectuels, des créateurs, des universitaires, comme nous l'avons indiqué avec Samprún tout à l'heure, va dans ce sens. Mais il y a encore beaucoup d'initiatives à prendre pour que cette Europe de l'art et de la culture soit une Europe quotidienne.
M. de Villiers : Je voudrais, à Monsieur Jack Lang qui ne sera pas étonné, moi qui suis Vendéen comme il s'apprête à devenir Blésois, lui poser une question sur la Vendée qui est la suivante. Je crois qu'elle nous permettra d'être d'accord, je le souhaite de tout mon coeur.
En mars 1793, une insurrection populaire spontanée, au nom de la liberté de conscience qui est la plus précieuse de toutes les libertés et s'appuyant sur l'article 35 de la déclaration des droits de l'homme, s'est organisée et après la défaite, la guerre civile étant finie, la convention, en décembre 1974, a voté, ordonné et fait exécuter un plan : dénomination physique de la population civile… - on ne le sait pas, on le sait peu… les historiens en parlent -… pour dire qu'au fond ce que le droit international a qualifié, au procès de Nuremberg, de crime contre l'humanité trouve là son application. Ce qu'on ne sait pas, c'est que les Vendéens se sont révoltés au nom de la liberté de conscience et au nom de la déclaration des droits de l'homme ayant suivi le premier mouvement que vous avez souligné tout à l'heure et que vous avez salué là où vous êtes au jeu de paume.
Ma question est la suivante : vous avez parlé de la fête, Monsieur Jack Lang. Je sais comme vous faire la fête, mais je crois que pour qu'une fête soit juste, il faut qu'elle soit vraie. Peut-on s'accorder, ce soir, ensemble, pour dire qu'il faut que ce bicentenaire soit l'occasion d'un moment de fête, c'est-à-dire de célébration de la déclaration des droits de l'homme qui est un texte inaugural en même temps qu'elle est sortie des entrailles d'un vieux pays…, célébration des droits de l'homme qui a fait le tour du monde et qui est le legs que la France a donné à l'humanité, message d'espoir encore aujourd'hui, notamment dans les pays communistes et, puis, moment de vérité… pas du tout pour le plaisir de se repaître dans une plage de sang, mais pour démonter les mécanismes de ce qu'a été cette machine infernale de la terreur révolutionnaire… Je dis bien de la terreur révolutionnaire… parce qu'ensuite Lénine, Pol Pot et tous les régimes totalitaires se sont inspirés de ces mécanismes, c'est-à-dire le recommencement absolu, l'idée qu'il faut faire un peuple nouveau. Pour cela, il faut tuer l'ancien. Cela, aujourd'hui, en 1989, il faut dire la vérité parce que la vérité est le premier des droits… Monsieur Lang, vous le savez, c'est l'oubli qui a servi et c'est la mémoire qui libère, moment de fête, mais aussi j'aimerais vous l'entendre dire, moment de vérité pour un pays qui est un pays adulte et que le monde entier regarde comme étant la boussole de la liberté…
Mme Sinclair : Jack Lang, sur la Vendée, sur la terreur, sur la mémoire, sur les oublis, quelquefois d'une certaine histoire…
M. Lang : Grâce aux hommes qui, ici, le 20 juin 89, ont exprimé la volonté populaire et ont dit « non à l'arbitraire », grâce à ces hommes et à d'autres qui ont conduit la Révolution, nous sommes aujourd'hui un pays de liberté… La liberté, cela veut dire la liberté pour chacun sur ces événements eux-mêmes de porter l'appréciation, le jugement qui est le sien et, dieu merci, nous sommes un pays où les recherches historiques, les confrontations d'idées, Monsieur de Villiers se font avec beaucoup de talents et beaucoup de moyens aussi dans les universités.
Je ne veux pas sur ce sujet proférer un jugement sur les événements dont vous me parlez, distribuer des bons ou des mauvais points. Ce serait de ma part être très léger que de vouloir sur cette question dont je ne connais pas l'ensemble, pouvoir avec vous dialoguer sérieusement. Je serais très heureux de pouvoir avec vous, avec d'autres sur ces sujets pouvoir confronter les opinions des historiens… Mais c'est la fête du bicentenaire. C'est la fête de la liberté. C'est la fête de la Révolution… Je n'ai pas envie pour l'heure de réveiller des blessures qui, naturellement, doivent être étudiées par les historiens, par les spécialistes ou par ceux qui sont passionnés par ces questions.
Ce qui m'intéresse, aujourd'hui, et passionnément, c'est que l'ensemble de notre communauté nationale puisse célébrer les deux choses sur lesquelles nous sommes aujourd'hui d'accord, quelles que soient nos origines, quelles que soient nos philosophies, quelles que soient nos histoires respectives : la souveraineté populaire, les droits de l'homme.
M. de Villiers : Je dis à Monsieur Jack Lang, ministre du bicentenaire et bientôt de l'être suprême, parce que j'ai cru comprendre qu'il avait un accord spirituel avec le président de la République, que vous ne pouvez pas, et vous le savez très bien, car au fond de vous-même, vous avez assez de culture, vous êtes un agrégé de droit pour ne pas le savoir très bien… vous ne pouvez pas traiter la terreur et la Vendée comme un point de détail de l'histoire de la Révolution…
Mme Sinclair : … Ah, l'assimilation du point de détail est une assimilation dangereuse. La question de Philippe de Villiers ne peut pas être complétée dans le sens où la France est facilement fautive d'avoir eu des trous de mémoire et c'est vrai que, longtemps, elle a eu des trous de mémoire sur la Révolution. Elle en a eu plus récemment ou sur la guerre de 40 ou sur la guerre d'Algérie.
Êtes-vous prêt à prendre en compte l'ensemble ?
M. Lang : Naturellement… Vous avez raison de le dire : il y a beaucoup de sujets sur lesquels la mémoire disparaît, sur la dernière guerre, sur la guerre d'Algérie, mais il y a l'oeuvre des historiens. Je ne suis pas spécialiste d'Histoire. Ce n'est pas mon métier, mais il y a l'oeuvre des scientifiques… Qu'elle se donne libre cours. Moi, je n'ai qu'une responsabilité : c'est de faciliter colloques, rencontres, confrontations, fêtes tout au long de l'année 1989 et j'aimerais que, pour le prochain rendez-vous, le 21 mars prochain, dans toute la France, nous allons planter des arbres de la liberté. J'aimerais que ce soit la liberté pour tous ceux qui habitent ce pays, éventuellement, de ne pas penser la même chose…
M. de Villiers : Êtes-vous d'accord pour qu'à la télévision française, sur l'une des chaînes, pourquoi pas sur TF1, si Anne Sinclair ou Jean-Marie Colombani en sont d'accord, nous ayons un grand débat d'hommes politiques car nous ne sommes pas des historiens, mais nous ne sommes pas innocents - l'histoire n'est pas innocente ; nous sommes des hommes politiques ; nous connaissons notre histoire - avoir un grand débat de réconciliation pour que les jeunes générations aient une vision sereine et réconciliée de notre histoire qui est l'histoire d'un vieux pays qui est le plus vieux pays d'Europe et qui est donc regardé comme l'exemple d'un pays qui est une vieille marqueterie de traditions qui se croisent et qui s'entrecroisent…
Mme Sinclair : Jack Lang va donner son avis, mais nous sommes une chaîne privée, je le rappelle. Donc le ministre n'a strictement rien à dire sur le programme de TF1.
M. Colombani : Il nous faut terminer cette émission et remercier Philippe de Villiers.
M. Lang : Transmettons à TF1 et Antenne 2 la proposition de Monsieur de Villiers.
M. Colombani : Merci. Philippe de Villiers d'avoir été des nôtres ce soir et d'avoir interpellé Jack Lang.
Jack Lang, il nous faut terminer cette émission qui a touché à sa fin. Juste un mot de télévision, vous évoquiez le CSA, le Conseil supérieur de l'audiovisuel. On avait de grandes ambitions pour cette institution. On pensait même l'inscrire dans la Constitution, puis on a dû l'adopter difficilement à l'Assemblée nationale. Aurez-vous les moyens d'éviter les dérives du passé et de faire en sorte que cette fois l'institution soit incontestable ?…
M. Lang : Je le souhaite, je l'espère, j'en suis sûr… J'ai parlé tout à l'heure de l'Abbé Grégoire. Il y a cette formule très belle le concernant. Il disait : « je suis comme le granit, on peut me briser, on ne peut pas me faire plier »… J'espère que les membres du futur conseil seront de granit et qu'ils auront du caractère, de l'enthousiasme et qu'ils seront capables de faire que les téléspectateurs aient droit à une bonne télévision…
M. Colombani : Ce qui suppose un choix non partisan de personnalités non partisanes. Vous êtes d'accord ?…
M. Lang : Naturellement, et je crois que le choix sera fait par les autorités qui en ont la charge dans le seul souci de servir la télévision des Français. Pour clore cette conservation, puisque tout du long des mois, des semaines, la question est posée de savoir quelle est la grande orientation qui nous anime, je dirai très franchement que la chose qui, pour les dirigeants du pays comme pour les dirigeants des entreprises, pour tous ceux qui ont une responsabilité, la seule question qui se pose : « qu'est-ce que j'ai fait ? Qu'est-ce que je peux faire pour que chaque citoyen puisse apporter dans sa vie le meilleur de lui-même ? »… Si vous m'interrogez sur ce qu'est cette grande orientation…
Mme Sinclair : Votre grand dessein…
M. Lang : Le grand dessein est que l'idéal qui anime les dirigeants de l'État rejoigne l'idéal des citoyens. Et l'idéal de chaque Français, je crois, c'est : « qu'est-ce que je peux faire moi-même pour apporter à la société par mon travail, par mon imagination, par mon talent le meilleur de moi-même ? » Le rôle de l'État ou le rôle d'une Commune, c'est de donner les moyens pour que le meilleur d'un enfant soit mis à jour, pour que le meilleur d'un travailleur soit mis à la disposition de la société, pour que le meilleur d'un chef d'entreprise puisse servir la collectivité nationale et je trouve que nous sommes encore loin du but les uns et les autres… pour que les trésors enfouis d'imagination, de dévouement puissent être pleinement utilisés…
Mme Sinclair : C'est une société un peu idéale…
M. Lang : Oui, mais il faut un idéal pour avancer… et je souhaite que l'État soit en quelque sorte le libérateur des énergies comme doit l'être une entreprise, comme doit l'être une commune, comme doit l'être chacun qui a une responsabilité… : libérer les énergies et les talents.
Mme Sinclair : … Pas pourvoir au bonheur des citoyens ?…
M. Lang : Que chacun puisse trouver son propre destin.
Mme Sinclair : Merci Jack Lang d'avoir participé à cette émission dans ce lieu magique qui est la salle du jeu de paume, ce « Questions à domicile » en direct, avec Alain Delon et Jorge Samprún qui sont venus nous rejoindre.
Merci à vous, Jack Lang.
Jeudi 16 février, prochain rendez-vous de « Questions à domicile » avec Pierre Méhaignerie et ses amis centristes. Nous serons au domicile de Pierre Méhaignerie à Vitré en Ille-et-Vilaine.
M. Colombani : Comme de coutume, nous nous quittons en musique avec une musique que vous avez choisie vous-même, c'est une chanson de Maxime Le Forestier qui s'appelle « né quelque part »… Pourquoi avez-vous choisi Maxime Le Forestier, Jack Lang ?…
M. Lang : Ce n'est pas sans rapport avec le lieu où nous sommes… « né quelque part »… né … quelque part … Les hommes sont nés libres et égaux, naturellement. Cela n'a pas été proclamé, ici, le 20 juin. Ce sera proclamé le 26 août, fête de droits de l'homme et, par conséquent, cette chanson de Le Forestier est un merveilleux hommage à cette déclaration des droits de l'homme.
M. Colombani : On se quitte donc avec Maxime Le Forestier.
M. Lang. Bonsoir.