Texte intégral
Mesdames, Messieurs,
Des deux côtés de l'Atlantique, les travaux de cette Université font autorité dans le domaine des relations internationales. Pour un ministre comme pour un universitaire, c'est ainsi un privilège que d'être invité à s'exprimer ici, au sein de la prestigieuses "School of advanced international studies". Et c'est donc avec un plaisir particulier que j'ai accepté d'évoquer avec vous, à votre invitation, "La France et les États-Unis face aux défis d'aujourd'hui".
Nos deux pays, si différents qu'ils soient par la taille, ont en commun une vision mondiale de la diplomatie, qu'ils tiennent de leur histoire et de leurs valeurs.
Ma question centrale sera donc la suivante : dans quelle mesure les Français et les Américains sauront-ils agir en commun dans le nouveau contexte ? Notre relation pourra-t-elle échapper à ce mélange de fraternité et de malentendu qui la caractérise ?
Ma conviction personnelle est que notre solidarité est plus que jamais nécessaire et c'est dans cette perspective que je souhaite évoquer les deux objectifs qui doivent à mon sens inspirer la coopération franco-américaine au cours des années à venir : organiser la relation transatlantique pour établir un nouvel équilibre en Europe, unir nos efforts dans le monde afin de faire prévaloir la paix, le droit et la solidarité.
1. D'abord, organiser la relation transatlantique
1.1. Les Européens et les Américains doivent aujourd'hui aborder de manière concertée trois séries de questions
La première concerne notre relation avec la Russie : la Russie est-elle un partenaire ou un allié ? Peut-elle redevenir un adversaire ? Au risque de décevoir, je serais tenté de dire que nous sommes condamnés à vivre, pour un certain temps encore, avec ces incertitudes.
L'attitude des occidentaux doit donc être guidée, de manière pragmatique, par le double souci d'intégrer et de prévenir :
Intégrer, c'est d'abord aider la Russie à surmonter les crises qu'elle traverse en rendant plus efficace l'aide, financière ou technique, que lui accordent les pays industrialisés, c'est aussi reconnaître à la Russie le statut qui lui revient parmi la communauté internationale, et donc l'associer à notre réflexion et à notre action, notamment au Conseil de sécurité.
Prévenir, c'est marquer clairement qui si les ambitions de la Russie à exercer un rôle important sont fondées, son action doit évidemment être soumise au respect des règles internationales : en particulier au respect de la souveraineté des États issus de l'ancienne Union soviétique.
Seconde question décisive pour la relation transatlantique : l'évolution de l'OTAN et l'affirmation de l'identité européenne de défense.
Sur ce terrain traditionnel des malentendus franco-américains, le dernier sommet de l'Alliance atlantique a permis d'ouvrir une page nouvelle. Nous avons solennellement réaffirmé l'importance que nous attachons à la présence militaire américaine en Europe. Nous avons marqué notre volonté commune d'adapter l'OTAN à ses nouvelles missions, et en particulier aux opérations de maintien de la paix. Nous avons aussi, conjointement, souligné la nécessité de renforcer l'identité européenne de défense, et souligné le rôle tenu par l'UEO dans cette perspective.
Troisième question, enfin : la prévention des conflits en Europe.
La guerre qui fait rage sur le territoire de l'ancienne Yougoslavie, et sur laquelle je reviendrai dans un instant, illustre de manière particulièrement tragique le devoir d'éviter la répétition d'un pareil drame. C'est le sens du projet de "pacte sur la stabilité en Europe", proposé par M. Balladur et destiné à prévenir les conflits potentiels résultant de l'histoire européenne. La Conférence sur la stabilité en Europe, qui s'ouvrira à Paris le 26 mai, constitue en effet un exercice de diplomatie préventive, qui doit amener les pays concernés à conclure des accords de bon voisinage, portant par exemple sur la consolidation des frontières et sur le respect des minorités nationales.
Cette initiative de l'Union européenne n'est pas concurrente, mais étroitement complémentaire des propositions faites par les États-Unis, et notamment du "Partenariat pour la paix". La participation active des États-Unis aux travaux de cette conférence constituera une garantie solide de crédibilité de ce vaste dessein.
1.2. L'évolution du conflit yougoslave démontre encore la nécessité de notre action commune en Europe
Depuis deux ans, la gestion de la crise yougoslave a fait l'objet de polémiques euro-américaines répétées. Mais je me refuse à entrer dans un exercice qui conduirait à attribuer aux uns ou aux autres la responsabilité principale des limites que connaît en Bosnie l'action internationale.
L'essentiel réside ailleurs. D'abord, nous partageons fondamentalement le même objectif : faire cesser la guerre en Bosnie, en obtenant de toutes les parties un accord qui leur ménage une issue équitable – notamment en termes territoriaux –, et qui soit entouré d'importantes garanties. Ensuite, à chaque fois que nous avons pu avancer dans la bonne direction, – en particulier lorsque nous avons obtenu la levée du siège de Sarajevo – ces progrès ont été acquis sur la base d'une pression convergente des Européens, et d'abord des Français, et des Américains. C'est pourquoi nous avons proposé que s'établisse, à tous les niveaux, un véritable partenariat de négociation entre l'Union européenne, les États-Unis, la Russie et les Nations unies.
Nous sommes aujourd'hui à la croisée des chemins. Les acquis de ces dernières semaines sont en effet particulièrement fragiles. Un échec diplomatique et une relance des combats entraîneraient sans doute à court terme la fin de la Bosnie, l'installation durable d'un pôle d'instabilité en Europe, et une grave défaite pour ceux qui aspirent à faire prévaloir l'ordre et le droit dans les relations internationales. Seule une relance diplomatique très rapide, fondée sur une véritable entente entre Européens, Américains et Russes, est encore susceptible d'éviter ce scénario-catastrophe. La France ne ménagera pas ses efforts afin d'y parvenir et j'espère que notre réunion vendredi à Genève permettra cette relance. Dans le cas contraire, je n'hésite pas à dire à regret que la question de notre présence sur le terrain devra être posée. La levée de l'embargo sur les armes ne sera une solution ni pour les Bosniaques, trop faibles, ni pour les États-Unis, qui devront assumer dans ce cas les conséquences d'une rupture avec Moscou et seront contraints de s'engager militairement auprès des Musulmans, s'ils veulent empêcher leur écrasement.
La crise yougoslave nous fait ainsi toucher du doigt cette évidence : la solidité de la relation transatlantique n'est pas seulement le meilleur gage de notre sécurité réciproque, elle est aussi la première condition de notre capacité à exercer les responsabilités internationales qui sont les nôtres. Tel est le message que je voudrais souligner devant vous : en Bosnie, nous réussirons ou nous échouerons ensemble.
2. Unir nos efforts dans le monde
Nos deux pays ont en commun la volonté d'agir partout où ils ont l'ambition de défendre leurs valeurs ainsi que leurs intérêts politiques et économiques.
Là encore, le nouveau contexte stratégique offre naturellement à cette ambition partagée de nouvelles perspectives : les premiers pas de la paix entre Israël et l'OLP, l'instauration de la démocratie en Afrique du Sud en sont deux symboles particulièrement spectaculaires. La question qui nous occupe tient désormais à la recherche d'un ordre stable dans les relations internationales, à la primauté de la règle de droit et à la solidarité avec les plus pauvres.
2.1. Premier enjeu : renforcer les moyens d'action des Nations unies
Ce point ne fait sans doute pas l'objet d'une perception identique en France et aux États-Unis.
La France a désormais fait de l'ONU un lieu privilégié de son engagement international. C'est pourquoi elle était l'an passé, avec plus de 10 000 hommes servant sous la bannière de l'ONU, le premier contributeur aux opérations de maintien de la paix des Nations unies.
De leur côté, les États-Unis disposent d'une puissance militaire qui leur permet d'agir le cas échéant, de manière unilatérale. Leur réticence à accepter les contraintes de l'action collective s'appuie sur le constat des difficultés évidentes qu'a pu rencontrer l'ONU – en Somalie, en Haïti, dans l'ex-Yougoslavie, mais aussi plus récemment au Rwanda.
Il me semble important de ne pas nous tromper de diagnostic. Si l'intervention de l'ONU ne permet pas toujours la résolution des crises, elle reste jusqu'à présent l'instrument le plus efficace et le plus légitime que l'on ait trouvé pour réduire les tensions internationales.
La vraie question aujourd'hui consiste donc à savoir comment accroître, là où elle nous paraît insuffisante, l'efficacité des Nations unies, au lieu d'en faire parfois un bouc-émissaire trop facile. On ne peut en tout cas faire le procès de l'ONU si on ne lui donne pas les moyens d'agir, notamment financiers. Il nous appartient de définir plus clairement les missions que l'on confie aux forces des Nations unies et de fixer une limite dans le temps à leur intervention. Nous devons mieux utiliser l'ONU, lui donner des orientations politiques plus claires et lui procurer les moyens nécessaires à l'accomplissement des tâches de plus en plus ambitieuses que nous lui assignons dans le domaine du maintien de la paix.
2.2. Deuxième enjeu : marquer notre intérêt sur les grands théâtres régionaux
La France, avec des zones d'intervention privilégiées, accentue sa présence en marquant sa volonté de solidarité avec les peuples en développement et en utilisant, lorsqu'elle le peut, l'impact de l'Union européenne dans des régions comme l'Afrique, le Maghreb ou le Moyen-Orient.
Ainsi au Moyen-Orient, notre diplomatie s'est montrée active à l'appui du processus de paix, en promouvant les négociations multilatérales qui fondent l'avenir de la région et en facilitant les négociations économiques de l'accord israélo-palestinien signé récemment à Paris. En même temps nous rappelons les principes auxquels nous tenons et notamment l'objectif d'une indépendance pleine et entière du Liban, qui ne soit en aucun cas faire les frais d'un règlement entre Israël et la Syrie.
L'affirmation de ces principes fonde également notre politique à l'égard de l'Irak : nous exigeons de ce pays le respect absolu des résolutions du Conseil de sécurité sans avoir "d'agenda caché" à l'égard d'un régime pour lequel nous n'éprouvons aucune sympathie particulière. Cette attitude légaliste, qui nous est parfois reprochée, est la même que nous adoptons à l'égard de la Libye qui doit répondre aux exigences de la communauté internationale.
2.3. Troisième enjeu : empêcher la prolifération
C'est depuis l'effondrement de l'URSS, l'un des défis majeurs que nous devons relever ensemble.
C'est pourquoi nous nous sommes engagés en faveur d'une prorogation indéfinie et inconditionnelle du TNP en 1995, de même que nous sommes partisans d'un renforcement du système de garanties de l'AIEA. Vis-à-vis de tout pays qui prétendrait s'affranchir de ces règles, nous devons marquer la plus extrême fermeté, qu'il s'agisse de l'Irak ou de la Corée du Nord.
Dans le même temps, nous devons veiller à préserver la crédibilité de notre discussion, exclusivement destinée à décourager les visées d'un agresseur potentiel. Vous comprendrez donc que l'interdiction des essais nucléaires fasse en France l'objet d'une attention particulière. À terme, cette interdiction nous parait en effet susceptible de contribuer utilement à l'objectif de non-prolifération, et c'est pourquoi nous participons activement à la négociation d'un tel traité. Mais pour devenir définitive, cette renonciation implique que nous disposions des moyens de garantir la pérennité de notre groupe dissuasion.
2.4. Quatrième enjeu : organiser le commerce international et la solidarité avec les pays pauvres
Sur le terrain, la France et l'Europe d'un côté, les États-Unis de l'autre, peuvent à l'occasion être séparés par certaines divergences d'intérêt, comme nous l'avons constaté lors de la phase finale de négociations du GATT. Mais l'accord qui a été conclu en décembre dernier démontre que nous sommes d'accord sur les principes qui doivent organiser le commerce international : nous sommes les uns et les autres des partisans du libre-échange ; nous croyons que le commerce n'est pas un jeu à somme nulle, mais qu'il favorise au contraire la croissance et la prospérité de chacun ; enfin, nous sommes partisans d'un commerce organisé, reposant sur des règles applicables à tous, et dont les contentieux puissent être résolus selon des procédures d'arbitrage multilatérales.
Mais à la nécessité des règles s'ajoute ici une exigence de solidarité, Parce qu'elle est liée par l'histoire aux peuples du continent africain, dont le retard économique est particulièrement alarmant, la France est particulièrement sensible à ce devoir.de solidarité envers les pays en développement. Elle œuvre en particulier afin qu'une solution raisonnable soit trouvée aux problèmes d'endettement les plus critiques, et elle a annulé pour sa part les créances qu'elle détenait à l'égard des pays les moins avancés.
Nous partageons naturellement le souci, régulièrement affirmé par les États-Unis, d'améliorer l'efficacité de l'aide accordée à ces pays. Nous nous efforçons ainsi de favoriser les efforts d'intégration régionale, et les ajustements réalisés sous égide des instances internationales. Mais il est à nos yeux essentiel de rappeler qu'aucun ordre mondial ne saurait être solidement établi tant que la majorité de la population de la planète n'aura pas une perspective réaliste d'amélioration de ses conditions d'existence.
En conclusion, permettez au gaulliste que je suis de rappeler ce que le général de Gaulle jugeait essentiel, par-delà les péripéties de l'activité diplomatique. Il l'avait dit ici même, à Washington, devant le Congrès, le 25 avril 1960 : "Si matériellement parlant, la balance peut sembler égale entre les deux camps qui divisent l'univers, moralement elle ne l'est pas la France pour sa part a choisi ; elle a choisi d'être du côté des peuples libres, elle a choisi d'être avec vous".
Aujourd'hui encore, l'énumération des défis auxquels sont confrontés les États-Unis et la France conduit fatalement à souligner notre solidarité fondamentale. Organiser la relation transatlantique, agir au sein de la communauté internationale : ces deux objectifs, nous les assumerons ensemble, au nom d'une histoire commune, de valeurs partagées, du sentiment de fraternité qui nous unit.
Vous connaissez la formule paradoxale elle nous vient, je crois, de G.-B. Shaw – selon laquelle les Anglais et les Américains seraient "deux peuples séparés par la même langue". Ce serait un autre paradoxe si les États Unis et la France devaient se résigner à être deux pays séparés par les mêmes valeurs. Pour ma part, je ne m'y résignerai jamais.
Visite du ministre des Affaires étrangères, M. Alain Juppé, à l'université Johns Hopkins
Réponses aux questions des intervenants (Washington, 11 mai 1994)
Q. : (Rôle des États-Unis sur la scène internationale).
R. : Vous souhaitez savoir les conseils que je peux donner aux États-Unis pour leur implication dans la politique mondiale, si j'ai bien compris…
Ma réponse est très claire : le voudriez-vous, que vous ne pourriez pas vous abstenir d'intervenir dans les affaires du monde. Je sais que, très périodiquement, revient aux États-Unis ce qu'on appelle la tentation isolationniste. Mais, pour ma part, je n'y crois pas. Sans doute y a-t-il des moments où il convient de mettre l'accent sur les problèmes intérieurs : on peut le comprendre, cela nous arrive à nous aussi ; mais, quand on est la première puissance économique et militaire du monde, quand on est même, je dis ça avec un peu de nostalgie, il faut être réaliste, la seule superpuissance du monde, on ne peut pas se dispenser d'intervenir fût-ce par abstention. Et je voudrais prendre à nouveau l'exemple du conflit yougoslave. Nous avons essayé de nous passer de vous. L'Union européenne a proposé aux différentes parties en présence un plan d'action. Nous avons réuni les Musulmans, les Serbes, les Croates, à Genève et à Bruxelles en novembre et décembre dernier. Les représentants des États-Unis étaient assis derrière… les représentants de la Russie aussi. Eh bien j'ai compris quelque chose : c'est que tant qu'ils ne seraient pas assis à la table des négociations, il ne se passerait rien. Voilà pourquoi vendredi prochain à Genève, nous siégerons ensemble : Warren Christopher, Andrei Kozyrev, le ministre allemand Klaus Kinkel, le ministre britannique Douglas Hurd, et moi-même, pour essayer de proposer une solution de fond. Pour conclure, je pense que la présence des États-Unis dans les affaires du monde est incontournable.
J'ajouterai quelque chose, c'est que cette présence américaine, en plus, nous la souhaitons. Ce que j'ai dit tout à l'heure… C'est une commune approche, même si nous avons des divergences sur bien des problèmes.
Q. : (La "Loi Toubon". Réaction à la nomination d'un nouveau Premier ministre en Haïti. La France envisage-t-elle de participer à une intervention armée ?).
R. : On va finir par croire que les Français sont allergiques à l'anglais, ce qui ne correspond pas à la réalité ! Je voudrais préciser que la nouvelle législation française, contrairement à ce qu'ont dit certains journaux américains, ne nous interdit pas de parler anglais.
Pour revenir à un sujet plus sérieux, le seul Président démocratiquement élu en Haïti est le Président Aristide. Et la France comme les États-Unis, comme les amis d'Haïti en général, estiment qu'il n'y a pas de solution à Haïti autre que la restauration de la démocratie avec le retour du Président Aristide. Nous faisons en sorte, Américains, Français et quelque autres, de faire voter par le Conseil de sécurité de l'ONU une nouvelle résolution qui durcit les sanctions contre le régime militaire d'Haïti de façon à obtenir le départ des militaires et le retour du Président légitime. Et donc ma réponse est que ce nouveau Président, sorti du chapeau… n'existe pas !
En ce qui concerne la question de la force militaire… Les résolutions du Conseil de sécurité de l'accord de Governors Island prévoient l'intervention d'une force de police pour s'interposer en Haïti. Il est même prévu une contribution internationale à la réforme de la police haïtienne. La France souhaite que cet appel des décisions du Conseil de sécurité soit aussi appliqué et pour sa part, elle est prête à participer à la formation de ce programme politique de police démocratique en Haïti.
Q. : (Liban).
R. : Vous savez, en diplomatie, il faut d'abord dire les choses, car lorsqu'on renonce à les dire, on est sûr qu'il ne se passera plus rien. Voilà pourquoi la France dit, avec beaucoup d'obstination, et parfois seule, que le Liban ne doit pas payer le prix de la paix au Proche-Orient. Cela veut dire que le Liban doit recouvrer sa pleine souveraineté, dans le respect de son intégrité territoriale, et cela passe concrètement par le départ hors du Liban, de toutes les forces étrangères qui y sont. Qu'elles soient israéliennes au sud, ou syriennes ailleurs. C'est d'ailleurs ce que prévoient les accords de Taëf lorsqu'on les lit bien. Voilà ce que dit la diplomatie française. Nous le disons aussi bien à Damas qu'à Washington. Cela ne plaît pas à Damas, mais nous continuerons à le dire, parce que c'est pour nous une exigence fondamentale, aussi bien du point de vue moral que pour le retour à un équilibre global dans la région.
Q. : (Chine / Droits de l'homme / Visite d'Édouard Balladur).
R. : Sur les droits de l'homme en Chine, nous avons la même position que les États-Unis. À savoir que la situation en Chine n'est pas satisfaisante, que les droits de l'homme n'y sont pas respectés, que l'État de droit n'y règne pas, que la démocratie n'existe pas. Et non seulement en Chine, mais aussi au Tibet – je ne prends pas position pour l'indépendance du Tibet, je veux dire : dans la région du Tibet – et cela, nous l'avons dit aux autorités chinoises, de même que Warren Christopher lorsqu'il est allé en Chine l'a dit à ses interlocuteurs. Donc il n'y a aucune espèce d'ambiguïté sur ce point. Faut-il pour autant refuser tout espèce de dialogue avec la Chine ? Je dis que ce serait absurde. Un milliard trois cents millions d'habitants, une des croissances économiques les plus spectaculaires qui puisse exister dans le monde aujourd'hui, un rôle dans la sécurité régionale décisif, qu'il s'agisse des relations de la Corée du Nord ou d'autres problèmes encore… Donc il faut parler avec la Chine. Les Américains parlent avec la Chine. La France avait arrêté de parler avec la Chine depuis quelques années. Il est vrai que, dans ce monde impitoyable qu'est la vie internationale, il y a parfois deux poids, deux mesures. Les États-Unis peuvent continuer à parler avec la Chine en vendant des armes à Taipeh ; nous, pas. Alors nous avons décidé d'observer une certaine retenue dans nos relations avec Taipeh et de rétablir des relations de dialogue avec la Chine. Voilà quel était l'objet du voyage de M. Balladur. Je crois qu'il était nécessaire. Et je pense qu'on verra, dans les mois qui viennent, qu'il a été utile…
Q. : (Sur la réforme éventuelle du Conseil de sécurité de l'ONU).
R. : Nous sommes en 1994, je veux dire par là que nous ne sommes plus en 1945, donc il faut évoluer avec son temps. La composition du Conseil de sécurité reflétait sans doute des rapports de force dans le monde à la fin de la seconde guerre mondiale. Beaucoup de choses ont changé depuis. Je pense donc qu'il faut en tenir compte dans la composition du Conseil de sécurité. Voilà pourquoi la France a une position ouverte sur cette question de la réforme du Conseil de sécurité. Ce qui veut dire, pour être plus précis, que nous ne sommes pas hostiles à la désignation de nouveau membres permanents et de nouveaux membres non permanents.
J'ajouterai deux ou trois remarques. D'abord, il faut que le Conseil de sécurité reste une instance efficace. A l'heure actuelle, il y a quinze membres. Je pense qu'il ne faut pas aller au-delà de la vingtaine de membres, sinon ça ne marche plus. Deuxièmement, il faut que les membres permanents du Conseil de sécurité aient les droits que cela confère, mais également, en plus, les obligations que cela implique. Par exemple, qu'ils soient en mesure de participer aux opérations de maintien de la paix des Nation unies. On sait que certains candidats ont des problèmes avec leur constitution. Alors il faudra qu'ils en tiennent compte. Enfin troisième remarque, on fait preuve de beaucoup d'imagination dans cette réforme. On dit : on va créer plusieurs catégories de membres permanents, certains avec droit de veto, d'autres sans droits de veto, on va créer des membres semi-permanents. Il y aura des membres régionaux… Alors je dis sur ce point que moins on modifiera la charte, mieux ça vaudra.
Q. : (Bosnie/Serbie, rôle de la communauté internationale).
R. : Ce n'est pas la première fois que des petits pays auront causé beaucoup d'ennuis à des plus grands. Je ne voudrais pas évoquer des souvenirs désagréables aussi bien pour vous que pour nous : le Vietnam par exemple… Tout ça pour dire que lorsque des peuples sont décidés à en découdre, c'est un peu facile de dire que la communauté internationale ne fait rien ou est impuissante. Que pourrait-on faire en Bosnie ou dans l'ex-Yougoslavie aujourd'hui, pour rétablir "l'ordre antérieur" ? Partir à la reconquête de la Bosnie ? Tous les experts militaires considèrent qu'il y faudrait 400 000 hommes au sol, car les troupes aériennes n'ont jamais permis de reconquérir un pays. Je voudrais rappeler que même pendant la guerre du Golfe, derrière les avions qui bombardaient, il y avait 450 000 hommes, pour la plupart américains, et quelques Français. Ils n'ont pas été inutiles. Je crois vraiment que ce sont de vrais soldats, excusez-moi de faire ce petit accès de cocorico… Donc je ne crois pas que la solution militaire en Bosnie soit à notre portée. Je me doute d'où viennent les armes qui arment les Serbes. Je crois que la réponse à cette question est assez facile : elles viennent de l'ancienne Yougoslavie, de l'armée de l'ancienne Yougoslavie et des usines qui existent en Serbie. Permettez-moi de vous dire qu'on pourrait aussi se demander d'où viennent les armes dont disposent les autres belligérants. Parce que tout le monde a des armes en Yougoslavie, plus ou moins lourdes c'est vrai, mais tout le monde en a. Et on raconte beaucoup d'anecdotes sur le marché des armes sur notre continent qui est aujourd'hui extrêmement prospère. On peut, hélas, s'en procurer assez facilement. Donc je crois qu'il faut sortir de cette logique qui consiste à dire : comment va-t-on aider les différentes parties à se battre ? Il faut réfléchir à la manière dont on va les obliger à faire la paix. Voilà, je pense, ce qu'est la responsabilité des grandes puissances. Je n'y reviens pas, j'en ai parlé tout à l'heure dans mon propos. C'est ce que nous allons essayer de faire ensemble maintenant pour être plus efficaces.
Q. : (Bosnie/ Rwanda : deux poids, deux mesures ?) – Question de l'ambassadeur du Sénégal.
R. : Je remercie, monsieur l'ambassadeur de me parler du Rwanda. Ce qui se passe en Bosnie est tragique, ce qui se passe au Rwanda est épouvantable. On parle d'un million cinq cent mille réfugiés, et de dizaines de milliers, vraisemblablement cent mille, morts. Alors là encore, la communauté internationale se demande ce qu'elle doit faire. Je voudrais rappeler qu'il y a un an à peine, il y avait au Rwanda des troupes françaises. Nous avions 800 hommes environ qui s'interposaient entre les deux factions. Il y a eu un accord de paix conclu à Arusha en Tanzanie qui a prévu le déploiement d'une force des Nations unies. Quand la force des Nations unies est arrivée, les troupes françaises sont parties. Et ça a marché, pendant plusieurs mois, la situation s'est stabilisée et un gouvernement de réconciliation nationale s'est mis en place. Je vous rappelle simplement cela pour dire que nous avons assumé nos responsabilités au Rwanda. Et puis il y a eu l'attentat contre l'avion qui transportait le Président Rwandais et le Président Burundais… et la guerre est revenue, brutalement. Nous avons évacué les ressortissants occidentaux, et c'est vrai qu'on nous reproche de ne pas avoir débarqué en force pour nous interposer entre les combattants. Je voudrais dire quelque chose qui va sans doute vous choquer profondément. Je ne crois pas que la communauté internationale puisse aller faire la police partout sur la planète, et envoyer, partout où les gens se battent, des forces d'interposition. Ce que nous avons choisi de faire au Rwanda, c'est de provoquer à nouveau un cessez-le-feu, un accord politique. Et nous y travaillons en ce moment avec les pays de la région, le Zaïre, l'Ouganda, la Tanzanie, le Burundi. Et la deuxième chose, c'est bien sûr mobiliser l'action humanitaire. Un pont aérien a été mis en place, des quantités considérables de nourriture et de médicaments ont été envoyées au Burundi et sur les frontières du Rwanda. Et la France soutient la dernière initiative du Secrétaire général des Nations-unies qui propose d'envoyer 5 000 casques bleus pour permettre l'acheminement de l'aide humanitaire. Voilà ce qui a été fait, c'est sans doute insuffisant et trop tardif, et il est temps pour la communauté internationale de se ressaisir, vous avez raison de le dire.
Q. : (Demandes de précision sur la menace d'un retrait des casques bleus Français de Bosnie).
R. : Je voudrais d'abord rappeler que la France a dans l'ex-Yougoslavie depuis maintenant presque deux ans, plus de 6 000 hommes. A certaines périodes, nous en avons même eu pratiquement 9 000, au sol, pour l'essentiel, et puis quelques-uns dans les avions et d'autres sur les bateaux dans l'Adriatique. C'est un effort considérable : un effort financier, ça coûte très cher, et les Nations unies ne remboursent pas tout, loin de là ; et puis, beaucoup plus important que l'argent, c'est un effort humain, avec des risques considérables pour les soldats puisque nous avons perdu en Yougoslavie plus d'hommes que pendant toute la guerre du Golfe. Voilà pourquoi, de temps en temps, l'opinion publique française nous demande : mais que font nos soldats là-bas ? Je crois que leur présence a été très utile. Et si aujourd'hui la situation est à peu près calme en Bosnie, si à Sarajevo, grâce à l'ultimatum qui a été vraiment obtenu, grâce à la coopération entre la France et les États-Unis, la vie est redevenue à peu près normale, nous sommes encore sur un volcan. Des incidents graves peuvent se produire à tout moment…
Voilà pourquoi nous commençons à dire, nous Français, que ça ne peut pas durer comme ça pendant des mois et des mois. On ne peut pas se préparer à un nouvel hiver d'affrontements en Bosnie. Il faut répondre maintenant, vraiment clairement, à cette question. Je l'ai dit tout à l'heure et je le répète : qu'est-ce que nous voulons faire en Bosnie ? Est-ce que nous voulons encourager les parties à continuer à se battre en les laissant s'armer davantage ? Où est-ce que nous voulons leur dire : maintenant ça suffit, il faut faire la paix. Eh bien, la France pense qu'il faut dire : maintenant ça suffit, il faut faire la paix. Et il faut dire comment. Il faut un cessez le feu le plus rapide possible. Il faut rappeler que la Bosnie doit rester un État. Il faut constater qu'à l'intérieur de cet État il y a plusieurs communautés qui veulent s'administrer différemment. Deux d'entre elles ont créé une fédération, la fédération croato-musulmane, par un accord signé à Washington, ici, le mois dernier. C'est très bien. Mais comme j'ai déjà eu l'occasion de le dire, quand on est trois, on ne fait pas la paix à deux. Donc il faut que la troisième communauté, la communauté serbe, soit amenée à participer elle aussi. Il faut, en outre que nous prenions position sur qui est où. Sur le territoire de la Bosnie, c'est la question du partage du territoire. Alors on nous accuse, on dit : mais la partition est immorale parce que c'est la reconnaissance du fait accompli. Ce n'est pas exact. Le fait accompli, c'est que les Serbes se sont emparés de 70 % du territoire de la Bosnie. Cela, nous ne n'acceptons pas. Nous leur disons : il faut reculer. Nous pensons que le pourcentage qui pourrait être accepté par les parties est celui que nous avions proposé dans le plan européen l'année dernière, c'est à dire 51 % pour la fédération croato-musulmane et 49 % pour les Serbes.
Et enfin, il faut dire : si tout ceci est accepté et quand tout ceci commencera à être mis en œuvre, sur le terrain, nous voulons bien ouvrir le dossier des sanctions sur la Serbie. Pour voir comment, étape par étape, on peut les suspendre. Je pense personnellement qu'un tel schéma fournit le cadre d'un accord possible. Les Européens en sont d'accord, les Russes aussi. J'ai trouvé ma conversation ce matin avec Warren Christopher, au cours du déjeuner que nous avons eu, très encourageante et très positive. J'ai été surpris de voir des dépêches d'agences indiquant que nous avions constaté nos divergences. Avec les agences, on est toujours surpris. Encore qu'elles n'écrivent pas ce qu'on leur dit. Et moi, je vous dit que j'ai plutôt trouvé que le dialogue était positif et faisait ressortir, entre la France et les États-Unis, beaucoup de points communs. Voilà ce que nous voulons. Si décidément nous ne l'obtenons pas, s'il ne se passe rien, alors il faudra en venir à une solution qui est mauvaise, je le reconnais. C'est sans doute une solution de désespoir, mai qui sera le départ de nos troupes. Et j'en profite pour dire encore un mot sur la Bosnie, pour évoquer un sujet, qui je le sais, est très actuel, ici aux États-Unis, qui est la levée de l'embargo sur la fourniture des armes. On nous dit souvent : les Serbes ont des armes, les Musulmans n'en ont pas parce qu'il y a l'embargo, c'est injuste. Cette affirmation a du poids. Encore que, je l'ai dit, les armes, il y en a partout, malgré l'embargo. Mais il faut bien voir ce que signifie la levée de l'embargo sur les armes : cela veut dire la reprise des combats. Parce qu'on ne peut pas imaginer que les gens veulent des armes pour les conserver soigneusement chez eux. Qui dit reprise des combats dit retrait de la FORPRONU. Qui dit retrait des casques bleus, dit fin de l'action humanitaire, sans doute la reprise des bombardements sur Sarajevo, sur Gorazde ou ailleurs. Contrairement à ce qu'ils pensent, je crois qu'aujourd'hui, les Musulmans sont en situation de faiblesse. Et donc si les combats reprennent, ils seront plus faibles, malgré les armes. Qu'est-ce qui va se passer ? Je le dis depuis plusieurs mois à mes amis américains : ils vous appelleront à l'aide, et vous serez confrontés à une situation extrêmement difficile. Voilà pourquoi il faut éviter cela et donc s'engager un peu plus fort dans un règlement de paix, même si ça peut ne pas paraître tout à fait conforme aux principes initiaux qui étaient les nôtres. Rendez-vous vendredi à Genève.
Q. : (Action diplomatique européenne).
R. : L'Europe a essayé de proposer un plan de paix à la fin de l'année dernière, mais ni les Russes ni les Américains ne s'étaient impliqués à ce moment-là dans la discussion et nous n'avons pas réussi. Je crois qu'aujourd'hui la seule manière de convaincre les belligérants qu'il faut arrêter la guerre, c'est que nous leur tenions ensemble, Américains, Russes et Européens, le même langage, ce que nous allons essayer de faire à Genève vendredi prochain.
Q. : (Vous dite : on doit essayer de reprendre les pourcentages du plan européen, mais pouvez-vous revenir là-dessus ?).
R. : Nous avions essayé, à la fin de l'année dernière, de proposer aux parties, une sorte de répartition du territoire, avec 17,5 % pour les Croates, 1/3 pour les Musulmans et le reste, c'est-à-dire 49 % pour les Serbes. Ce qui implique, je le note au passage, un retrait important de la part des Serbes, qui contrôlent actuellement 70 % du territoire. À l'époque ces pourcentages avaient été acceptés. C'est la raison pour laquelle nous souhaitons y revenir, parce qu'on nous avait dit oui. Ces pourcentages restent donc tout à fait actuels.
Q. : (Sur le nouveau Président de Haïti).
R. : La seule légitimité démocratique en Haïti, c'est celle du président qui a été élu par les Haïtiens et qui est le président Aristide. Les Accords de Governors Island prévoient le départ des militaires, le retour du président Aristide, la nomination par le président Aristide d'un gouvernement qui émane de sa légitimité. Tout le reste n'est évidemment pas acceptable et nous sommes dans ce domaine en parfaite intelligence avec nos amis américains. C'est l'esprit de la résolution qui a été récemment voté au Conseil de sécurité.
Q. : (réactions à la nomination de ministres néofascistes dans le gouvernement Berlusconi).
R. : La réaction officielle, celle du ministre que je suis, consiste à dire que le peuple italien a fait son choix, démocratiquement. Et il y a la réaction de l'homme politique que je suis aussi, qui regrette de voir les vieux démons resurgir en Europe.
Déclarations à la presse du ministre des Affaires étrangères, M. Alain Juppé, avant son entretien avec le secrétaire d'état américain (Washington, 11 mai 1994)
Le ministre
Je suis très heureux de me retrouver une fois de plus ici à Washington avec mon ami Warren Christopher. Nous avons beaucoup à nous dire. Nous parlerons, bien sûr, de la situation en Bosnie et de l'évolution de la situation après le sommet de l'Alliance atlantique de Bruxelles en janvier dernier mais nous évoquerons aussi la situation en Afrique et en Haïti. Depuis deux ou trois mois, nous avons coopéré de très près sur la Bosnie et je pense que cette coopération a permis de faire des progrès. Pas suffisamment, mais des progrès quand même, et nous nous maintiendrons en étroit contact avec la diplomatie américaine sur ce sujet comme sur les autres.
Q. : La France s'oppose-t-elle à l'imposition d'un règlement en Bosnie, ce qui ne semble pas être la position des États-Unis ? Aussi comme vous évoquez cette étroite coopération, n'y a-t-il pas là, sur la Bosnie, une divergence ?
R. : Non je ne le crois pas. La France estime que le temps est venu d'un règlement de paix. Il n'y a pas de solution militaire en Bosnie, pour aucune des parties, ni pour la partie musulmane, ni pour la partie serbe. Nous pensons donc que nous devons, maintenant, définir une position commune pour atteindre un règlement de paix. J'espère que vendredi, à Genève, il sera possible de dégager une telle position. Il ne s'agit donc pas d'imposer une solution : nous voulons en proposer une, fermement, aux trois parties en présence afin de mettre un terme à la guerre car la situation actuelle n'est plus acceptable.
Q. : Monsieur le ministre, pendant combien de temps encore, et dans quelles conditions, peut-on espérer que la France maintienne ses Casques bleus en Bosnie ?
R. : Depuis plusieurs mois, nous avons plus de six mille hommes en Bosnie, sur le terrain, impliqués dans des opérations aériennes et à bord de bâtiments dans l'Adriatique. Il n'est pas possible pour nous de rester en Bosnie s'il n'y a pas de perspective de règlement. C'est une question de semaines, peut-être de mois. Mais il ne nous serait pas possible de passer en Bosnie un hiver comme l'hiver dernier, sans aucune perspective politique.
Q. : Est-ce que cela renforce l'entêtement des Serbes ?
R. : Je ne le crois pas. Ce n'est pas une menace. Je crois que c'est juste de la prospective et il n'est pas possible d'accepter le statu quo car la situation est actuellement très fragile. Bien sûr, depuis l'ultimatum de l'OTAN, il y a des progrès sur le terrain à Sarajevo. À Gorazde aussi il y a eu des progrès, même s'ils sont venus trop tard. Mais la situation reste très précaire. Le temps est venu, je le répète, d'établir un plan politique.
Visite aux États-Unis, point de presse du ministre des Affaires étrangères, M. Alain Juppé, à la sortie du département d'état (Washington, 11 mai 1994)
Q. : Qu'attend la France des États-Unis ?
R. : Nous souhaitons que vendredi prochain à Genève, les Américains, les Russes et les Européens puissent définir une position commune pour un règlement politique en Bosnie. Nous pensons que le temps est venu de trouver une solution diplomatique : nous devons arrêter la guerre, nous le disons très clairement et très fermement aux trois parties en présence.
Q. : Êtes-vous plus optimiste en sortant de cette réunion avec M. Christopher ?
R. : Je pense que la coopération entre la France et les États-Unis qui est maintenant très étroite depuis trois mois, on l'a vu à propos de l'ultimatum de Sarajevo et, également, à Gorazde, devrait donner vendredi, sinon de bons résultats, c'est trop tôt pour le dire, mais en tout cas quelques progrès.
Q. : Le projet de résolution française aux Nations unis est-il le reflet de cette amitié ? Quel est le point de vue américain sur ce projet ?
R. : Vous faites références à la résolution sur Brcko ? Je crois qu'elle est un élément de notre action en Bosnie. Car nous sommes en effet très inquiets de la situation dans le nord de la Bosnie et plus particulièrement à Brcko.
Q. : Pouvez-vous nous dire ce qu'il y aura dans la résolution ?
R. : La résolution appelle à un cessez-le-feu immédiat, à l'arrêt des hostilités, au retrait des parties en présence et menace de frappes aériennes ceux qui ne se plieraient pas à cette résolution.
Q. : Les États-Unis sont d'accord ?
R. : Les États-Unis appuient cette résolution mais les Russes ne sont pas sur la même ligne que nous.
Q. : Quand cette résolution sera-t-elle présentée ?
R. : On l'a déjà présentée et j'aurais souhaité qu'elle soit votée depuis longtemps mais nous avons quelques problèmes avec certains membres permanents du Conseil de sécurité qui ne se sont pas encore ralliés à la proposition que nous avons faite.
Interview du ministre des Affaires étrangères, M. Alain Juppé, à CNN (Washington, 11 mai 1994)
Q. : Avec moi, sur CNN, Alain Juppé, le ministre des Affaires étrangères français, l'un des joueurs essentiels dans la partie qui se déroule en Bosnie où l'on se demande comment en finir avec la guerre.
M. Juppé, vous avez évoqué l'idée que la France pourrait retirer ses troupes de Bosnie au cours des prochaines semaines si les États-Unis et les autres parties impliquées dans la recherche d'un règlement ne parvenaient pas à avancer substantiellement. La France procéderait-elle effectivement à ce retrait ?
R. : Ce n'est pas notre intention et cela ne serait, dans mon esprit, qu'une solution de désespoir. Vous devez toutefois comprendre que la France a, depuis plusieurs mois, plus de 6 000 hommes sur le terrain en Bosnie et que nous en pouvons plus supporter cet effort ; il est donc absolument nécessaire qu'un règlement politique intervienne pour mettre un terme au conflit bosniaque. Voilà ce que je voulais dire en évoquant la possibilité d'un retrait de Bosnie de nos troupes.
Q. : Quand vous parlez d'un règlement, vous voulez dire que les musulmans bosniaques et les Serbes de Bosnie doivent accepter telle ou telle solution ?
R. : Je crois que le temps est maintenant venu de dire que la guerre n'est plus tolérable. Il faut faire la paix et je pense que les grandes puissances – la Russie, les États-Unis et l'Union européenne – doivent esquisser le schéma d'un règlement politique. Ce temps est venu et c'est l'objectif de notre réunion de vendredi à Genève.
Q. : Vous laissez planer la possibilité du retrait des troupes françaises à l'horizon des prochaines semaines. Dans combien de temps ? Deux, quatre semaines ? Fixez-vous une date limite aux parties impliquées ?
R. : Je ne veux pas fixer de date limite, car je veux éviter une telle solution. Mais la seule alternative, je me répète, c'est le règlement politique. Nous devons maintenant dire aux parties en présence : nous attendons de vous un vrai dialogue sur la carte de la Bosnie, sur les relations entre les trois communautés, sur le cessez-le-feu et sur la cessation des hostilités à très court terme.
Q. : Il y a ici, aux États-Unis, des gens qui pensent que cette possibilité d'un retrait des troupes françaises, qui conduirait certainement au départ des autres casques bleus, est en réalité un moyen de forcer les États-Unis à s'impliquer plus directement en Bosnie. Qu'en pensez-vous ?
R. : Je ne me fais pas d'illusion sur l'idée d'entraîner les États-Unis là où ils ne veulent pas aller. Je crois toutefois qu'il est de notre responsabilité de dire qu'un hiver comme celui qui vient de s'écouler n'est plus tolérable pour la FORPRONU, et pour les troupes françaises en particulier. Je pense aussi que l'autre solution, souvent évoquée ici, aux États-Unis, celle de la levée de l'embargo sur les armes, n'est pas une vraie solution car elle signifie, signifierait, le retrait immédiat de la FORPRONU, la reprise des combats, l'affaiblissement du camp musulman et, peut-être, l'implication directe de troupes américaines dans le conflit. Nous voulons éviter cette solution.
Q. : Pourtant, en envisageant le départ des troupes françaises, ne craignez-vous pas de contraindre le Congrès, ici à Washington, à voter la levée de l'embargo sur les armes pour faire face à la reprise des combats sur le terrain qui s'ensuivrait ?
R. : Il faut choisir ce que nous voulons faire. Souhaitons-nous inviter les parties bosniaques à continuer la guerre ? Ou, voulons-nous leur dire de cesser les combats immédiatement ? Je pense que nous avons la responsabilité, et c'est le choix de la France, de choisir la paix et non pas la guerre.
Q. : Que faites-vous des Serbes à ce stade ? Vous avez dit que les parties doivent négocier sur la carte de la Bosnie. Mais, si la France retire ses Casques bleus, les Serbes n'y verront-ils pas une promesse : très bien, partez et laissez-nous là où nous sommes… Est-ce le type de règlement que vous envisagez, laisser les choses là où elles en sont ?
R. : Je ne crois pas que le retrait de la FORPRONU serait une bonne chose pour les Serbes car cela voudrait dire une intensification des combats et, éventuellement l'implication d'autres puissances dans le conflit. Je suis convaincu que beaucoup dans le camp serbe, mais aussi du côté musulman, veulent aujourd'hui la paix et nous devons le rappeler dans le schéma de règlement politique. La Bosnie doit rester un État reconnu internationalement et représenté aux Nations unies. Au sein de cet État, il y a trois communautés liées par des liens flexibles ; il y a, par exemple, la Fédération croato-musulmane ou la Confédération entre Croates et Musulmans d'un côté, et les Serbes de l'autre. Nous devons aussi parler de la répartition du territoire entre les trois communautés et si on arrive à cela, après un cessez-le-feu général et la cessation générale des hostilités, peut-être pourrons-nous parler de la suspension progressive des sanctions. Voilà, globalement, le schéma d'une possible solution en Bosnie.
Q. : D'après votre schéma, c'est après le règlement que l'on parle de la suspension des sanctions contre les Serbes. Quel intérêt auraient les Serbes, une fois les sanctions levées, d'adhérer au règlement ?
R. : Les sanctions ne seront pas levées d'un coup. Nous devons avoir un plan progressif. Premier pas, suspension d'une partie des sanctions, ensuite, si la situation tient sur le terrain, autre étape, puis une troisième, etc.
Q. : Et quel serait l'intérêt pour les Musulmans de cesser les combats ?
R. : La paix. Je crois que c'est l'argument principal pour tous ceux qui veulent arrêter la guerre actuelle en Bosnie.
Visite aux États-Unis, propos tenus à la presse par le ministre des Affaires étrangères, M. Alain Juppé, à la sortie de la Maison Blanche (Washington, 12 mai 1994)
Le Ministre
J'ai eu des entretiens très positifs avec le Président Clinton et avec M. Antony Lake. Nous avons évidemment discuté de la situation en Bosnie et de la préparation de la réunion ministérielle de demain matin à Genève. J'ai été très satisfait de voir que les positions françaises et américaines étaient très proches sur cette question, bien plus proches que ce que j'ai pu lire ce matin dans certains journaux américains. En réalité, nous sommes tous deux d'avis que le temps est venu pour un règlement politique en Bosnie.
La question n'est pas d'imposer un tel règlement aux parties si elles ne le souhaitent pas, mais nous devons les presser de cesser le combat et d'élaborer un règlement global sur la base des principes que nous partageons : un cessez-le-feu général en Bosnie, puis la reconnaissance mutuelle d'États indépendants comme la Croatie, la Bosnie-Herzégovine elle-même et la Serbie-Monténégro. Troisièmement, l'organisation d'un système institutionnel souple entre les trois communautés de Bosnie-Herzégovine. L'accord croato-musulman signé à Vienne hier peut servir la référence ou d'exemple en vue de cette organisation institutionnelle. Quatrièmement, la distribution de territoires. Nous pensons que les pourcentages accepté à Genève et Bruxelles à la fin de l'année dernière : 51 % pour les Croates et les Musulmans et 49 % pour les Serbes, sont toujours valables. Sur ce point, nous ne sommes pas d'accord avec le plan annoncé hier à Vienne : demander 58 % du territoire n'est pas une proposition, ni une attitude raisonnable.
Sur ces principes, j'ai noté une très large convergence de vues entre la France et les États-Unis et je pense qu'il sera demain possible de tenir une bonne discussion et peut-être d'obtenir une déclaration commune avec la Russie, les États-Unis et l'Union européenne.
Q. : Concernant le cessez-le-feu, quel devrai-être le premier pas à accomplir ? Les États-Unis doivent-ils faire davantage pression sur les Musulmans bosniaques ?
R. : Nous devons tous faire pression sur les parties pour qu'elles acceptent un cessez-le-feu général. Les États-Unis ont eu une influence particulière sur le gouvernement bosniaque à Sarajevo. La Russie peut faire pression sur la partie serbe. Et les pays européens peuvent de leur côté influencer les parties. Ainsi nos efforts doivent-ils converger en vue d'obtenir un accord sur un cessez-le-feu général.
Q. : Vous parlez d'une convergence de vues, mais qu'est-ce qui sépare encore aujourd'hui les positions des deux gouvernements ?
R. : C'est justement quand on veut être plus précis que les convergences peuvent paraître moins grandes. Je ne suis pas sûr que demain à Genève nous devions entrer dans le détail. Ce qui compte, c'est que, pour la première fois, cela ne s'est jamais fait encore, les ministres russe, américain, européens puissent dire la même chose, au même moment, aux trois parties concernées. Les quelques principes que j'ai rappelés tout à l'heure, si nous arrivions à les formuler dans les mêmes termes demain, constitueraient un message fort. Ensuite, il faudra entrer dans le détail : la carte. Une chose est de parler de pourcentages (51-49), une autre chose est de tracer une frontière, en tout cas une délimitation. Cela viendra après. Il faudra ensuite nous donner un peu plus de temps pour entrer dans le détail. Mais, sur l'approche générale, ma conversation avec le Président Clinton et hier, la séance de travail avec Warren Christopher, me montrent qu'un accord n'est pas impossible. Je ne dis pas que nous allons signer un accord mais qu'il y a de larges plages de convergences.
Q. : La France menace-t-elle toujours de retirer ses forces de Bosnie ?
R. : Si nous échouons demain à Genève ou plus tard, le statu quo sera impossible. Il est impossible pour la France et pour d'autres pays européens de supporter le fardeau – pour la France, le fardeau de 6 000 hommes sur le terrain –, sans aucune perspective réaliste d'un règlement politique. Aussi, un temps viendra-t-il où l'opinion publique française et le gouvernement français demanderont : que faisons-nous en Bosnie ? Pourquoi maintenons-nous nos troupes sur le terrain ? Le gouvernement américain a fait la même chose d'ailleurs en Somalie il y a quelques mois…
Q. : Comment a réagi le Président Clinton à la possibilité d'un retrait des casques bleus français ?
R. : Nous n'avons pas longuement abordé ce point. J'ai préféré exprimer au Président Clinton quelles étaient mes vues générales, j'ai observé qu'elles n'étaient pas en contradiction avec sa propre approche. Maintenant, il faut évidemment que les diplomates travaillent, que nous parvenions à rédiger, je l'espère, une déclaration.
Q. : Cette éventualité, est-elle maintenue ?
R. : Il va de soi, je viens de le répéter, que si rien ne se passait au cours des semaines et des mois qui viennent, nous ne pourrions pas en rester là où nous en sommes. Nos hommes sont vulnérables sur le terrain, nous avons eu plus de morts parmi les casques bleus français en Bosnie qu'il n'y en a eu dans toute la coalition occidentale pendant la guerre du Golfe il y a trois ans maintenant.
Q. : Avez-vous donné une date limite au gouvernement américain pour le retrait des troupes françaises ?
R. : Non. La France ne se prépare pas à retirer ses troupes. La France souhaite très sincèrement éviter une telle solution mais celle-ci deviendra inévitable s'il est impossible de parvenir à un accord politique dans une limite de temps raisonnable.
Q. : Que devrait-il se passer à Genève pour que vous ne vous retiriez pas ou que ne s'enclenche ce processus ?
R. : Le minimum à obtenir à Genève demain est une déclaration commune contenant certains des points que j'ai relevés ici à Washington.
Q. : Le Sénat américain vote aujourd'hui sur l'embargo sur les armes aux Bosniaques. La levée de cet embargo aidera-t-il ou non votre cause ?
R. : Cela me semble presque la pire des solutions. Ce n'est pas une solution efficace. C'est une sorte de solution désespérée car si le Conseil de sécurité – parce que c'est lui doit prendre cette décision – lève l'embargo sur les armes, qu'arrivera-t-il après ? D'abord, le retrait de la FORPRONU sur le terrain ; ensuite la fin de l'aide humanitaire ; troisièmement, la reprise des combats ; et quatrièmement, l'appel à l'aide de la part des Musulmans à d'autre pays et, pourquoi pas, aux Américains et aux Européens. Ce qui veut dire plus de combats, encore plus de guerres et de victimes. Nous devons l'éviter et c'est pourquoi je suis toujours très attaché à la voie politique et diplomatique.
Q. : Quelle a été la réaction de M. Clinton à la suggestion d'un éventuel retrait des troupes françaises ?
R. : Nous n'avons pas abordé ce point avec le Président Clinton.
Q. : (Sur Haïti).
R. : Nous avons abordé ce sujet à l'initiative du Président Clinton. J'ai confirmé, et cela me semble aussi la démarche américaine, qu'il n'était pas pour nous question d'une intervention militaire pour aller chasser les militaires d'Haïti. Nous sommes toujours sur la ligne de l'accord de l'Ile des Gouverneurs. Nous voulons appliquer la dernière résolution du Conseil de sécurité, c'est-à-dire renforcer les sanctions, provoquer le départ des militaires et, après, mettre en place une force internationale qui pourrait notamment permettre au gouvernement haïtien de se doter d'une police, d'une force de sécurité démocratique et convenablement entraînée. La France, dans ce cadre-là, serait prête à apporter sa contribution.
Q. : Pour en revenir sur la Bosnie. Que pourraient faire les Américains pour convaincre les Musulmans ?
R. : Je ne peux pas rentrer dans ce détail, et ce que je souhaite, c'est que nous parlions demain le même langage sur les points que j'ai évoqués. Si nous parvenons à cela, ce sera déjà un progrès considérable.
Q. : Votre réaction à la nomination d'un nouveau président d'Haïti ?
R. : Ce président n'a aucune légitimité. C'est un coup de force. Le seul président légitime est, bien entendu, le président élu, le Président Aristide.
Q. : Quel est le principal obstacle pour un règlement final en Bosnie ?
R. : Il y a tant d'obstacles que je suis parfaitement incapable de vous en énumérer la liste ce matin !
Merci.
Réponses du ministre des Affaires étrangères, M. Alain Juppé, à TF1 et France 2 à la sortie de la Maison Blanche (Washington, le 12 mai 1994)
Q. : Est-ce qu'au jour d'aujourd'hui, à l'heure qu'il est, on peut considérer la libération des otages français comme acquise. Est-ce que vous avez une bonne nouvelle à annoncer aux Français sur le principe ?
R. : Sûrement pas, hélas. Comme vous tous, j'ai des informations en provenance de Bosnie indiquant qu'une libération serait possible dans les prochaines heures ou dans les prochains jours. Mais je reste extrêmement prudent parce que je n'ai pas pour ma part une confirmation officielle. Ce sont encore à l'heure où nous parlons, des rumeurs. Il faut maintenir la pression. Je voudrais rappeler que, depuis l'arrestation, la prise en otage, puisque c'est l'expression que j'ai utilisée de nos compatriotes, la diplomatie française n'a pas cessé, jour après jour, de faire des démarches soit auprès de Belgrade, soit auprès des Bosno-Serbes, soit auprès des institutions internationales, de nos alliés, de la présidence grecque. J'ai convoqué moi-même le chargé d'affaires yougoslave à Paris, le Secrétaire général du Quai d'Orsay est allé à Belgrade. Nous allons continuer à dénoncer cette prise d'otages, à refuser toute espèce de marchandage, à refuser également tout procès qui serait un procès bidon, bien entendu. Il faut que la libération intervienne immédiatement et sans condition.
Q. : Monsieur le ministre, est-ce que Bill Clinton accepte, comme le souhaite la France, de se joindre aux Russes et aux Européens pour exercer des pressions communes sur les trois parties yougoslaves demain à Genève ?
R. : Le fait que nous soyons à Genève demain, qu'il y ait à Genève demain le ministre américain, le ministre russe et plusieurs ministres européens dont moi-même, montre que nous sommes décidés, aujourd'hui, à tout faire pour qu'un accord de paix intervienne en Bosnie. Il faut arrêter la guerre. Il a pu y avoir une période où certains considéraient qu'après tout c'était sur le terrain que les choses devaient se dénouer. Je crois qu'aujourd'hui cette période est révolue. Tout le monde est conscient que la situation est trop fragile, trop vulnérable pour que le statu quo soit supportable. Il faut donc un accord, et c'est ce que nous allons dire. Nous n'allons pas l'imposer. Nous allons presser véritablement les parties en présence de se mettre d'accord.
Q. : Est-ce que la perspective d'un retrait existe toujours ? Est-ce que la menace d'un retrait français existe toujours ?
R. : Ce n'est pas une menace. C'est une perspective inévitable, inéluctable. Comment voulez-vous que, si rien ne se passe dans les prochains mois, nous laissions nos soldats exposés comme ils le sont avec, hélas ! Déjà un bilan extrêmement lourd, sans voir se dessiner à l'horizon aucune solution politique. Ce n'est pas possible. On finit même par nous expliquer que la présence de la FORPRONU sur le terrain rend l'usage de la force par l'Alliance atlantique inopérante, puisqu'on ne peut pas bombarder du fait de la présence au sol. Donc, nous perdons à l'heure actuelle sur tous les tableaux. La seule justification de notre présence est une justification humanitaire, mais le politique doit prendre le pas aujourd'hui de façon à ce que les choses se stabilisent.
Q. : Monsieur le ministre, je peux me permettre de revenir sur cette question du retrait ? Est-ce que vous avez annoncé au président Clinton qu'effectivement il y avait une menace réelle que la France retire ses casques bleus de Bosnie et est-ce que vous pouvez confirmer cette menace annoncée par Monsieur le Premier ministre Balladur aujourd'hui ?
R. : Monsieur Balladur, le Président de la République et moi-même n'avons jamais utilisé le mot de menace. Nous avons dit : si on ne s'en sort pas, si on continue à s'enliser dans un processus diplomatique qui dure des mois et des mois et des mois, vient un moment où nous nous poserons la question de savoir ce que nous faisons là-bas. Quand ? Tout le monde se la posera.
Q. : Cet hiver ?
R. : Dans les prochains mois, et sûrement avant l'hiver.
Q. : Et que dit M. Clinton à ce propos ?
R. : Nous n'avons pas particulièrement évoqué ce sujet. J'ai préféré consacrer mon entretien avec le président Clinton à voir ce que nous pouvons faire de positif. C'est-à-dire, quel type de déclaration nous pouvons mettre au point demain à Genève, et j'étais très favorablement impressionné en voyant que, sans être d'accord sur tout, bien sûr, puisque nous ne sommes pas rentrés dans les détails, il y avait une convergence.
Q. : Est-ce que les Français, à votre avis, doivent penser que s'il ne se passe rien par exemple dans les jours qui viennent, après Genève, il y a effectivement une possibilité que la France retire ses casques Bleus de Bosnie ?
R. : C'est une question qui sera à l'ordre du jour. Mais à Genève, on peut remporter un très grand succès. Ne rêvons pas, on peut aussi échouer totalement et à ce moment-là la question deviendrait d'actualité. Le plus probable, c'est que nous franchissions un pas et ensuite, il y aura d'autres pas. Mais je le répète, il faut dire maintenant aux parties : nous vous demandons d'arrêter la guerre, nous vous proposons un cadre général de règlement, et notamment les fameux pourcentages de 51 % pour la fédération croato-musulmane et de 49 % pour les Serbes. Je constate que ces pourcentages, aujourd'hui, sont acceptés par tout le monde. Ils sont acceptés par les Russes, qui nous l'ont écrit, par les Américains, qui nous l'on écrit, et ils sont dans le plan de l'Union européenne. Ils ont été acceptés par les parties aux mois de novembre et décembre derniers. Alors maintenant, si on le veut, on a là les base d'un accord. Ensuite il faudra passer au dessin d'une carte ; ce sera plus compliqué, mais au moins on pourra avancer.
Déclarations du ministre des Affaires étrangères, M. Alain Juppé, aux radios françaises (Washington, 12 mai 1994)
Q. : Sur la réunion de Genève, y-a-t-il un petit espoir ?
R. : Je voudrais d'abord souligner l'idée d'une réunion ministérielle à Genève, réunissant les ministres américain, russe, les principaux européens, l'idée que je défends depuis des semaines. J'avais réclamé ce que j'ai appelé un groupe de contact pour que tout le monde se mette dans la négociation et que nous tenions tous le même langage aux parties en présence, on y est arrivé. En soi, c'est déjà un point très important. J'espère que pour la première fois les grandes puissances concernées par le règlement de la crise en Bosnie pourront tenir le même langage. Quel langage ? Il est évidemment trop tôt pour le dire aujourd'hui, il me semble néanmoins qu'un accord se dessine sur les bases suivantes : un appel pressant aux parties pour un cessez-le-feu et une cessation générale des hostilités sur toute la Bosnie, immédiatement, pour une durée de plusieurs mois ; en second lieu, le rappel que la Bosnie est un État indépendant dans ses frontières, membre des Nations unies ; troisièmement la constatation qu'à l'intérieur de cette Bosnie-Herzégovine il y a plusieurs communautés qui veulent pouvoir s'administrer librement et d'ailleurs l'accord croato-musulmans en est une démonstration ; enfin, quelques indications, c'est en tout cas ce que je souhaiterais, sur l'attribution des territoires, entre ces différentes communautés. Il me semble, quand je lis les correspondances que nous adressent aussi bien les Russes que les Américains, que le rappel des paramètres fixés dans le plan d'action de l'Union européenne, c'est-à-dire 51 % pour les Croates et les Musulmans d'un côté, 49 % pour les Serbes, pourrait faire l'objet d'un accord, c'est en tout cas ce que je souhaite.
Q. : Qu'est-ce que vous avez demandé aux Américains ?
R. : Ce que je leur demande depuis plusieurs mois maintenant et ce que nous avons en fait réalisé depuis plusieurs mois, depuis l'ultimatum de Sarajevo, c'est d'être présents dans la discussion, de bien faire comprendre qu'il faut faire la paix. Il ne faut plus laisser entendre aux parties en présence, que ce soit les Serbes, que ce soit les Croates, que ce soit les Musulmans, qu'ils s'en sortiront mieux en continuant à se battre sur le terrain. C'est cela le principal message, le message le plus fort de Genève : nous vous appelons à trouver un règlement aussi équilibré et juste que possible, mais un règlement de paix. Il faut savoir arrêter une guerre.
Q. : Comment réagissez-vous aux propos plutôt négatifs de la presse américaine de ce matin aux entretiens avec Warren Christopher ?
R. : Des propos de presse sans doute à usage intérieur. Moi je me fie à mes entretiens, ils ont été positifs et sur bien des points, même s'il n'y a pas convergence absolue bien entendu, j'observe des rapprochements ; ce qui me fait dire que demain à Genève, il n'est pas exclu que nous puissions arriver à une bonne déclaration.
Je profite d'être devant vous pour dire un mot sur les onze otages de "Première Urgence", des nouvelles qui viennent de Paris mais aussi de Belgrade ou de Sarajevo indiquent qu'une possible libération pourrait intervenir dans les prochaines heures. Je suis encore très prudent sur ce point car je n'ai pas, en ce qui me concerne, de confirmation. Je voudrais rappeler, pour couper court à certaines affirmations qui ont été diffusées en France, que depuis maintenant la prise d'otages qui remonte au début du mois d'avril, il n'y a pas eu de jour, je dis bien pas un jour, où notre diplomatie n'a multiplié les démarches à Belgrade, à Pale, à Sarajevo, auprès des Nations unies, auprès de la présidence grecque, auprès de tous nos alliés, nous avons sans cesse mis la pression en expliquant bien aux Serbes que nous n'accepterions pas une parodie de justice, que c'était une prise d'otages, qu'il y avait eu manipulation, que nous ne marchanderions pas, que nous voulions une libération de tous les otages ensemble. Si la nouvelle se précisait, je le répète, je suis encore très prudent, ce serait l'aboutissement de cet effort diplomatique soutenu, régulier et quotidien.
Q. : Est-ce que vous avez évoqué la question de l'Algérie avec M. Christopher ?
R. : Nous en avons parlé parce que c'est un grave sujet de préoccupation pour la France et aussi pour les États-Unis. J'ai dit très clairement que l'arrivée d'un pouvoir extrémiste, fondamentaliste, anti-européen et anti-occidental à Alger, aurait des conséquences très graves, non seulement pour l'Algérie elle-même, pour la France mais pour tout le pourtour de la Méditerranée et donc pour l'équilibre de cette région. Les Américains seraient à l'évidence directement concernés. Alors, que faire pour éviter cela ? Favoriser le dialogue : les autorités algériennes actuelle s'y emploient, ce n'est pas facile bien entendu. Et puis surtout, c'est sans doute la carte que nous devons jouer, aider l'Algérie à sortir du marasme économique, de la crise économique qu'elle connait après trente ans de gestion socialiste. Elle a fait ce qu'il fallait avec le FMI, elle a dévalué sa monnaie, elle a pris des mesures internes courageuses. Il faut suivre ; et suivre, cela veut dire un puissant rééchelonnement de la dette et également une aide bilatérale ou multilatérale à l'économie algérienne ; la France fait un gros effort, les Douze ont accepté de faire un gros effort, je souhaite que d'autres se joignent aussi à nous dans cette voie.
Q. : Est-ce que vous avez aussi abordé la tragédie du Rwanda ?
R. : Oui, nous avons parlé du Rwanda : un million et demi de réfugiés, peut-être cent mille morts, c'est un drame abominable. J'ai rappelé d'abord que, contrairement là encore à ce que l'on dit aujourd'hui, la France s'est beaucoup impliquée au Rwanda. Pendant des mois et des mois, elle a eu des troupes sur le terrain pour s'interposer entre les factions en présence, puis il y a eu un accord de paix à Arusha, l'arrivée d'une force des Nations unies et c'est à ce moment-là que nous avons retiré notre dispositif. On pouvait espérer que les accords d'Arusha allaient se mettre en place et qu'une réconciliation nationale allait s'opérer. Là-dessus est intervenu l'attentat contre l'avion présidentiel qui a déchaîné une explosion de violence. Face à cette violence, il ne pouvait pas être fait autre chose que l'évacuation de nos ressortissants. Mais nous ne restons pas inactifs, nous pesons de tout notre poids avec les partenaires de la région, c'est-à-dire le Zaïre, la Tanzanie, l'Ouganda, le Burundi aussi, pour convaincre le Front Patriotique rwandais d'un côté, les forces rwandaises de l'autre, de cesser le feu et de revenir au processus d'Arusha, et puis nous avons mis en place une aide humanitaire très importante qui porte maintenant sur vingt millions de francs dans les pays voisins et également au Rwanda. Enfin, la France soutient l'idée du Secrétaire général des Nations unies d'envoyer une force de 5 500 hommes composée de contingents africains et dans un but humanitaire pour soulager autant que faire se peut le drame qui vivent les populations.