Texte intégral
Philippe Séguin monte en ligne…
"Il n'y aura jamais 500 000 créations de postes"
Paris-Match : Affirmer que l'aide à l'embauche des jeunes ne pourrait permettre au mieux que de donner du travail à 10 000 ou 15 000 personnes, n'est-ce pas un peu noircir le tableau ?
Philippe Séguin : Je crois que, dans les circonstances présentes, on doit la vérité aux Français. On le doit aux jeunes comme aux autres. Il m'était difficile de laisser dire par un haut fonctionnaire, sur les médias, qu'une mesure ciblée d'allègement des coûts salariaux allait suffire à créer 500 000 emplois – affirmation dont je me réjouis qu'elle n'ait pas été reprise par le gouvernement.
Paris-Match : Pourquoi ?
Philippe Séguin : L'expérience du plan pour l'emploi des jeunes de 1986-1987 est là pour nous le rappeler : l'effet en termes de création nette d'emploi de ce genre de mesures est souvent marginal car on subventionne forcément – pour l'essentiel – des embauches qui auraient eu lieu de toute façon, et on risque des effets de substitution entre salariés. Il y aura donc peut-être, dans la meilleure des hypothèses, 500 000 jeunes concernés par le dispositif de M. Bon, mais en aucun cas 500 000 créations de postes.
Paris-Match : Quelle erreur majeure a, selon vous, été commise à propos du CIP ?
Philippe Séguin : Toute une génération a été convaincue qu'un Smic-jeunes était institué. C'est doublement regrettable. D'abord parce qu'il n'a jamais été refusé par quiconque qu'un jeune recevant une formation dans une entreprise puisse être payé, provisoirement, à un niveau inférieur à celui du travailleur qualifié. Tout le problème est venu de l'absence de garantie de la réalité de ladite formation. Ensuite, parce que l'Assemblée nationale, sa Commission des affaires sociales, avaient vu le risque et opportunément modifié le texte. Le gouvernement a fait supprimer l'amendement de l'Assemblée et celle-ci a eu le tort de s'y résigner. Que de déconvenues auraient pourtant été ainsi évitées !
Paris-Match : Que préconisez-vous dans l'immédiat pour lutter contre le chômage des jeunes ?
Philippe Séguin : Le retrait du CIP ne règle en rien la crise du marché du travail. Contrairement au discours à la mode, que je qualifierais de "jeunisme", je tiens à rappeler cette évidence qu'il n'existe pas de problème spécifique de chômage des jeunes, des femmes, des plus ou moins de 50 ans, ou que sais-je encore. Le seul vrai problème est celui du chômage dans son ensemble et des réformes structurelles qu'il appelle, afin qu'un système économique qui n'est plus capable d'assurer le plein emploi permette du moins à chacun d'exercer une activité utile à la société. D'où la nécessité d'affecter à la création d'activités nouvelles, notamment les emplois de service et de proximité, les dépenses passives qui servent aujourd'hui à l'indemnisation du chômage et au RMI. Mais sans doute un tel bouleversement ne pourra-t-il être envisagé qu'à l'occasion de la campagne présidentielle.
Paris-Match : Existe-t-il une incompréhension totale entre la jeunesse et les dirigeants politiques ?
Philippe Séguin : Le malentendu le plus grave réside dans le contraste entre, d'une part, l'ampleur du fléau qu'est le chômage et qui menace l'ensemble des équilibres de notre société, d'autre part, la perception fausse qu'en ont les élites de ce pays, en particulier les technostructures. Depuis de très nombreuses années, en matière de chômage, dans toute l'Europe, nous évoluons ainsi entre l'illusion et la lâcheté.
Paris-Match : Redoutez-vous une explosion sociale ?
Philippe Séguin : Je ne redoute pas la catastrophe ; je la constate depuis bien longtemps. Elle est permanente et possède déjà un nom : l'exclusion. Il s'agit en l'occurrence plus d'une explosion. Même s'il y a eu des manifestations de violence (Air France, marins pêcheurs…) les symptômes sont ailleurs : c'est tout notre tissu social qui se défait. Quelques six millions de personnes, le quart de la population active, se trouvent écartées du marché du travail, alors que le travail est non seulement une source de revenus mais surtout un facteur de dignité. Cette situation a des effets induits qui l'aggravent : crise de l'école, banlieues, démocratisation, etc.
Paris-Match : Vous avez souhaité que le Parlement exerce un contrôle plus efficace sur l'action du gouvernement. Vouliez-vous dire qu'elle n'est pour l'instant pas très convaincante ?
Philippe Séguin : Ce qui fait une démocratie, c'est la réalité des pouvoirs qui sont donnés à ce Parlement et, notamment, sa capacité à contrôler l'exécutif. Le gouvernement doit comprendre qu'il dispose actuellement de 480 députés qui ne veulent que du bien, qui passent plusieurs jours par semaine sur le terrain à l'écoute des Français, et dont l'opinion me semble être au moins aussi fondée que celle d'une poignée de technocrates dont l'horizon s'arrête à la vision de périphérique.
Paris-Match : Le gouvernement ne travaillerait-il pas plus sereinement si on ne prêtait, à tort ou à raison, des ambitions présidentielles à Balladur ?
Philippe Séguin : Édouard Balladur lui-même a écrit dans "Le Monde", en juin 1990, qu'un Premier ministre qui déclarerait publiquement, dès le départ, refuser d'être candidat à l'élection présidentielle, y gagnerait en efficacité et en autorité. Comme vous le savez, on cherche souvent à m'opposer de manière artificielle à l'actuel Premier ministre. Eh bien ! Je me garderai d'autant plus de m'inscrire en faux contre son analyse.
Paris-Match : Votre candidat pour 95 est toujours Chirac ?
Philippe Séguin : Il ne vous aura pas échappé que le problème est moins celui des candidats, pour lequel il y a pléthore, que celui des projets présidentiels, pour lequel il y a plutôt encore pénurie. L'élection présidentielle doit être l'occasion d'un nouvel élan, et ce nouvel élan ne peut être fondé que sur un projet. Le choix des Français devra donc se faire sur la qualité de l'homme mais aussi sur sa capacité à apporter des réponses nouvelles aux grands défis de l'heure que sont la lutte contre le chômage, la relance de l'Europe, l'unification du continent européen, le retour à un processus de progrès.
14 avril 1994
Paris-Match
… Michel Bon, patron de l'ANPE, lui répond
"Plusieurs centaines de milliers de jeunes en bénéficieront"
Paris-Match : Vous venez de créer une prime de 1 000 francs par mois pour qui embauche un jeune (2 000 francs pour ceux qui le font avant le 1er octobre). Or Philippe Séguin prétend que les 6 milliards qu'elle coûtera serviront à peine à créer 10 000 emplois. Vous, vous parlez de 500 000… Où est la vérité ?
Philippe Séguin : Cette mesure bénéficiera sûrement à plusieurs centaines de milliers de jeunes. Combien d'emplois nets seront ainsi créés, bien malin qui pourrait le dire : cela va dépendre des chefs d'entreprise qui, grâce à cette aide, embaucheront plus vite qu'ils ne l'auraient fait. Ce qui est sûr, c'est qu'elle pèse sur les jeunes.
Paris-Match : Vous avez bouclé votre affaire en quatre jours. Comment avez-vous pu aller si vite ?
Philippe Séguin : Tous mes interlocuteurs ont insisté sur l'urgence. J'ai commencé à le voir lundi à 14 heures pour terminer le lendemain à 23 heures ma quatorzième rencontre : six organisations étudiantes, cinq syndicales, trois patronales. Dès le mercredi, j'ai pu ainsi faire mon compte-rendu au Premier ministre.
Paris-Match : Et jeudi le CIP était enterré. Qu'est-ce qui vous a marqué le plus dans vos consultations marathons ?
Philippe Séguin : L'étonnante convergence des opinions en présence. Tout le monde m'a dit : "Faites vite, faites simple". Chacun faisait preuve d'un grand sens des responsabilités et voulait arrêter ces manifestations qui dégénéraient. J'ai rencontré un réel désir de trouver une formule qui permette de stabiliser le premier emploi, pour donner une vraie expérience professionnelle aux jeunes.
Paris-Match : Et ces leaders du troisième type, tous ces étudiants âgés de 18 à 30 ans, comment les avez-vous trouvés ?
Philippe Séguin : Formidables ! Que ce soient des "pros", comme Campinchi de l'UNEF-l.d. ; ou Bob Injey de l'UNEF, ou des "nouveaux", qui émergeaient à travers les "coordinations". On ne devient pas leader des étudiants ou des lycéens à 20 ans et moins si on est comme tout le monde.
Paris-Match : On va subventionner l'emploi des jeunes. Cela ne risque-t-il pas d'être au détriment des salariés plus âgés ? Prenez un jeune, empochez la prime et licenciez un vieux !
Philippe Séguin : Le montant de l'aide a été calculé pour qu'un licenciement coûte toujours plus cher que la prime. Et les entreprises qui procèdent à des licenciements économiques n'y auront pas droit.
Paris-Match : Mais, quand même, 6 milliards, c'est considérable… Encore une aggravation du déficit de la France !
Philippe Séguin : Six milliards, c'est aussi ce que l'on donne au Crédit lyonnais et beaucoup moins que ce que demande Air France. À tout prendre, je préfère les jeunes. Cette mesure est un encouragement à anticiper la reprise économique. Si, grâce à elle, elle s'accélère de 0,1 %, c'est plus de 8 milliards de richesse qui seront créées. Mais tout dépendra de la réaction des chefs d'entreprise.
Paris-Match : On n'est sûr de rien, alors ; si ce n'est d'avoir calmé le jeu, avec une nouvelle reculade gouvernementale…
Philippe Séguin : Si. Grâce à l'aide, la reprise profitera d'abord aux jeunes. Le mistigri du chômage est trop entre leurs mains, il est juste de les aider.
Paris-Match : Quelle leçon tirez-vous de votre "mission" ?
Philippe Séguin : Pendant ces trois jours de médiation, je me suis en effet senti utile. Et heureux à l'idée que quelques coups de matraque ou quelques jets de pierres vont être évités grâce à ce travail.