Texte intégral
LE QUOTIDIEN. — A la conférence de l'ONU sur la population du monde, au Caire, c'est vous qui exposerez la position de la France. La contribution de notre pays à l'aide internationale pour les affaires de population a jusqu'ici été considéré comme très timide par les autres pays industrialisés. Allez-vous annoncer des changements ?
Simone VEIL. — La contribution de la France, que je présenterai, traduira l'engagement de notre pays en ce domaine et nos préoccupations face à une croissance démographique rapide et non contrôlée telle qu'on l'observe dans certains pays en développement. Nombre de ces pays sont eux-mêmes conscients que l'explosion démographique fait obstacle à leur développement et donc à tous progrès sur le plan économique et social. J'en suis pour ma part convaincue depuis longtemps, et les travaux auxquels j'ai participé sur ce sujet au Parlement européen ou à l'OMS n'ont fait que me renforcer dans cette conviction.
En 1991-1992, j'ai présidé une commission d'experts internationaux — médecins et scientifiques de haut niveau — mise en place par l'OMS pour élaborer un rapport sur la santé, l'environnement et le développement qui soit sa contribution au Sommet de Rio. Les conclusions de ce rapport soulignaient les graves conséquences de l'explosion démographique pour l'environnement, mais aussi pour le développement et la santé, estimant qu'elle était, avec la pauvreté, le phénomène contre lequel il fallait lutter en priorité. L'idée prévaut encore, dans certains pays, qu'avoir de nombreux enfants, surtout des fils, est une chance pour les parents, du fait de leur force de travail. Pourtant, les spécialistes savent que, dès lors que la population n'est plus régulée comme autrefois par une très forme mortalité infantile, sa croissance très rapide entraîne un déséquilibre entre les générations, qui ne permet pas d'apporter aux jeunes l'éducation et les soins nécessaires pour permettre un développement équilibré des pays les plus pauvres.
Q. — Vous allez donc réaffirmer ces principes-là au Caire. Mais, sur le plan concret, qu'allez-vous proposer ?
S. V. — Au-delà des engagements financiers, qui sont naturellement abordés au cours de ces conférences, et il est vrai que la contribution directe de la France aux programmes « population » de l'ONU et des grands organismes internationaux est modeste, notre expérience en matière de coopération et d'aide au développement nous permet d'enrichir la réflexion sur les stratégies à mettre en oeuvre à travers une approche globale des problèmes de population. Pour l'Afrique, en particulier. En effet, ce n'est pas en imposant des mesures de planification des naissances, démarche inacceptable qui d'ailleurs a bien montré ses limites, mais par un soutien au système éducatif et de soins, une meilleure information, que nous favoriserons, surtout chez les femmes, une prise de conscience de leur responsabilité en ce domaine. L'éducation et primordiale. Aussi ai-je été étonnée que le pré-rapport de synthèse préparé par les représentants des Etats membres de l'Union européenne pour la conférence du Caire ne mette pas davantage l'accent sur ces questions, à la différence du document élaboré par le Fonds des Nations unies aux populations.
Q. — Un pré-rapport auquel la France a contribué ?
S. V. — Naturellement… Et nous travaillons actuellement à faire prendre en compte davantage l'importance de l'éducation, celle des femmes et des filles, en particulier. J'avais déjà observé au Parlement européen que certaines organisations à forte composante masculine privilégiaient une approche « quasi mécanique » de ces problèmes, sous-estimant leurs aspects culturels. Est-il difficile de reconnaître que ce sont les femmes concernées qui ont en définitive un rôle majeur en ce domaine ? Ce sont elles qu'il faut convaincre et non contraindre.
Q. — La nouvelle politique de la famille que vous êtes en train de mettre en place ne va-t-elle pas accentuer ce phénomène ? Est-ce qu'on peut mener de front ici une politique nataliste et là une politique d'espacement des naissances ?
S. V. — Mais oui. Il suffit de regarder les courbes de population pour comprendre que les situations sont complètement différentes. Ce sont même des politiques complémentaires, si l'on raisonne en termes d'équilibre des populations. Dans l'état actuel de notre démographie, et si les choses continuent, nous risquons, nous, Européens, d'être de moins en moins nombreux et donc moins influents par rapport aux peuples d'autres continents, qui, eux, ne cessent de croître. On sait bien que, traditionnellement, la France a eu recours à l'immigration pour compenser sa faible natalité, mais on connaît les limites de cette politique. Il faut porter davantage d'attention et de réflexion au problème dans son ensemble et non l'aborder, comme on le fait trop souvent, de façon isolée : on traite, d'une part, les problèmes posés par l'immigration, d'autre part, la baisse de la natalité, ce qui donne d'ailleurs à certains l'occasion de mettre en cause le travail des femmes.
Q. — C'est vrai ?
S. V. — Non. Ce n'est pas l'augmentation du travail féminin qui a entraîné la baisse de la natalité. Il suffit de regarder les chiffres entre 1920 et 1940… Cela dit, la baisse de la natalité a été un souci politique constant en France. Bien avant tous les autres pays européens, la France a tenté de compenser les baisses de natalité qui la frappaient en favorisant l'immigration. Les lois sur la nationalité au XIXe n'avaient pas d'autre but que de permettre d'avoir plus de Français, plus de soldats… et plus de travailleurs.
Q. — Alors quel sera les messages de la France au Caire ?
S. V. — Qu'il faut tout mettre en oeuvre pour que la croissance de la population du monde ne mette pas en péril les ressources naturelles de la planète et ne compromette pas les possibilités de survie et de développement de l'humanité.
Q. — Mais en faisant quoi ?
S. V. — En apportant aux populations, par des actions de coopération, d'éducation et d'aide sanitaire, les moyens de faire leurs propres choix. Cette liberté-là, c'est en les informant qu'on peut la leur apporter. Il faut les éclairer sur les meilleures façons d'améliorer leur qualité de vie en même temps que sur celles des sauvegarder la planète. Si on ne fait rien, la population de la Terre aura doublé une nouvelle fois dans cinquante ans. Il y a urgence à mener une action internationale.
Q. — Le problème des médecins dans les hôpitaux étrangers vient d'être soulevé par l'Académie de médecine et l'IGAS. Comment allez-vous régler cette question qui concerne la démographie médicale ?
S. V. — Ce problème me préoccupe beaucoup. Il y a déjà plusieurs mois que j'ai demandé aux différents services concernés de rechercher les solutions propres à y remédier. Mais c'est un problème très complexe. D'abord, un problème de santé publique, et il a fallu faire une évaluation de la situation, hôpital par hôpital, et cas par cas. C'est aussi un problème humain, car beaucoup de ces médecins se sont mariés en France et ne souhaitent pas, ou ne peuvent pas, retourner chez eux. Enfin, le nombre de médecins étrangers susceptibles d'obtenir l'autorisation d'exercer en France étant très limité — 80 autorisations seront délivrées cette année par une commission indépendante, pour 2 000 demandes —, il n'est pas facile de régulariser leur situation en dehors de l'hôpital.
Q. — Combien de médecins sont concernés ?
S. V. — Environ 7 500 médecins n'ont pas l'autorisation légale d'exercer en France, tout en occupant des postes hospitaliers. Ils ont été nommés alors qu'ils étaient en formation de spécialisation, en complément de leur formation généraliste dans leur pays. 3 800 sont des faisant fonction d'interne et 3 500 des attachés associés. Parmi ces derniers, 20 % ont d'ailleurs la nationalité française, mais sont titulaires de diplômes étrangers ne leur octroyant pas l'autorisation d'exercer en libéral en France. La plupart des faisant fonction d'interne travaillent dans des centres hospitaliers généraux, où ils rendent de grands services. Mais il est anormal de faire reposer la continuité des soins sur des médecins en formation ou considérés comme tels.
Il est urgent de régler cette question. C'est un impératif en termes de qualité des soins et une nécessité si l'on souhaite maîtriser la démographie médicale. Il s'agit d'ailleurs de justice et de respect, pour les intéressés eux-mêmes, que l'on ne peut humainement laisser indéfiniment dans des situations aussi précaires.
Q. — Mais est-il souhaitable que tous les médecins étrangers qui le demandent puissent exercer en France ?
S. V. — Compte tenu de notre volonté de maîtriser la démographie médicale, qui impose une sélection rigoureuse des étudiants en médecine, on ne peut laisser se développer de véritables filières parallèles d'accès. J'ai d'ailleurs attiré l'attention de la conférence des doyens sur les inconvénients de multiplier les formations de troisième cycle qui ne débouchent pas sur une qualification de spécialité reconnue. Mais, s'agissant des médecins étrangers résidant en France depuis longtemps, dès lors qu'ils sont compétents, ce que nous vérifierons, il faut leur donner un statut, puisque, en tout état de cause, on manque de médecins dans certains hôpitaux.
Q. — Et ceux qui ne satisferont pas aux évaluations de qualification ?
S. V. — Il faut leur donner la possibilité d'acquérir une formation complémentaire adéquate et, s'ils ne veulent ou ne peuvent pas l'obtenir, ne pas les garder.
Q. — Comment empêcher que le problème se repose dans quelques années ?
S. V. — Certains médecins qui se sont formés dans leur pays viennent accomplir ici un 3e cycle, et c'est l'intérêt de leur pays qu'ils y retournent ensuite. Mais, très souvent, au cours de ce 3e cycle, ils se font recruter dans un hôpital, obtiennent le soutien de leur patron et ne veulent pas repartir. Il convient avant tout chose de définir clairement les règles qui permettent l'exercice en France et d'appliquer dès que possible les nouvelles conditions de recrutement des faisant d'interne dans les hôpitaux, qui sont numériquement et qualitativement plus restrictives.
Q. — Le dossier des médecins étrangers va-t-il évoluer rapidement ?
S. V. — Nous y travaillons beaucoup, des textes sont en préparation et le dossier avancé. Le seul point qui peut retarder l'adoption de ces mesures, c'est la nécessité probable de dispositions législatives.
Q. — Le problème du sida peut se poser, lui aussi, en termes de relations Nord/Sud ou pays riches/pays pauvres. C'est pour cela sans doute que vous avez pris l'initiative d'une réunion des pays principaux contributeurs à la recherche sur le sida le mois prochain à Paris…
S. V. — C'est en effet une initiative française menée en concertation avec l'OMS, qui apportera son soutien, et avec un certain nombre de pays en voie de développement. Cette conférence, qui réunira sous ma présidence, les 17 et 18 juin prochain, les ministres de la Santé des pays développés et les représentants de pays en développement et des organisations non gouvernementales, sera suivi, également à Paris, le 1er décembre, d'un sommet au plus haut niveau politique des dix-sept Etats qui sont les principaux contributeurs à la lutte contre le sida par leur aide internationale.
Q. — Et quel sera l'ordre du jour ?
S. V. — Ce sera l'affirmation de la volonté politique des pays industrialisés de prendre en compte les problèmes du sida dans le monde et d'exprimer clairement leur solidarité avec les pays en développement. En matière de recherche, il s'agira de coordonner les efforts et de s'assurer que les pays les plus pauvres pourront bénéficier des traitements et des vaccins qui pourraient être découverts dans l'avenir. Enfin, nous souhaitons que l'engagement soit pris d'aider les pays les plus touchés à prévenir et à assumer les conséquences économiques et sociales du sida, notamment le nombre croissant d'orphelins en Afrique, mais aussi en Asie.
Q. — L'annonce de la mise en place d'un comité interministériel de lutte contre le sida ne semble pas avoir été suivie d'effet…
S. V. — Il ne s'agit pas de créer une nouvelle administration, mais de coordonner l'action de toutes celles qui sont concernées par le problème. Il est évident que les problèmes du sida ont une dimension interministérielle. C'est même le souci de ne pas multiplier les structures et d'introduire plus de cohérence qui avait conduit le Pr Montagnier à proposer d'intégrer l'Agence française de lutte contre le sida dans la direction générale de la Santé, qui comprenait déjà en son sein une cellule très active sur le sida. A la différence des problèmes liés à la toxicomanie, qui concernent très directement de nombreux ministères — Santé, Justice, Intérieur, DOM-TOM, Affaires étrangères, Education —, la lutte contre le sida relève plus particulièrement du ministère de la Santé, même si d'autres sont naturellement impliqués.
Q. — A quoi ce comité doit-il servir ?
S. V. — Il est destiné à réunir périodiquement tous les ministres concernés, celui des Affaires sociales et de la Santé et le ministre délégué à la Santé, bien sûr, mais aussi ceux de l'Enseignement supérieur et de la Recherche, de la Coopération, des DOM-TOM, de l'Education nationale, en passant par ceux de la Jeunesse et des Sports, du Travail, du Budget, de l'Intérieur, de la Justice… Tous sont impliqués, et il faut définir une stratégie commune, afin que leurs administrations agissent de façon coordonnée et cohérente.
Q. — Quand se réunira-t-il ?
S. V. — A l'initiative du directeur général de la Santé, qui est le délégué interministériel chargé de cette question, les directeurs des administrations centrales des ministères intéressés se sont déjà réunis deux fois pour mettre au point les mesures propres à renforcer l'ensemble du dispositif et accorder une vraie priorité à la lutte contre ce fléau. Le moment venu, nous réunirons les ministres pour approuver leurs conclusions.
Q. — Le sida ne cesse de poser de nouveaux problèmes de principes. Le débat que posent actuellement les médecins entre Code pénal et Code de déontologie, entre non-assistance à personne en danger et violation du secret professionnel vous paraît-il justifié ? Vous semblez ne pas avoir voulu y entrer…
S. V. — Sauf dérogation exceptionnelle, la règle du secret professionnel est un principe absolu consacré par le Code pénal. En l'état, les règles déontologiques ne pourraient en délivrer le médecin, pour lui permettre d'informer le partenaire d'un patient séropositif de sa maladie. Mais je comprends très bien que les médecins se posent cette question. N'y a-t-il pas, toutefois, de nombreuses autres situations où ils sont confrontés à cette interrogation ? Je suis d'ailleurs étonnée que, s'agissant du sida, pour lequel on ne cesse de combattre les réflexes d'exclusion et les discriminations, on songe à apporter une exception à une règle aussi importante que celle du secret professionnel. Ne faudrait-il pas, au contraire, par une démarche inverse, considérer que le sida nous oblige à porter un autre regard sur un certain nombre de règles de santé publique, dans la perspective de nouveaux rapports à établir entre la société et l'individu ? Ne faudrait-il pas reprendre l'approche des problèmes de santé publique, traditionnellement appréhendés pour répondre à des exigences collectives, et poser également la question en termes de droits de l'homme et de droits individuels ?
Q. — C'est la position de Glucksman qui souhaite un débat démocratique large sur les problèmes de santé. Faudrait-il un débat de ce genre pour le secret médical et le sida ?
S. V. — Je crois qu'il faut avant tout se demander si la remise en cause du secret médical n'aurait pas des effets pervers : rompre la relation de confiance établie, grâce au secret médical, entre le médecin et le malade, risque d'avoir plus d'inconvénients que d'avantage pour la lutte contre le sida, notamment. Certains malades préféreront ne pas se faire soigner… C'est d'ailleurs le sens, je crois, du rapport que vient de me remettre le Pr Louis René.
Q. — On peut aussi laisser la responsabilité de l'information au patient et non au médecin. Un projet danois prévoit de sanctionner les sujets qui transmettent sciemment le virus.
S. V. — Il y a déjà dans notre jurisprudence des exemples de sanctions prises dans des cas de contamination volontaire ou par imprudence. Il n'y a donc besoin, me semble-t-il, d'aucune législation nouvelle sur ce point. Il faut être très prudent avant de légiférer pour une maladie en particulier. En ce qui concerne l'information, il existe depuis des décennies des règles imposant la déclaration de certaines maladies contagieuses, mais ces déclarations sont faites exclusivement auprès des autorités publiques et couvertes par le secret professionnel. Dans le cas du sida, particulièrement difficile, j'en conviens, je ne crois pas qu'on rendrait service ni aux médecins ni aux malades en apportant une exception qui ne pourrait résulter que de la loi.
En revanche, les médecins ont un rôle très important à jouer auprès de leurs patients séropositifs, pour leur faire prendre conscience des conséquences de tout ordre, y compris morales et juridiques, de leur silence vis-à-vis de leurs partenaires, et il leur appartient, sans pour autant violer le secret médical, de les aider, par leur présence et leurs conseils, à révéler cette contamination. C'est une éducation à la responsabilité, à laquelle les médecins, les philosophes, les politiques, les citoyens doivent tous participer, dans le respect des malades, quels qu'ils soient.