Articles de M. Valéry Giscard d'Estaing, président de l'UDF, dans "Le Figaro" des 19, 20 et 21 septembre 1994, sur la situation du chômage et la nécessité d'effacer "la zone d'exclusion d'emplois" et sur le financement des charges sociales des entreprises, intitulés "Pour un retour au plein emploi".

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Média : Le Figaro

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Première partie - Le mur

Le chômage, je le rencontre aujourd'hui presque partout. Aux feux rouges des carrefours, où des jeunes et des moins jeunes font la manche, en contrepartie de menus services. Dans la correspondance angoissée que je reçois, comme chaque élu, notamment en provenance de travailleurs licenciés et de jeunes femmes, en charge d'enfants et sans travail. Dans les questions que me posent les lycéens en fin d'étude. Situation totalement inconnue, il y a trente ans, et situation insupportable, choquante dans toutes nos perceptions humaines, et tout simplement insupportable pour moi.

Les dirigeants politiques butent depuis le début des années 70 sur le problème du chômage.

Lorsqu'ils sont dans l'opposition, ils croient pouvoir promettre que leur arrivée suffira à redresser la situation et à rétablir l'emploi. Quand ils sont au pouvoir, ils sont bien obligés de constater que la marée du chômage monte toujours, malgré leurs efforts pour l'endiguer. Ils s'ingénient à rechercher des explications pour justifier cette impuissance, même si la reprise de l'activité économique en Europe, vient apporter, maintenant d'un mois sur l'autre, la bonne nouvelle d'une légère diminution du niveau absolu du chômage.

L'opinion publique passe par des phases successives : l'espoir, l'inquiétude, la fureur, avant de se résoudre à un fatalisme désespéré dans lequel elle s'enferme aujourd'hui : « de toutes façons, personne n'y changera rien », « la droite ne fait pas mieux que la gauche ». Et trois jeunes Français sur quatre répondent aux enquêteurs qu'ils « connaîtront le chômage à un moment ou à un autre de leur vie ».

Personnellement, j'ai été stupéfait par la présentation de certaines suggestions. Alors que chacun réalise qu'une partie de nos difficultés provient de la concurrence de pays qui travaillent davantage que nous, avec des coûts salariaux très inférieurs aux nôtres, certains préconisaient, pour sortir du chômage, de diminuer notre effort de travail, voire même, par une disposition générale plafonnant la durée hebdomadaire du travail, de « rationner » le travail rémunéré.

Ces suggestions, souvent présentées de bonne foi, me paraissent traduire le désarroi des esprits. Aussi, me suis-je dit que j'allais consacrer les semaines d'été à tenter une investigation d'ensemble sur ce problème.

Ce qui frappe d'abord, c'est l'augmentation continue du taux de chômage en France sur 25 ans, depuis 1970 jusqu'à l'été 1994. Le graphique le montre bien qu'il s'agit d'une tendance lourde, constante, qui traverse presqu'inchangée les différentes situations conjoncturelles que notre économie a connues, à la seule exception des années de forte reprise économique : 1977 et 1978, et 1988 jusqu'à l'été de 1991.

Quand on cherche à approfondir le sujet, on est saisi par l'extraordinaire abondance des études qui lui sont consacrées. On dénombre plus de 5 000 livres, brochures ou articles de fond, publiés sur le chômage au cours des dernières années. Le problème a été observé et retourné sous tous ses angles. Les différents modèles, américain, japonais et européen, ont été analysés. Beaucoup de ces études débouchent sur des propositions concrètes.

Le dossier de la Chambre de commerce de Paris recense en 1994 une centaine de mesures d'aide aux entreprises. La loi quinquennale sur l'emploi, promulguée en 1993, comporte plus de cinquante dispositions. Bien que ces études et ces mesures soient souvent très pertinentes, le chômage paraît rester indifférent à cette accumulation du savoir.

Essayons de reprendre cette analyse.

L'évolution du chômage dépend du mouvement de trois grandes masses de personnes.

L'augmentation de la population en âge de travailler, dont on fixe habituellement les limites de 16 à 64 ans. Cette évolution dépend de la démographie et de l'immigration. Dans les années 70, elle était très contrastée d'un pays à l'autre : augmentation de 2 % par an en moyenne aux États-Unis, contre 1 % en Europe et au Japon. Aujourd'hui cette évolution se poursuit dans toutes les grandes zones industrialisées au même rythme de croissance de 0,8 à 1 % par an. En 20 ans, la population en âge de travailler a augmenté en France de près de 3 millions de personnes. Elle est aujourd'hui de 25,2 millions de personnes.

Le taux de participation au travail, c'est-à-dire le rapport entre la population active – où l'on compte toutes les personnes au travail ou à la recherche d'un emploi – et la population en âge de travailler. Ce taux augmente, par exemple, lorsque des femmes qui ne travaillaient pas jusque-là, décident de chercher un emploi. L'augmentation naturelle de ce taux a représenté en moyenne 15 % de la croissance de la population active des pays de l'OCDE, au cours des quinze dernières années.

L'évolution de ces deux grandes données nous indique que le plein emploi, dans l'état actuel de nos sociétés, ne peut être atteint que par une augmentation régulière du nombre des emplois offerts, non seulement pour faire face à l'augmentation naturelle du nombre des demandeurs d'emploi, mais aussi pour réduire le taux de chômage.

Le troisième facteur est précisément le rythme de création d'emplois. On constate dans ce domaine une différence saisissante entre les États-Unis et l'Europe. Sur la base 100 en 1960, le nombre total d'emplois s'élève en 1994 au niveau 185 aux États-Unis, et 110 dans l'Union européenne, alors que sur la même base, le PIB de ces deux zones a progressé de manière très voisine : 268 pour les États-Unis et 270 pour l'Union européenne. En même temps, la répartition de ces emplois a été bouleversée : chute de l'emploi agricole, baisse très modérée de l'emploi industriel, doublement de l'emploi dans les services (principalement les services « marchands », c'est-à-dire donnant lieu à rémunération, aux États-Unis, et les services « non marchands » en Europe).

Cette forte création d'emplois aux États-Unis s'est accompagnée d'une baisse du coût des bas salaires américains d'environ 1 % en moyenne annuelle, tandis qu'ils augmentaient de 2 % par an en Europe. Cette tendance se poursuit sous l'administration Clinton puisque, en dépit de la forte reprise, le salaire horaire a reculé de 0,1 % en juin, et le salaire hebdomadaire de 0,7 %.

Enfin, les emplois à temps partiel ont représenté dans tous les pays – sauf la France – une proportion importante et croissante des nouveaux emplois.

La dernière observation porte sur le poids du chômage de longue durée dans le chômage total. Son poids est beaucoup plus élevé en Europe qu'aux États-Unis : supérieur à 40 % en Europe, contre moins de 10 % aux États-Unis.

Ceci me conduit à dire un mot sur la fameuse différence entre le chômage conjoncturel et le chômage structurel. La partie « structurelle » du chômage est tout simplement celle qui ne disparaît pas en cas de reprise de l'activité économique. Pour la France, sans ignorer les relations complexes entre ces deux types de chômage, dans la situation actuelle, on peut évaluer aujourd'hui entre 9 et 10 % de la population active le chômage structurel, soit environ 2,3 millions de personnes, et le chômage conjoncturel entre 2,5 et 3 %, c'est-à-dire entre 600 000 et 760 000 chômeurs.

Le meilleur résultat qu'on puisse attendre de la reprise économique serait, en faisant disparaître le chômage conjoncturel, de ramener au bout de plusieurs semestres d'une croissance continue le nombre des chômeurs au voisinage de deux millions et demi de personnes.

En tout état de cause, nous ne pouvons pas accepter, à titre permanent, l'existence d'un chômage structurel aussi important, destructeur d'une partie vitale du lien social chez ceux qu'il frappe.

À partir de ces observations, on voit apparaître trois « schémas » différents d'évolution de l'emploi :

1. Le schéma américain, caractérisé par une forte croissance de l'emploi dans le secteur des entreprises et une faible augmentation de la productivité moyenne ; la baisse des bas salaires et l'augmentation des écarts de rémunération; un chômage essentiellement conjoncturel avec des flux d'entrée et de sortie importants. Un chômage « normal » – celui qui définit le plein emploi – évalué au voisinage de 6 %.

2. Le schéma japonais, avec un faible taux de chômage, même en période de récession, grâce à une redistribution active des emplois au sein des entreprises ; et un chômage caché qui prend aujourd'hui des proportions importantes.

3. Le schéma européen, où l'on observe une croissance faible des emplois, concentrée dans le seul secteur public ; une augmentation forte de la productivité (trop forte dans les services marchands de proximité) entraînant des suppressions d'emplois dans les secteurs traditionnels d'activité ; un accroissement continu des salaires, jusqu'à la fin des années 80, et plus encore des charges assises sur les salaires ; un taux de chômage plus élevé à la fin d'un cycle économique que celui constaté à la fin du cycle précédent ; des flux d'entrée, et surtout de sortie, dans la population sans emploi, relativement faibles, traduisant un mauvais fonctionnement du marché du travail.

Finalement, nous voyons que nous vivons en Europe, et particulièrement en France, dans une économie créatrice de chômage, en ce sens qu'elle ne produit pas chaque année le nombre d'emplois nécessaires pour faire face à l'augmentation de la demande. On assimile souvent le problème du chômage à celui de la crise économique. Or le déficit de création annuelle d'emplois en France est le point essentiel. C'est lui qui explique la montée régulière, continue, du chômage de longue durée.

La communauté internationale a conduit récemment deux analyses approfondies du problème du chômage : l'étude de l'OCDE sur l'emploi, publiée en mai 1994, et dont les conclusions ont été reprises, en termes plus ou moins vagues, par le sommet des pays industrialisés de Naples, et le Livre blanc de la Commission européenne sur la productivité, la croissance et l'emploi, présenté en décembre 1993. Nous disposons ainsi de deux diagnostics solides.

Que nous recommandent alors les organisations internationales ?

Le Livre blanc de la Commission européenne propose un objectif chiffré pour l'Union européenne : la création de 15 millions d'emplois nouveaux d'ici l'an 2000 (soit environ 2 millions d'emplois pour la France), précisément pour faire face à l'augmentation de la demande annuelle d'emplois, et pour ramener le taux de chômage entre 5 et 6 %, équivalant alors à ce qu'on appelle aujourd'hui le « plein emploi », comme nous le verrons plus loin. Pour cela, deux conditions : un taux de croissance élevé, sans inflation, de préférence au voisinage de 3 % par an ; une politique vigoureuse de réformes tendant à créer davantage de flexibilité sur le marché de l'emploi ; une hausse des salaires durablement inférieure aux gains de productivité ; et une réduction des charges sociales assises sur les salaires.

L'approche de l'OCDE est différente. Elle met davantage l'accent sur la préparation du futur : réforme du système d'éducation et de formation ; diffusion plus rapide de l'innovation technologique ; facilités données à la création et au développement des entreprises. Sur le plan du marché du travail, ses recommandations sont proches de celles du Livre blanc européen : plus grande flexibilité du temps de travail ; réforme des législations qui freinent la création d'emplois nouveaux pour protéger des emplois existants ; réduction des charges assises sur les salaires ; réforme des allocations chômage pour qu'elles ne jouent pas contre le désir d'emploi. Une phrase revient comme un leitmotiv dans le rapport de l'OCDE : la capacité insuffisante d'adaptation de nos économies au changement est la cause centrale du chômage. Pour lutter contre le chômage, nous devons aider nos économies à s'adapter plus vite au changement, au lieu de chercher à combattre le changement en essayant de le retarder.

De ces analyses très fouillées, voici les lignes essentielles d'action que je retiens pour la France :

D'abord, placer l'économie française en situation de plus grande dynamique : viser une croissance annuelle sans inflation de l'ordre de 3 % ; mettre l'accent sur le développement des PMI et de l'exportation ; faciliter l'acquisition et la diffusion des technologies nouvelles. Il existe, dans ces entreprises, un immense gisement d'espoir qui rend crédible la future création d'emplois dans notre pays.

Faire évoluer les conceptions, les attitudes et les valeurs relatives au travail. Tirer les conséquences de la fin du Taylorisme ; donner davantage d'importance à la qualité du service et aux relations avec le public ; cesser d'encourager la recherche de la productivité effrénée dans les activités de services marchands, en particulier ceux qui ne sont pas soumis à la concurrence internationale ; faciliter et simplifier le recours au travail à temps partiel ; rechercher avec les partenaires sociaux le moyen de lever les tabous législatif, mais aussi culturels qui s'opposent aux formes modernes d'organisation du travail ; améliorer enfin le fonctionnement du marché du travail en lui donnant davantage de fluidité et d'efficacité, grâce au recours à des structures régionales de concertation.

Rénover l'éducation et la formation professionnelle. Je crois profondément que la France a autant besoin d'éducation des comportements, de travail en équipe, et de savoir-faire pratique, que de culture générale – évidemment nécessaire. L'intégration de matières comme l'économie, la gestion des entreprises, les langues étrangères (en particulier l'anglais) doit se faire plus tôt, et intensément, dans la scolarité.

Le rôle d'une formation par alternance rénovée, « l'alternat », placée à égalité culturelle avec les filières d'éducation générale, permettra de revaloriser le savoir professionnel, y compris le travail manuel.

Enfin, s'imposer de recourir exclusivement à des mesures simples, de portée générale, aisément communicantes, et n'entraînant pas des formalités ou des interventions bureaucratiques supplémentaires.

Ces recommandations, dont toutes sont utiles et même nécessaires, constituent la trame de la politique qui devra être mise en œuvre, de toute manière, pour améliorer l'emploi.

Mais ces propositions ne suffiront pas, je crois, pour récupérer vingt ans de retard et remettre au travail les centaines de milliers de chômeurs qui sont venus grossir, année après année, le flot du chômage de longue durée.

Aussi justifiées, aussi réfléchies soient-elles, ces recommandations manquent d'un dispositif stratégique central, d'une clé à tourner qui décoincerait l'engrenage. C'est la raison pour laquelle elles me laissent un arrière-goût de frustration. Il me paraît extraordinaire qu'on cherche, sans  trouver, le remède à un problème aussi visible, aussi massif que le chômage, alors qu'on sait trouver des solutions aux grands déséquilibres monétaires ou budgétaires : on répète les mêmes certitudes, on affirme des conclusions presque évidentes, sans réussir à découvrir l'élément qui permettrait d'aborder sous un angle nouveau l'ensemble du dispositif du chômage.

Or, je crois que cet élément existe, dans le cas de la France. De même que nous nous sommes évertués pendant des années, moi compris, à imaginer des centaines de mesures pour lutter contre l'inflation, en taxant les prix et les services, en bloquant les salaires, en versant des subventions compensatrices – et j'en passe – sans jamais obtenir de succès décisif, jusqu'au jour où l'on a accepté de reconnaître que la stabilité des prix était le résultat d'un équilibre du marché, de même le combat actuel contre le chômage, à base de décrets, de circulaires, d'appel au civisme, de mise en place de filières de formation d'accès compliqué, me paraît ignorer le fait central, qui est d'avoir mis nous-mêmes le marché du travail hors d'état de trouver son équilibre : nous avons provoqué un déséquilibre majeur en créant une zone d'exclusion d'emplois, au niveau des travailleurs peu qualifiés et des jeunes.

Je vais maintenant décrire ce phénomène et la manière de le corriger.

Car c'est là que se situe le nœud du problème de l'emploi.


Deuxième partie - Comment effacer la zone d'exclusion d'emplois ?

Nous retrouverons le plein emploi lorsque l'équilibre sera réalisé sur le marché du travail, c'est-à-dire quand l'offre d'emplois pour une gamme donnée de compétences sera égale au nombre des demandeurs d'emploi.

En le disant, je parais exprimer une évidence ! Et pourtant nous verrons que ce n'est pas notre manière habituelle de raisonner sur ce sujet. Autant cette démarche est familière à la culture anglo-saxonne, qui accepte l'évidence des lois du marché, autant nous privilégions une approche rationnelle : celle où le résultat est attendu d'une décision, supposée juste. Je pense souvent à l'inscription barbouillée au goudron noir sur le mur de la rue de Rabanesse à Clermont-Ferrand : « Michelin doit créer des emplois ! ». Ceci montre que la création d'emplois ne résulte pas, à nos yeux, du jeu d'un système économique, mais d'une décision à prendre par les chefs d'entreprises, ou par le gouvernement, s'agissant des emplois administratifs.

Deux remarques, pour essayer de serrer le sujet de plus près :

Quelle sorte de plein emploi devons-nous rechercher ?

Celui où toute personne désireuse de travailler trouve, dans un délai relativement court, un emploi correspondant à ses aptitudes personnelles et professionnelles. Nous savons que dans la période à venir, la plupart des personnes exerceront successivement deux ou trois emplois différents. Il y aura donc un temps de recherche : l'essentiel est qu'il soit court. D'autres personnes seront dans l'obligation de réactualiser leur savoir professionnel. De ce fait, le plein emploi doit être jugé sur deux critères : le nombre de personnes à la recherche d'un emploi et la durée nécessaire pour trouver du travail. En raison de ces personnes en situation de transition, le taux de chômage ne peut être ramené à zéro. Dans le cas de la France, on peut estimer que le niveau correspondant au concept actuel de plein emploi doit être de l'ordre de 5 à 6 % de la population active, c'est-à-dire représenter entre 1,3 million et 1,6 million de personnes à la recherche d'un emploi, ce qui suppose une réduction de 2 millions de personnes par rapport au niveau actuel. De ce fait, la proportion de ceux qui attendent plus d'un an pour trouver du travail, qui est aujourd'hui de 36 % du nombre total de chômeurs, devrait être ramenée entre 10 % et 15 %, donc réduite de plus de moitié.

Quelle est la valeur de la référence au « marché du travail » ?

Quand on fait allusion au « marché » de l'emploi, dans une assemblée politique française, on déclenche le plus souvent des sarcasmes indignés : « vous acceptez que la personne humaine soit traitée comme un produit ! » ; « cela ne vous gêne pas que la dignité des personnes soit livrée au jeu des lois économiques ! » ; etc.

Il n'est évidemment pas question de considérer l'emploi humain comme un simple objet de marché, qui puisse être acquis ou cédé comme n'importe quel produit. Mais il n'est pas moins vrai que les facteurs économiques de l'emploi dépendent largement des lois du marché.

Ma forte conviction est que depuis les années 1970, nous avons créé, puis laissé progressivement s'étendre une large zone d'exclusion d'emplois. Je reviendrai plus loin sur les raisons de ce choix, compréhensibles dans le contexte de l'époque, caractérisé par une inflation permanente et par le suremploi. Tenons-nous en, pour le moment, à la constatation du résultat.

Quand nous parlons de salaire minimum, en France, nous mélangeons deux réalités différentes : le salaire minimum au-dessous duquel un employeur n'a pas le droit de payer un salarié : ce salaire minimum représente un droit social pour le travailleur. Et le coût salarial total pour l'employeur de l'embauche de ce même salarié. Or ces deux chiffres sont différents, et divergent depuis les années 70, en ouvrant une zone de plus en plus large d'exclusion d'emplois.

Je m'explique. Le salaire minimum mensuel est, depuis le 1er juillet dernier de 6 010 F par mois. Il est interdit de verser à un travailleur un salaire brut inférieur à cette somme. Mais il faut noter que, déduction faite des cotisations mises à sa charge pour le financement de l'assurance-maladie, de la retraite et de l'assurance-chômage, et désormais de la CSG, le salarié payé au SMIC ne touche lui-même que 4 750 F.

Or, l'entreprise qui emploie ce travailleur, doit payer une somme supérieure de 40 % du salaire brut, soit au minimum 8 413 F, en raison des cotisations sociales mises directement à sa charge (39,592 % exactement, auxquels on peut ajouter la provision mensuelle pour les congés payés).

Gardons en mémoire ces trois chiffres : 6 010 F, pour le SMIC, 4 750 F, pour le salarié, 8 410 F, pour l'employeur.

Leur différence entraîne deux types d'effets pervers préjudiciables à l'emploi.

Un employeur n'a intérêt à embaucher un travailleur payé au SMIC que si la valeur de son travail atteint le SMIC + 40 %. Toute personne dont la valeur du travail qu'elle fournit représente, par exemple 7 000 F ou 8 000 F par mois, n'a aucune chance raisonnable d'être embauchée, puisque le coût de son travail pour l'employeur ne pourra jamais être inférieur à 8 410 F par mois.

Or, c'est précisément dans cette zone d'offre de travail, que se trouve un plus grand nombre de demandeurs d'emplois, c'est-à-dire les travailleurs peu qualifiés, beaucoup de femmes, et les jeunes à la recherche d'un premier emploi.

Deux graphiques permettront de visualiser cette situation :

Le premier décrit l'extension de la zone d'exclusion d'emplois depuis 1970. Il retrace l'évolution de l'ancien SMIG (garantie d'un pouvoir d'achat familial minimum), du SMIC (salaire minimum inter- professionnel de croissance, instauré en janvier 1970 et partiellement indexé sur la moyenne des salaires) et enfin celle du coût salarial minimum (composé du SMIC majoré des cotisations patronales).

La zone située entre le SMIG et le SMIC correspond à une volonté d'augmenter le pouvoir d'achat des bas salaires, ce qui a eu pour conséquence indirecte d'y interdire l'emploi.

Quant à la zone située entre la courbe du SMIC et la courbe du « SMIC augmenté des charges patronales », elle définit la zone d'exclusion d'emploi, c'est-à-dire celle dans laquelle il est impossible de rémunérer pour sa valeur réelle le travail personnel, évalué entre le SMIC et le SMIC augmenté de 40 %.

Le résultat en est que toute personne dont la valeur personnelle du travail se situe dans cette zone d'exclusion ne peut pas être employé de manière légale en France.

Or, il est vraisemblable que le niveau d'équilibre du marché du travail pour les personnes peu qualifiées se situe précisément à l'intérieur de cette zone d'exclusion. Il est évident, en effet, que ce niveau est inférieur au montant du SMIC augmenté des charges, sans quoi il n'y aurait pas de chômage. Mais je ne pense pas, personnellement, que la pression du marché du travail, si celui-ci pouvait fonctionner librement, ferait descendre ce niveau de plus de 40 %, c'est-à-dire qu'elle chercherait à lui faire franchir vers le bas la limite du SMIC.

[Graphiques non reproduits]

Contrairement à certains experts, je ne crois pas que le problème concerne le niveau actuel du SMIC. Le SMIC n'a pas un montant trop élevé si on pense qu'il doit couvrir les dépenses totales d'une personne, dans un pays où la plupart des services, exception faite de la santé et de l'éducation, sont payants. Il est vrai qu'il faut prendre en compte le fait qu'il est complété par les prestations sociales.

De tout ceci, on peut tirer la conclusion que la courbe d'équilibre du marché du travail qui aurait retracé le plein emploi des personnes peu qualifiées se serait située en fait dans la zone d'exclusion d'emplois, à une distance de l'ordre de 20 à 30 % de sa limite supérieure.

L'histogramme (pour employer le terme moderne) donnant le nombre de personnes employées par tranche de coût salarial total payé par l'entreprise, confirme cette indication.

Il a l'allure suivante, pour une situation estimée en 1994 :

Son examen a constitué pour moi une véritable révélation, tant la cause essentielle du chômage saute alors aux yeux !

On voit d'abord que toutes les personnes légalement employées se situent dans la zone A. Dans la zone B, il n'y a personne, si ce n'est les travailleurs au noir ! La limite entre la zone A et la zone B constitue donc le mur de l'emploi. Or ce mur n'est pas situé au niveau du SMIC, mais au niveau du SMIC + 40 %, c'est-à-dire au voisinage de 8 410 F de coût mensuel du travail pour l'employeur. La zone située entre le mur de l'emploi et le niveau du SMIC est bien la zone d'exclusion d'emplois !

La deuxième question qu'on peut se poser est de savoir ce que deviendrait cette courbe si on la prolongeait vers la gauche, et si on lui permettait de franchir le mur de l'emploi.

En lui laissant poursuivre son mouvement naturel, on peut estimer, à partir du graphique, que le nombre de personnes qui pourraient être employées, avec une création d'emplois non économiquement viables aujourd'hui, pour un coût salarial compris entre 6 610 et 8 413 F par mois, serait de l'ordre de grandeur de un mil- lion et demi à deux millions.

Mais il faut se garder de trop de précision et d'optimisme ! En effet, si la courbe pouvait se prolonger vers la gauche, dans la zone aujourd'hui sans emploi, il est vraisemblable que l'ensemble du graphique serait modifié. On peut penser cependant que son allure générale resterait la même, surtout si cette évolution s'opérait en période de reprise économique.

Le deuxième effet pervers de cette situation est qu'elle pousse à une recherche excessive de productivité, au niveau des emplois peu qualifiés, recherche qui est destructrice d'emplois.

C'est ainsi qu'on a vu disparaître un grand nombre d'emplois peu qualifiés en matière de transport, de manutention, de stockage, de perception à la caisse, de commerce de proximité, qui auraient dû être maintenus, en toute logique économique, si les charges pesant sur les salaires avaient été moindres.

Nous devons avoir deux approches différentes vis-à-vis de la productivité.

Pour les entreprises de production et de services exposées à la compétition internationale, la productivité doit être recherchée par tous les moyens appropriés pour conserver, voire pour étendre, leurs parts de marché. C'est la condition même de leur existence, et donc de leur emploi, même si le niveau de celui-ci est affecté par les gains de productivité.

Mais pour les autres entreprises, non soumises à la compétition internationale, le raisonnement devrait être différent en matière de productivité. S'il est toujours légitime de rechercher le meilleur résultat possible de l'effort de travail, notre système fiscal et social devrait cesser de pousser au remplacement systématique de l'activité humaine par un investissement en machines, fondé sur un système pervers de financement de nos charges sociales. De même, nous devrions éviter de fonder notre dispositif de concurrence sur la compétition effrénée des prix, qui avantage à l'excès les coûts de production anormalement bas – en France ou à l'étranger – en donnant plus d'importance au rapport qualité-prix.

Il existe, dans ce domaine, un important gisement d'emplois, dont l'usage freinerait la déshumanisation de beaucoup de nos activités de production et de service.

Revenons à l'examen de notre courbe et de notre histogramme.

Ils font apparaître l'absolue nécessité de déplacer vers la gauche le mur de l'emploi, sans toucher au niveau du SMIC.

La manière pratique de le réaliser par une mesure simple et générale, est de remplacer le taux des charges patronales sur les salaires bruts inférieurs à un certain niveau (je reviendrai sur ce point), par un taux inférieur, compris entre 0 % et 40 %.

Quel taux ? Si on choisit 0 %, le mur de l'emploi est repoussé jusqu'au niveau du SMIC. En restant à 40 %, évidemment il ne se passe rien !

Je suggère deux tranches : une tranche à 10 % constituant une baisse de trente points des charges, et une tranche à 20 %, entraînant une baisse de 20 points de ces mêmes charges.

Je ne retiens pas 0 % parce qu'il y a, dans les charges patronales, une notion « d'assurance » du salarié, qui justifie l'existence d'une cotisation des entreprises : c'est évident dans le cas de la retraite et, pour une certaine part, dans celui de l'assurance maladie. L'existence de cette contribution est reconnue dans tous les pays industrialisés. D'où l'opportunité de son maintien.

En fixant la première tranche à 10 %, on ouvrirait à l'emploi les trois quarts de la zone actuelle d'exclusion d'emplois. Or, je pense que le point d'équilibre du marché du travail tendrait à s'établir spontanément à l'intérieur de cette zone, c'est-à-dire qu'on verrait le nombre des offres d'emplois des travailleurs peu qualifiés venir s'ajuster aux demandes d'emplois de ces mêmes travailleurs.

Quel serait alors le dispositif ? Il me paraît indispensable qu'il soit général, d'application simple, et de caractère permanent.

Pour tout salaire brut inférieur à un certain chiffre – je propose 7 000 F – l'employeur verserait un montant forfaitaire de charges sociales de 10 % du salaire brut.

Pour tout salaire brut compris entre 7 000 et 7 500 F, l'employeur verserait un montant forfaitaire de charges de 20 % du salaire brut.

Au-delà de ce niveau de salaire brut, l'employeur acquitterait les cotisations actuelles.

La situation qui en résulterait est décrite par le graphique 3.

On voit qu'en déplaçant ainsi le mur de l'emploi de sa position actuelle voisine de 8 400 F, jusqu'à 6 600 F, soit environ 1 800 F par mois, on ouvre à l'emploi la partie de la zone d'exclusion correspondante.

Ce n'est pas le moment, je crois, d'entrer dans tous les détails techniques que devrait régler un gouvernement qui déciderait cette réforme : je répondrai volontiers aux questions qu'on pourra se poser. Il faut bien distinguer la stratégie de son exécution. La stratégie du plein emploi est claire : éliminer la zone d'exclusion d'emplois, en réduisant le coût salarial minimum, donc les charges sociales qui l'augmentent. Il n'existe pas d'autre moyen, et c'est ce que proposera tout projet politique majeur en matière d'emploi. L'exécution que je propose (deux tranches à 10 % et 20 %) me semble simple et efficace.

Mais il me paraît utile de présenter dès maintenant certaines remarques qui viennent inévitablement à l'esprit lorsqu'on aborde le problème.


Troisième partie - La nouvelle donne du financement des charges sociales des entreprises

Pour éliminer la zone d'exclusion d'emplois, dans laquelle il est interdit à un employeur de rémunérer un travailleur pour une valeur de travail comprise entre le SMIC et le SMIC plus 40 %, j'ai recommandé de réduire le coût du travail en instituant deux niveaux de charges sociales forfaitaires pour l'employeur : 10% sur les salaires bruts inférieurs à 7 000 F par mois et 20 % sur les salaires bruts compris entre 7 000 et 7 500 F.

Cette réforme, susceptible d'ouvrir un espace très important à la création de nouveaux emplois – espace aujourd'hui fermé – soulève un certain nombre d'interrogations auxquelles je vais tenter de répondre.

Le résultat attendu en matière d'emploi est illustré par le graphique 3.

[Graphique non reproduit]

D'abord pourquoi deux plafonds, et pas un seul ? Et ensuite, pourquoi ne rien envisager pour les salaires bruts supérieurs à 7 500 F ?

La suggestion de deux taux plafonds a pour but d'atténuer les « effets de seuil » rencontrés au moment où le salaire franchit le plafond, et qui risqueraient d'être trop brutaux avec un seul seuil, où le niveau des charges sociales passerait de 10 % à 40 %. Ce point est essentiel, car il faut éviter de bloquer la possibilité de faire progresser les salaires au sein de l'entreprise. Des mesures de raccordement sont indispensables. Elles seraient à préciser, et à mettre en place, après concertation avec les organisations patronales et syndicales.

Je propose que ces plafonds soient fixés en valeur absolue, c'est-à-dire en chiffres, et non par référence au SMIC. Ceci représente plusieurs avantages. Les changements périodiques du taux du SMIC en fonction de la hausse des prix n'obligeraient pas les entreprises à pratiquer l'exercice compliqué de reclasser leurs salaires assujettis au forfait de 10 % et de 20 % de charges : les limites resteraient inchangées. Ensuite les rôles joués par le SMIC et par les taux forfaitaires de charges sociales ne sont pas les mêmes : le premier vise à protéger le revenu minimum d'un travailleur peu qualifié ; les seconds ont pour objet de lutter contre le chômage, en réduisant la « zone d'exclusion d'emplois ». Il est souhaitable que le gouvernement puisse prendre des décisions spécifiques, adaptées à chacun de ces problèmes.

Si rien n'est envisagé pour les salaires bruts supérieurs à 7 500 francs, c'est parce que ces salaires sont situés en dehors de la « zone d'exclusion d'emplois ». Il n'en est pas moins vrai que les charges qu'ils supportent sont trop élevées, et que le jeu du marché de l'emploi dans la zone où ils se trouvent, aboutit à fixer des salaires bruts inférieurs à la valeur de travail qu'ils fournissent, du fait de l'écart entre ces salaires et le coût réel du travail pour l'employeur. Dans cette zone, il faudra réfléchir à la manière de faire progresser le salaire direct, davantage que le salaire indirect.

C'est un problème distinct de celui du chômage, mais qui devra être abordé à son tour. Une première conclusion à en tirer, c'est que toutes les réductions de dépenses de l'assurance-chômage devront être affectées par priorité à réduire parallèlement les cotisations des salariés et des employeurs.

Dans le débat qui a été ouvert, à la suite de la légère amélioration de la situation financière des organismes d'assurance-chômage, il est évident que l'État devrait continuer à verser la contribution à laquelle il s'était engagé, mais il aurait été souhaitable de prévoir une première réduction – même indicative – des cotisations.

Une seconde remarque, évidemment fondamentale, porte sur le financement de cette réforme, qui sera coûteuse.

Coûteuse de combien ? L'évaluation de ce coût est différente selon que la mesure s'applique aux seules nouvelles embauches, ou à l'ensemble des personnels actuellement rémunérés au-dessous des plafonds.

Dans le premier cas, le coût serait minime. Il est beaucoup plus important dans le second. Pourtant, je recommanderai la seconde solution, c'est-à-dire l'application du dispositif à l'ensemble des personnels dont les salaires bruts sont inférieurs aux plafonds, y compris les salariés agricoles. Ceci est conforme à l'esprit de la démarche : rétablir un fonctionnement normal du marché du travail dans la zone d'exclusion d'emplois. Ce fonctionnement ne peut pas être normal s'il existe deux types de salaires – anciens et nouveaux – dont le coût salarial serait différent… La limitation aux seules nouvelles embauches entraînerait des effets pervers, en poussant à licencier les uns pour bénéficier des avantages de l'embauche des autres.

Le calcul du coût de la réforme est complexe, et je ne peux le conduire qu'avec une certaine approximation. Les pertes de recettes proprement dites proviendraient uniquement des personnes actuellement employées, dont le salaire brut mensuel est inférieur à 7 000 F et à 7 500 F. Pour les premières, la perte équivaudrait à 30 % de la masse salariale, pour les secondes à 20 % de cette masse, ce qui représente des montants de l'ordre de 55 milliards et de 22 milliards de francs, soit au total une perte de cotisations qu'on peut évaluer au voisinage de 80 milliards de francs par an.

En sens inverse, l'offre d'emploi provoquée par cette baisse des charges entraînerait une réduction importante des dépenses budgétaires d'indemnisation du chômage et d'aide à l'emploi. On ne dispose pas de chiffres précis mais cette réduction serait d'autant plus importante que le nombre d'emplois créés serait plus élevé. Par contre, on peut étudier la relation qui existe entre le nombre des chômeurs et le coût budgétaire de la solidarité qui leur est apportée. L'étude à laquelle je me suis livré indique que la réforme serait financée à hauteur de plus de 50 % par les économies qu'elle entraîne.

Pour combler la différence entre cette perte de recettes et cette économie budgétaire, il faudra vraisemblablement faire appel à une ressource temporaire. Je recommande d'utiliser la Taxe à la valeur ajoutée.

Ceci n'a rien à voir avec le faux débat récent sur la TVA sociale. La TVA sociale serait un impôt permanent appelé à financer l'excès non maîtrisé de nos dépenses sociales. Elle constituerait un accroissement du niveau de nos charges, déjà insupportable pour notre activité, et pour notre compétitivité.

Ce que je propose, c'est de compenser provisoirement une perte de cotisations par une majoration du taux de la TVA, qui pourrait rester relativement modeste. Ce serait alors un déplacement de charges, et non une augmentation de charges. Ce déplacement aurait un effet bénéfique sur le commerce extérieur, en faisant participer les produits importés au financement de nos charges sociales. Enfin, cette majoration aurait une vocation à rester temporaire, puisque les orientations européennes sur le taux de la TVA nous invitent à aller, au stade final, vers une réduction. La création d'emplois qui résultera nécessairement des mesures que je propose viendra réduire mécaniquement les charges collectives. L'engagement devra être pris de consacrer ce bonus à la réduction du taux de la TVA.

Pourquoi choisir la TVA plutôt que les deux autres sources possibles de financement : l'impôt sur le revenu et la CSG ? L'impôt sur le revenu, dans son état de délabrement actuel, et avec le niveau exorbitant de ses taux, est devenu inutilisable. Quant à la CSG, elle vient d'être augmentée, et elle frappe indistinctement tous les revenus. Toute recette supplémentaire présente des inconvénients : il faut choisir le moindre ! La TVA a l'avantage relatif de frapper l'utilisation du revenu, et non la perception de ce revenu, et surtout, elle associe les produits importés à la collecte des ressources.

Dernière observation : dans la zone B de notre graphique, celle de l'exclusion d'emplois, on trouve le travail au noir. Pour ne pas favoriser le travail au noir, même temporairement, par la majoration de la TVA, je recommanderais de laisser inchangé, voire de baisser légèrement, le taux de la TVA appliqué aux activités artisanales.

Ce travail au noir est un facteur important du chômage officiel. Un travailleur au noir n'est pas un chômeur mais un travailleur en situation illégale. La mesure d'allègement des charges sociales que je propose constituerait une puissante incitation pour faire récupérer par le travail légal une partie du travail effectué au noir, puisque l'écart entre le coût du travail légalement déclaré, et le coût du travail au noir serait réduit des trois quarts.

Puisqu'il s'agit d'un allègement des cotisations patronales, nous allons réentendre le slogan, si cher jadis au Parti Communiste, du « cadeau aux entreprises » !

Imprégné, hélas ! par la culture interventionniste française, je me suis demandé, dans un premier mouvement, s'il ne fallait pas prévoir l'affectation obligatoire de cet allègement de charges : créations d'emplois, financement de stages en entreprises, baisse des prix. Un second mouvement, qui, j'espère, est le bon, m'a fait changer de point de vue : puisqu'il s'agit de réaliser un nouvel équilibre du marché de l'emploi, n'intervenons pas trop dans le détail des mécanismes pour ne pas fausser le jeu des facteurs économiques. Nous attendons, en effet, de cet allègement des cotisations patronales, qu'il engendre un double effet : la création de nouveaux emplois et une réduction des prix de vente compensant la hausse provisoire de la TVA.

La compétition très sévère sur les prix des produits de grande consommation, qui a conduit à une stabilité en juin, juillet et août, agira dans le sens du deuxième effet.

Quant au premier, celui de la création d'emplois, je rappellerai que c'est des entreprises petites et moyennes que nous attendons, l'essentiel de la création de nouveaux emplois. Or, chacun sait qu'une réduction de leurs charges est une condition indispensable pour obtenir ce résultat.

Ainsi, ce n'est pas un « cadeau aux entreprises », mais un « cadeau à l'emploi » !

Pour des raisons psychologiques, et par souci de symétrie sociale, il pourrait être décidé d'accompagner ces mesures par un allègement des cotisations mises à la charge des salariés dans la « zone d'exclusion d'emplois », par exemple en anticipant en leur faveur la réduction des cotisations des ASSEDIC, lorsqu'elle sera rendue possible par l'amélioration de l'emploi.

Mon ultime remarque portera sur une question que nous avons vue ressurgir périodiquement, tel le monstre du Loch Ness, au long de ces pages : comment en sommes-nous arrivés là ?

La réponse tient au fait que nous n'avons pas aperçu, suffisamment tôt, le changement de période : nous avons vécu vingt-cinq ans, de 1945 à 1970, dans l'inflation et le suremploi. Le suremploi a provoqué des importations délibérées de main-d'œuvre, qui ont été recherchées par nos entreprises, bien avant que notre collectivité nationale ne découvre les conséquences d'une immigration excessive. Quant au financement des nouvelles institutions sociales, telles que l'assurance-maladie et les retraites généralisées, on a estimé à l'époque, et dans l'état de la société française de l'immédiat après-guerre – très différent de celui d'aujourd'hui – qu'elles concernaient par priorité les salariés des entreprises et que la population ouvrière, alors plus nombreuse, en serait la principale bénéficiaire. Il paraissait justifié que les entreprises y contribuent largement en finançant directement une partie du système. D'autres options étaient possibles telles que le recours à la fiscalité, comme l'ont décidé d'autres pays. Je ne conteste pas ce choix dans la France des années 50. Puisque nous étions en situation d'inflation, les entreprises étaient en position de repasser une large part de la facture au consommateur ! Elles n'ont donc opposé qu'une résistance réduite.

Mais, dès lors que l'inflation s'est ralentie, et a même quasi disparu, la facture a été progressivement acquittée sous forme de chômage. La France est aujourd'hui, parmi les grands pays industrialisés, celui dans lequel le chômage des travailleurs peu qualifiés, des femmes, et des jeunes, est, de loin, le plus élevé. Il est aussi un des rares à percevoir des cotisations sur les bas salaires de l'ordre de 40 %, et, subsidiairement, un impôt sur les salaires. C'est là qu'est le nœud. C'est bien là qu'il faut porter le fer.

Au moment de conclure ces investigations consacrées au problème le plus brûlant pour notre pays, celui du chômage, je suis conscient qu'elles donneront légitimement lieu à la critique. On me demandera pourquoi je n'ai pas présenté ces propositions plus tôt ; certaines analyses mériteraient d'être plus fouillées; certaines recommandations d'être formulées avec davantage de précision; certaines mesures techniques d'être étudiées avec plus de soin.

Mais, quelles que soient ces critiques, quatre conclusions se sont imposées progressivement à mon esprit au cours de ces recherches :

Nous ne pouvons pas laisser « dormir » le problème du chômage, en attendant que le ciel se charge de le régler. Il est en train de ronger, de détruire, notre tissu social, et, pire, d'installer le désespoir et le négativisme dans le cœur de tous les jeunes qui frappent aux portes du refus, et qui se sentent rejetés dans l'inutilité sociale.

Le problème est d'une telle ampleur financière, puisque la remise au travail de deux millions de personnes – qui doit être notre objectif pour parvenir au plein emploi – déplacera, si elles sont rémunérées dans la zone bénéficiant des taux forfaitaires de charges sociales, des sommes supérieures à 160 milliards de francs, qu'il ne faut pas hésiter à le traiter avec de grands moyens.

On ne peut pas espérer résoudre le problème du chômage à contre-courant des lois économiques et du jeu du marché. Dans nos sociétés complexes, il faut jouer avec les forces qui peuvent nous aider à réussir. Il y a longtemps que l'homme sait qu'il ne commande pas aux éléments. Son art – et son habileté – est de savoir les mettre au service de ses objectifs.

Enfin l'expérience de vingt années nous a appris que la politique de l'emploi ne peut pas être considérée seulement comme la résultante des autres politiques. Un pays comme la France a besoin, au même titre que d'une politique de maîtrise de ses dépenses budgétaires et d'une politique monétaire, d'une politique globale de l'emploi.

Il est relativement inhabituel pour un homme public de prendre la plume pour exprimer dans le détail la nature des mécanismes économiques qui conduisent notre pays à ses difficultés actuelles. J'y ai consacré les semaines de cet été.

Je le fais avec optimisme et conviction. Optimisme, parce que je crois les Français aptes à comprendre : il est évident qu'une entreprise ne peut pas payer quelqu'un plus cher que la valeur de ce qu'il produit. Avec notre système de financement des charges sociales, nous avons exclu de l'emploi les travailleurs dont les rémunérations sont les plus basses. Ceci doit être corrigé.

Conviction, parce que je sais que les Français sont simples dans leurs aspirations. Ils demandent à ceux qui les dirigent des idées et de la volonté. La volonté de revenir au plein emploi doit être farouche, pour ne pas laisser hors d'espoir et hors d'utilité sociale, des hommes et des femmes qui représentent dix pour cent des capacités humaines de la France !

Puisse mon expérience, et ce que je peux avoir de compétence, contribuer à remettre dans le circuit économique – et dans le circuit national – les centaines de milliers de Français qui en sont exclus !

Supprimons la zone d'exclusion d'emplois.