Interview de M. Jacques Delors, membre associé du bureau national du PS, à RTL le 15 juin 1998, sur la réforme des institutions communautaires, notamment le rôle du président de la Commission européenne, et la coordination des politiques économiques européennes.

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Circonstance : Sommet européen à Cardiff (Grande-Bretagne) les 15 et 16 juin 1998

Média : Emission L'Invité de RTL - RTL

Texte intégral

Olivier Mazerolle : Sommet européen à Cardiff, aujourd’hui, sans grande ambition, si ce n’est que J. Chirac et H. Kkohl se sont mis d’accord pour fustiger la Commission, que vous avez dirigée, en disant : cela va comme cela, retirons-lui un peu de pouvoirs et limitons-les précisément.

Jacques Delors : « Je dirais que désarmer les oppositions éternelles de certains membres de la majorité, cela vaut bien le choix d’un bouc-émissaire. N'en disons pas plus. Le plus important, et qui devrait réjouir le Président de la République, et qui me réjouit, c'est que la France a toujours dit qu’il serait impossible d'élargir l'Europe si on ne réforme pas les institutions. Elle a même fait une déclaration avec la Belgique et l'Italie dans ce sens au moment de la signature du Traité d’Amsterdam. Je crois que la France peut se réjouir que maintenant tous ses partenaires sont acquis à cela, et notamment le Chancelier Kohl qui, à l’époque, avait dit : faisons les premiers élargissements, puis après on réformera les institutions. Et j’en suis heureux. Vous savez pourquoi nous avons décidé le traité d'Amsterdam – ou plutôt, ils ont décidé, les chefs de Gouvernement ? C'était parce qu’ils se rendaient compte, comme l’a redit le Président de la République, hier, qu’à quinze cela ne fonctionne déjà plus très bien, alors vingt-six qu'est-ce que cela sera ? Mais en réalité ils ne s'en sont occupés que deux mois avant ce Traité d'Amsterdam, ce qui, de ce point de rue, qui était le point de vue essentiel, était un flop. »

Olivier Mazerolle : Alors précisément, sur la réforme des institutions, on n’a pas la sensation que tout le monde se précipite à la vitesse grande « V ». et pourtant l’euro est là, c’est-à-dire que l’Europe se fait sans que les chefs d’Etat et de Gouvernement semble vraiment s’en préoccuper ?

Jacques Delors : « Si, vous voyez bien qu'il y a un progrès, je viens de vous l’indiquer. Alors il faut savoir comment préparer un changement raisonnable des institutions. Je pense qu'à Cardiff s'affronteront deux thèses. La thèse de ceux qui disent qu’il suffit de se pencher sur trois problèmes : le nombre des commissaires et l’autorité du président de la Commission qui doit être renforcée : l’extension du vote à la majorité qualifiée – dans quels domaines ? Troisièmement, la repondération des voix pour donner à chacun sa pondération juste, et notamment depuis l’unification. El puis d’autres qui diront : mais cela, ce n’est qu’une partie du problème. Il y a l’ensemble des dispositifs qu’il faut revoir, justement si on veut lutter contre la centralisation on l’impression de centralisation, il faut partir de la préparation de la décision jusqu'à l’exécution de la décision. Il ne suffit pas, comme un Guignol, de taper sur la tête de la Commission. »

Olivier Mazerolle : Justement, pendant que le Président de la République, hier soir, sur les antennes de la BBC dit : la Commission ras-le-bol, vous, vous avez imaginé, avec votre association « Notre Europe », de renforcer les pouvoirs du président de la Commission, en quelque sorte en le faisant désigner par le suffrage universel à l’occasion des élections européennes !

Jacques Delors : « Le Président de la République est d'accord, d'après ce qu'il me dit, pour renforcer le pourvoir du président de la Commission sur le choix des commissaires, jusqu'au point de dire à un de ses collègues : écoutez, cola ne va pas, comme un Premier ministre peut le dire à un ministre. »

Olivier Mazerolle : Vous allez beaucoup plus loin ?

Jacques Delors : « Non, non. Nous, notre comité politique, qui comprend quand même des gens sérieux comme l'ex-Président Suarez, M. Gonzalez, deux autres anciens Premiers ministres, deux Allemands chacun d'un bord, etc. »

Olivier Mazerolle : N. Notat...

Jacques Delors : « ... N. Notat, F. Bayrou, P. Lamy. Nous nous sommes dit : est-ce que l'Europe va continuer sur son chemin d'indifférence jusqu'aux élections européennes avec la menace de l'abstention, de l'hostilité à l'Europe et d'élections dont le contenu serait uniquement celui d'un soudage grandeur nature sur les forces respectives des partis politiques nationaux. Alors nous avons lancé un appel aux partis, aux groupements européens de partis, et nous leur avons dit non seulement, faites un bon programme commun à chaque groupement de partis, mais en plus dites-nous, dites aux électeurs quel serait votre choix pour le président de la Commission, étant entendu que la décision revient toujours au Conseil européen, de façon à répondre à deux éléments : intéresser les citoyens et personnaliser un peu le débat, ce qui est aujourd'hui le cas de toutes les élections On ne parle plus de CSC-CDU et de SPD en Allemagne, on parle de Kohl et de Schröder. Alors là, c’est la même chose. »

Olivier Mazerolle : Pour les socialistes, cela pourrait être F. Gonzalez, le candidat ?

Jacques Delors : « C’est le parti des socialistes européens qui décidera. »

Olivier Mazerolle : Et vous avez reçu un accueil favorable ?

Jacques Delors : « Ah oui. Je pourrais même vous donner un press-book, il y a des articles nombreux, on ne sait plus où les mettre, sauf en France, bien entendu. »

Olivier Mazerolle : Vous avez parlé de cela au Président Chirac ? Parce qu’il voulait vous confier une mission de réforme des institutions !

Jacques Delors : « Non, la dernière réunion que j’ai eue avec le Président de la République a été consacrée à la préparation de Cardiff, et justement à échanger nos vues sur le fonctionnement institutionnel de l'Europe. »

Olivier Mazerolle : Tout de même, là, vous y allez fort, parce que si le président de la. Commission est issu, en quelque sorte, du suffrage universel, il est renforcé dans son rôle, il a une légitimité beaucoup plus forte, qui va lui permettre de peser sur les Chefs d'Etat et de Gouvernement.

Jacques Delors : « Si vous regardez toutes les études qui ont été faites sur les années précédentes, notamment depuis 1985, vous verrez que tous les experts de science politique disent faut un leadership en Europe, même si ce leadership ne décide pas, mais il faut quelqu'un qui entraîne, etc. Alors cela peut être soit le président du Conseil européen, mais il est là pour six mois, soit le président de la Commission. Je vous rappelle que les précautions sont les suivantes : c’est le Conseil européen qui décide en dernier ressort. Vous me direz : est-ce qu’il peut s’opposer au Parlement européen ? Deuxièmement, je demande que la Commission soit explicitement responsable, déontologiquement responsable, devant le Conseil européen. Si Bien que même si le Conseil européen devait choisir M. X parce qu'il est l’homme de la plus grande formation politique au Parlement européen, si au bout d'un an, le Conseil européen n’est pas content de son travail, il peut le remercier et à ce moment-là, pour la désignation d'un nouveau président, ma procédure ne joue plus. Donc notre seul but, c'est de lutter contre l'indifférence. Il n'y a rien de plus mortel pour la démocratie que l’indifférence. »

Olivier Mazerolle : Pourtant, on va vous dire : voilà J. Delors, fédéralisme ! Et puis comme par hasard en France, il y a une réforme de mode de scrutin pour les élections européennes qui est envisagée au niveau régional. Donc, fédéralisme et Europe des régions, et les nations disparaissent !

Jacques Delors : « C’est le fantasme des attardés du gaullisme et de la République. N’oubliez pas que, moi, j’ai proposé une fédération des Etats nations et que l'on mette dans le traité les compétences exclusives de l’Etat-nation, parmi lesquelles je range l'éducation, la sécurité sociale, la politique du marché du travail, la santé, la culture, l’aménagement du territoire. Donc, les plus soucieux de maintenir la nation, ce ne sont pas ceux qui crient "A la République" ou "Haro sur la Commission" !, c’est ceux qui font des propositions précises. »

Olivier Mazerolle : Mais dans l’énumération, vous lui retirez la monnaie et la politique étrangère, avouez que c'est quand même…

Jacques Delors : « Non, non, la monnaie, ils l’ont décidé et moi, j’avais dit dans mon rapport sur l’Union économique et monétaire : la monnaie ET la coordination des politiques économiques, ce qu’ils n’ont pas obtenu. Quant à la politique étrangère, j’ai toujours dit que le Traité de Maastricht était trop ambitieux et que je me contenterais d'avoir mis dans le Traité : chaque fois que nos pays sont d'accord et qu’ils ont un intérêt commun, ils agissent ensemble. Donc ce n'est pas moi le jusqu'au-boutiste. »

Olivier Mazerolle : Tout de même, est-ce que vous n'êtes pas inquiet : la Banque centrale européenne entre en fonction, il n'y a pas de contrepoids politique…

Jacques Delors : « Non, il n'y a même pas une coordination réelle des politiques économiques… »

Olivier Mazerolle : Cela vous inquiète ?

Jacques Delors : « … puisque M. de Silguy s’est même heurté, lors de la première réunion d’Euro 11, on lui a dit qu’il faisait trop. Cela m’inquiète pour une raison simple, c’est que la conjoncture économique des 11 n’est pas la même. Il y a des pays dont on dit qu’ils pourraient avoir une surchauffe comme l’Irlande, les Pays-Bas ou l’Espagne, et il y a d’autres pays qui commencent le cycle de croissance économique. »

Olivier Mazerolle : Mais dites-moi, ils sont bien sérieux nos Chefs d'Etat et de Gouvernement de ne pas se préoccuper de cela ?

Jacques Delors : « C'est-à-dire que l'avantage de la Commission, c'est que le matin en se levant, le président pense à l'Europe. Les Premiers ministres et les Présidents de la République, ils ont d'autres chats à fouetter. Donc il faudrait faire confiance, enfin une confiance limitée puisqu'ils sont sous contrôle. Je rappelle quand même, parce que ce n’est pas simple, que la Commission propose et que le Conseil des ministres décide. C’est impropre de parler de décision à propos de la Commission. »