Interview de M. Ernest-Antoine Seillière, vice-président du CNPF et président de la commission économique du CNPF, dans "La Tribune Desfossés" le 19 septembre 1994, sur la reprise économique, la situation des entreprises et la mise en place d'une commission de déontologie pour lutter contre la corruption.

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Média : La Tribune Desfossés

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Ernest-Antoine Seillière : "La reprise créera des emplois en France"

Pour le PDG de la CGIP, la sortie de la crise se traduira par une reprise de l'investissement et des créations d'emplois. Il estime que la hausse récente des taux longs en France n'est pas justifiée. Il met également en garde contre la tentation de relancer la consommation par une hausse des salaires.

La Tribune : Pensez-vous que la France est aujourd'hui sortie de la récession ?

Ernest-Antoine Sellière : Si je regarde les différents secteurs dans lesquels nous sommes engagés, disons qu'en matière d'emballage on sent lentement revenir les volumes, mais pas encore les prix. Dans ce secteur, la conjoncture est orientée plus nettement à la hausse dans les pays qui ont adapté leur monnaie – cela est très important pour nous car nous réalisons 40 % de notre chiffre d'affaires en Grande-Bretagne, en Italie et en Espagne. Cependant chez ceux qui sont restés dans la stabilité comme l'Allemagne et la France, nous ne sentons pas encore de reprise. Nous avons là en Europe un tableau assez précis.

En ce qui concerne les services informatiques Cap Gemini Sogeti, le marché se remet en marche progressivement. Là aussi, je dirais que la tendance est un peu plus forte dans les pays scandinaves, en Angleterre, dans le Benelux ; encore hésitante en France et assez indistincte en Italie et en Espagne. Ce n'est pas une reprise générale, mais, incontestablement, la machine redémarre. Cela veut dire que les carnets de commandes commencent à se regarnir. C'est un processus encourageant.

Dans les autres secteurs où nous sommes, le ciment pour quelque temps encore, il y a un progrès par rapport à l'an dernier. On est à peu près revenu au niveau de 1992. Dans le matériel médical, le diagnostic, nous sommes sur des créneaux assez porteurs.

La Tribune : Pensez-vous que cette reprise est solide ?

Ernest-Antoine Sellière : Oui. Et cette reprise est d'une manière générale assez vertueuse puisqu'elle se fonde sur des regains d'exportation pour la France et de consommation dans un certain nombre de pays qui nous entourent Elle sera suivie par la reprise de l'investissement. Une croissance de 3 %, qui est généralement attendue pour la Grande-Bretagne, l'Allemagne, la France l'an prochain, paraît tout à fait possible

La Tribune : Cette reprise va-t-elle déboucher sur des créations d'emplois ?

Ernest-Antoine Sellière : Elle créera sûrement des emplois. Plus d'emplois, bien entendu, dans le tertiaire que dans l'industrie, ou les processus de production sont de moins en moins créateurs d'emplois. Je ne sais pas si cela pourra modifier rapidement la situation du chômage, mais il y aura création d'emplois.

La Tribune : Les mesures prises par le gouvernement, notamment en matière d'exonération de charges pour l'embauche de jeunes ou de chômeurs de longue durée, sont-elles de nature à inciter les entreprises à embaucher ?

Ernest-Antoine Sellière : Je crois que ces mesures ont des effets positifs, mais c'est plus par la multitude de décisions dans les entreprises petites et moyennes qu'au niveau d'initiatives massives de la part des grandes entreprises que cela se manifestera. En ce qui concerne CGIP, je ne peux pas dire que ces dispositions modifient la de l'emploi. En outre, notre main-d'œuvre est très qualifiée.

La Tribune : Comment ont évolué vos effectifs ces deux dernières années ?

Ernest-Antoine Sellière : Ils ont été en décroissance en 1993 et en 1994 à la suite de la récession. Mais il y a eu aussi des restructurations menées aussi bien chez Carnaud-Metalbox que chez Cap Gemini Sogeti qui ont entrainé des suppressions de postes.

La Tribune : L'amélioration de la conjoncture s'accompagne-t-elle d'une reprise de l'investissement ?

Ernest-Antoine Sellière : Elle est inscrite dans la mécanique conjoncturelle. Elle va se produire. Mais elle est encore très diffuse.

La Tribune : Vous-même, prévoyez-vous de gros investissements ?

Ernest-Antoine Sellière : Non, nous prévoyons de maintenir notre rythme d'investissements, que nous n'avons pas laissé faiblir pendant la récession. Il n'y aura pas vraiment de changement en ce qui nous concerne, mais nous étions à un niveau élevé. On a beaucoup investi chez Carnaud-Metalbox, chez Cedest, chez Bio Participations. Le rythme sera maintenu.

La Tribune : Comment voyez-vous l'évolution des taux d'intérêt ?

Ernest-Antoine Sellière : Le mouvement de baisse des taux courts et longs qui a été constaté sur la première partie de l'année allait dans le sens souhaité par les entreprises, notamment en France, ou l'endettement est plus fort qu'ailleurs. Les entreprises sont donc plus sensibles à l'évolution des taux, notamment à court terme En Allemagne, il n'y a pratiquement pas d'incidence du crédit court terme sur les entreprises. Ce paramètre des taux est très important dans l'économie française.

En France, la hausse récente des taux longs a pris tout le monde par surprise et elle est unanimement dénoncée comme injustifiée en Europe. La hausse des taux se manifeste aux États-Unis à la suite d'un signal donné par la Fed de lutte contre l'inflation Le rythme de croissance à 4 % peut en effet créer des tensions inflationnistes. Une politique de précaution a donc été mise en place. Elle n'est pas justifiée en Europe.

La Tribune : Mais n'y a-t-il pas un risque d'inflation en Allemagne et en Grande-Bretagne ?

Ernest-Antoine Sellière : Non, l'Allemagne n'a nullement besoin d'une hausse des taux longs pour contrôler son inflation. Elle se montre parcimonieuse sur la baisse de ses taux, encore élevées. Les autorités monétaires britanniques ont également surpris en relevant les taux courts. Tous cela vient trop tôt dans un mécanisme de reprise. C'est parce que le monde se globalise et que dans les salles de marché on ne régionalise plus comme on le devrait l'analyse des conjonctures. Cela dit, je ne pense pas que ce soit un facteur de nature à enrayer une reprise car, lorsque la pression se fait sentir sur l'appareil de production des entreprises, il faut investir. Je ne pense pas que, d'une manière générale, cela ait un effet de vrai ralentissement de la reprise, mais cela ne va pas dans le bon sens. Cependant, il faut se souvenir que la raison pour laquelle la tendance mondiale à la hausse des taux longs se manifeste réside largement dans le fait que les financiers ne croient pas à la volonté de réduction des déficits publics de la plupart des gouvernements. Ainsi les demandes d'investissements venant se surimposer à une vive collecte de l'épargne, pour les besoins publics, créent un phénomène de rareté qui entraine les taux à la hausse.

La Tribune : Malgré la récession, nombre d'entreprises ont poursuivi leurs efforts pour réduire leur endettement, leur situation financière s'améliore donc ?

Ernest-Antoine Sellière : Les entreprises françaises n'ont pas dégradé leur situation financière pendant la récession. Du moins d'un point de vue macroéconomique. Car il y a une quantité d'entreprises qui ont beaucoup souffert voire disparu. D'autres, au contraire, ont décidé d'investir moins et de moins acquérir, reconstituant ainsi leur bilan. D'une manière générale, c'est vrai, les entreprises ont géré la crise avec précaution, de telle manière qu'elles se trouvent aujourd'hui en situation de profiter pleinement de la reprise. C'est probablement le seul aspect positif que l'on puisse trouver à la récession. Cette fois-ci, la gestion des entreprises dans la récession a été raisonnable. Elles ont tenu leur politique salariale, elles ont restructuré, leur situation financière ne s'est pas détériorée.

La Tribune : Les entreprises françaises sont-elles suffisamment présentes à l'international ?

Ernest-Antoine Sellière : Elles ne sont pas assez internationalisées. Nous avons un vrai besoin de disposer en France non seulement de grands groupes, mais de fortes PME qui ont des filiales à l'étranger, des parts de marché dans d'autres pays d'Europe, qui exportent largement. Nous avons là le modèle allemand en vue. Une généralisation de la présence internationale, une volonté d'exportation dans l'ensemble du monde. Nous n'en sommes pas là. Il y a eu de forts progrès, mais cela ne suffit pas. Notre propre groupe s'est énormément internationalisé depuis dix ans et j'estime que nous lui avons donné ainsi ses chances stratégiques d'avenir et de succès.

La Tribune : Êtes-vous favorable à une relance de la consommation et doit-elle passer par une hausse des salaires ?

Ernest-Antoine Sellière : Je suis, en tant que chef d'entreprise, convaincu qu'on ne peut pas faire vivre une économie d'une manière artificielle. Quand on parle de relance de la consommation, cela veut dire que l'on trouve ici ou là, par des mesures très ciblées, très sectorielles, une manière d'augmenter la demande ou d'anticiper une demande qui, de toute façon, se serait manifestée. C'est le cas de la relance de l'automobile avec l'instauration de la prime "à la casse", qui a été l'investissement et l'exportation. Ce sont ces facteurs qui provoquent, par l'effet d'embauche, par l'accroissement de l'activité non seulement la reprise de la consommation, mais un phénomène de confiance qui amène des gens à accepter de tirer sur leur épargne de précaution, voire de s'endetter.

Nous aspirons à la mise en place d'une véritable consommation de fond. La relance de la consommation par des primes de rentrée scolaire, ce sont des bouffées qui ne peuvent pas vraiment être considérées comme une véritable reprise.

La Tribune : Vous ne croyez-pas à une reprise de la consommation facilitée par une hausse des salaires ?

Ernest-Antoine Sellière : Pas du tout. Je crois qu'elle aurait des effets inflationnistes évidents et que nous sommes dans un monde économique qui a affirmé la stabilité des prix comme une des données fondamentales de la concurrence, de la compétition internationale et que nous ne pouvons en aucune manière nous y soustraire. L'augmentation salariale doit être liée à des progrès de productivité et à la hausse en volume, et donc être liée à l'expansion, mais elle ne peut pas être une cause de l'expansion. C'est un effet de celle-ci.

La Tribune : Les résultats des entreprises s'améliorant nettement, ne craignez-vous pas des revendications sociales ?

Ernest-Antoine Sellière : La renaissance de la revendication sociale dans la croissance retrouvée n'a rien d'extraordinaire. Et, si elle se produit, nous devons la considérer comme un phénomène tout à fait normal et classique de la démocratie économique. D'une manière générale, le dialogue social dans l'entreprise est bien établi et je suis toujours convaincu en tant que chef d'entreprise que la réussite économique et financière d'une entreprise doit être accompagnée d'une réussite sociale. Nous prêtons beaucoup d'attention aux aspects sociaux de la reprise. Mais il serait tout à fait déraisonnable de l'affaiblir alors qu'elle est à peine constatée dans les faits et dans les résultats des entreprises.

La Tribune : On parle beaucoup des intentions du gouvernement d'augmenter la taxe professionnelle et la taxe d'apprentissage…

Ernest-Antoine Sellière : En tant que chef d'entreprise je suis désemparé devant cette perspective. Elle provoque une vive émotion dans les milieux patronaux, où j'ai, par ailleurs, des responsabilités. Mais je me doute, hélas, que c'est cette réaction qui intéresse justement les milieux politiques, beaucoup plus que les conséquences négatives que l'augmentation de la taxe professionnelle peut avoir sur la reprise en matière de taxe professionnelle.

La Tribune : Êtes-vous partisan de la formation en alternance ?

Ernest-Antoine Sellière : J'en suis partisan. Elle fait intervenir l'entreprise dans la partie de l'enseignement pratique tandis que l'enseignement théorique est assuré par l'Éducation nationale. C'est certainement la direction dans laquelle tout le monde aspire à s'engager pour que la formation des jeunes soit adaptée aux nécessités économiques.

La Tribune : Que répondez-vous à ceux qui s'élèvent pour dire que la baisse des charges des entreprises ne les a pas incités à embaucher ?

Ernest-Antoine Sellière : C'est un propos léger parce que nul ne sait quelles serait l'ampleur du chômage aujourd'hui si l'entreprise n'avait pas été confortée pendant la récession par quelques mesures. Il est bien illusoire de penser que les entreprises auraient pu embaucher plus. Elles ne peuvent faire dans ce domaine que ce que leur permettent leur marché et leur compte d'exploitation.

La Tribune : Le CNPF a réagi devant les nombreuses affaires judiciaires qui impliquent des partons en mettant en place une commission de déontologie. N'a-t-il pas réagi tardivement ?

Ernest-Antoine Sellière : Nous ne pouvons pas rester à l'écart de ce délicat problème. Nous avons longtemps réfléchi, et le CNPF a décidé de mettre en place une "commission de déontologie" pour étudier, notamment, les problèmes posés par la corruption. Cette commission sera composée de chefs d'entreprise, de juristes et de décideurs de l'administration et de la politique. Elle est donc plus large que la commission des trois sages mises en place par le gouvernement.