Texte intégral
Cher Jacques Delors,
Comment ne pas avoir de la sympathie pour ceux qui, comme vous, considèrent que « l’on fait progresser la politique et la société autant par le mouvement des idées que par l’action » ? Merci, donc, de la contribution au débat des idées que vous venez de nous donner sous le titre de « l’Unité d’un homme ». Pour qui suit avec intérêt votre parcours depuis plus d’un quart de siècle, il y a là, en effet, une belle unité de conviction, phénomène rare chez les hommes publics. Dans votre livre, on retrouve, plusieurs décennies plus tard, les mêmes idées, les mêmes analyses, parfois mot pour mot. Le problème, c’est que ces idées ont vieilli et que notre époque exige tout autre chose.
Avouez, tout de même, qu’il y a, en 1994, quelque archaïsme dans votre éloge « rétro » des nationalisations de 1981 ! Certes, vous croyiez au marché, ce qui vous distinguait alors de bien d’autres socialistes, mais à vous lire, hier comme aujourd’hui, vous croyez davantage au plan. Il est vrai qu’à toutes les étapes de votre carrière, vous vous êtes défini comme un « ingénieur social » et que vos meilleurs souvenirs professionnels sont ceux du fonctionnaire du plan que vous avez longtemps été. Le plan, tout est là ! Il y a vingt ans, vous avez publié un vibrant plaidoyer en sa faveur, sous le titre « Gouverner, c’est planifier ».
Partout dans le monde, les États providence sont en crise : crise d’efficacité, crise financière, crise de légitimité. Cette crise n’est celle de la société civile ou marchande. Elle est celle de la partie socialisée de nos économies, celles qui dépend des choix collectifs : éducation, protection sociale, etc. Partout dans le monde, des réformes audacieuses sont engagées pour en réduire la part et en repenser de fond en comble la gestion. Or, il est clair, sur ce point, que vous êtes davantage conservateur que réformateur. Conservateur d’un maximum de consommations collectives ; conservateur d’un haut niveau de prélèvements obligatoires et d’impôts ; conservateur de l’économie mixte et d’un certain dirigisme.
« On ne peut pas, dites-vous, promettre à la fois le maintien des avantages procurés par la Sécurité sociale et l’État-providence, d’un côté, et, d’autre part, la réduction des impôts directs en même temps que la lutte contre le chômage. C’est incompatible. » Votre justification d’un haut niveau de prélèvements obligatoires ne tient pas.
Trop d’impôt, on le sait, tue l’impôt. De même, on peut dire, aujourd’hui, que trop d’impôt étouffe la protection sociale. La réalité, c’est que le seul moyen de maintenir et de financer un haut niveau de protection sociale, c’est d’avoir une forte croissance. La seule façon de relancer une croissance durable, de créer des emplois, de remettre en marche le progrès social, c’est de renforcer les incitations à travailler, à produire et à épargner, et cela par la baisse des impôts.
Au lieu de chercher à agir sur les causes fiscales, sociales et réglementaires qui empêchent la création de ces emplois, vous décrétez qu’ils sont par nature non rentables, donc non marchands, mais cependant utiles. Résultat : vous cherchez à faire naître ces emplois artificiellement et vous vous égarez, comme d’autres, dans des projets qui reposent sur de nouvelles réglementations et dans la théorisation d’une économie d’un type nouveau, à mi-chemin entre le secteur public et l’économie marchande.
C’est oublier que les subventions ne créent pas d’emplois. Elles ne font que les déplacer. Certes, il peut être utile de subventionner certaines formes d’emploi pour favoriser l’insertion. C’est faire fausse route, cependant, que d’imaginer que de tels emplois préfigurent de nouvelles formes d’activité qu’il conviendrait d’encourager par un système permanent de subvention. Ce ne sont que des palliatifs.
La politique des revenus n’a jamais marché
À toute subvention correspond un prélèvement public. Si cet argent était resté dans les comptes d’une entreprise, il aurait peut-être servi à créer des emplois ou à investir. S’il était resté entre les mains des particuliers, il aurait servi à consommer ou à épargner, créant aussi sa contrepartie d’activité et d’emploi. Ce que l’on voit, c’est l’emploi créé grâce à la subvention ; ce que l’on ne voit pas, c’est l’emploi détruit ou empêché de naître du fait du prélèvement public.
Au problème de l’emploi vous apportez une seconde réponse. Votre idée consiste à geler le pouvoir d’achat des salaires pour les cinq ans qui viennent et à « affecter tous les gains de productivité à l’investissement et à l’emploi ». C’est le retour de la politique des revenus. Cette idée vous est chère ; vous lui avez souvent attaché votre nom (au plan dans les années 60, à Matignon auprès de Jacques Chaban-Delmas, en 1969-1971, en 1981-1982 en tant que ministre des finances).
Historiquement, la politique des revenus a été conçue comme un instrument de lutte contre l’inflation. Aujourd’hui, sa justification n’est plus l’inflation, mais le chômage. Cela étant, la mécanique de cette politique est la même : un pacte social engageant les partenaires sociaux, sous la tutelle de l’État, dans un effort négocié en commun de modération de la progression des revenus. Le vice de construction est aussi le même : vouloir soigner les manifestations d’un mal, l’inflation ou le chômage, sans s’attaquer à sa véritable cause.
En fait, cette politique des revenus n’a jamais marché dans le passé. Elle ne marchera pas davantage, cela pour plusieurs raisons :
1. La confiscation des gains de productivité au détriment des salariés est une erreur économique. Séparer la production de richesse de sa distribution revient à séparer la création de richesse de la motivation à travailler, à produire et à épargner. Le résultat d’une telle politique, c’est que l’on compromet la production elle-même et qu’il y a de moins en moins à distribuer.
2. Le partage des gains de productivité n’est pas l’affaire de l’État, mais celle des entreprises : une entreprise peut être dans la situation où elle doit donner la priorité à l’investissement, une autre entreprise à l’embauche, une troisième à l’augmentation des salaires et à la motivation des hommes au travail, ou à la rémunération du capital pour attirer des capitaux nouveaux dont elle a besoin pour son développement. L’arbitrage centralisé de l’affectation des gains de productivité n’a aucun sens.
3. Vous oubliez que les gains de productivité peuvent aussi se partager par la baisse des prix. L’idée même de politique des revenus est liée au contexte d’inflation qui a prévalu depuis la guerre et où l’on entendait privilégier la distribution des gains de productivité par la hausse des revenus et les transferts sociaux. On s’y est habitué et l’on a pris cela pour la norme de tout système économique, en oubliant que, d’un point de vue historique, ce mode de redistribution est plutôt l’exception. L’un des changements les plus profonds de notre économie consiste dans le fait que nous sommes entrés dans un nouveau contexte, celui d’un monde sans inflation. Si la hausse des salaires profite en priorité à ceux qui ont un emploi, la baisse des prix profite à tous et tend même à privilégier les bas revenus. C’est un mode de distribution des gains de productivité beaucoup plus social que celui qui passe par les salaires et l’inflation.
4. Une politique des revenus constituerait un formidable retour en arrière. Elle conduirait à revenir sur tout ce qui a été réalisé depuis dix ans en matière d’individualisation et de motivation du personnel dans les entreprises. Plus que jamais, la politique des salaires a besoin de souplesse et non de rigidité. Votre politique des revenus s’inscrit ainsi à contre-courant des recommandations de l’OCDE pour lutter contre le chômage, adoptées à l’unanimité des pays membres.
Le salaire n’est pas l’ennemi de l’emploi
5. On ne peut opposer, comme vous le faites, les salaires à l’emploi, ni à l’investissement. Un franc de salaire en plus distribué au salarié, s’il correspond à une richesse réellement créée, n’est pas un franc perdu pour l’économie et pour l’emploi. Bien au contraire. Il sert à consommer, c’est-à-dire à soutenir l’activité et l’emploi, ou à épargner, c’est-à-dire à soutenir l’investissement. Votre politique repose sur la conviction qu’un franc dépensé par l’État ou dirigé par le plan et les syndicats est plus efficace pour l’économie et pour l’emploi qu’un franc dépensé ou épargné par un salarié. Non, la feuille de paie n’est pas l’ennemie de l’emploi.
Vous trouverez peut-être ces critiques trop rapides, vous qui êtes un homme dont la pensée se veut pleine de nuances et qui cultivez l’image d’un juste milieu entre les excès du capitalisme et du socialisme. Revoici la troisième voie ! Elle est pour vous, à la fois, le dernier avatar de la pensée socialiste et l’héritage d’une certaine lecture de la doctrine sociale de l’Église. S’il fallait donner un nom à ce mariage, je le qualifierais de « social-corporatisme ». Car il existe bien une parenté entre la social-démocratie et le corporatisme.
Ce social-corporatisme est, aujourd’hui, le plus sûr chemin du conservatisme. Je suis pourtant, croyez-le bien, un partisan résolu d’une société contractuelle. Syndicalisme libre et libre entreprise sont les deux aspects complémentaires d’un même ordre social, celui de la démocratie libérale. Aujourd’hui, pourtant, le problème se pose en des termes différents. Je ne crois guère aux possibilités de faire bouger la France, d’engager les réformes nécessaires par votre méthode du plan et de la concertation sociale centralisée. Les organisations professionnelles constituent le plus souvent aujourd’hui – même si je ne mésestime pas le renouveau, ni la capacité réformatrice de certains – des organisations davantage tournées vers le maintien des situations acquises, l’obtention de nouveaux avantages légaux et réglementaires, que vers l’audace réformatrice ou la libération des initiatives.
L’histoire de ces dernières décennies a montré constamment que le jeu conjugué des intérêts organisés et du pouvoir politique conduit à « toujours plus » de dépenses publiques, « toujours plus » de lois, « toujours plus » d’administration, « toujours plus » de réglementation. On a identifié le progrès social à la distribution sociale. Or, tout le monde s’accorde maintenant à reconnaître que les rigidités accumulées au fil des ans – notamment par les conventions collectives – représentent aujourd’hui des obstacles à l’emploi et à la croissance. Nous arrivons à un point de rupture où l’on ne peut plus poursuivre cette fuite en avant. La machine à dépenser est en panne.
Si la voie de la politique contractuelle peut encore être utilisée pour favoriser le changement, ce n’est certainement pas par de grandes messes au sommet, mais en reprenant les choses à la base, par le contrat d’entreprise, plus ouvert à l’innovation sociale. Je crains même que vos idées ne conduisent à renforcer ce qui est aujourd’hui le principal obstacle au changement, cette « société de connivence » entre le pouvoir politique – toutes tendances confondues – et les féodalités professionnelles organisées.
Pas de « troisième force » disponible
Certains de vos détracteurs ont dit que vous représentiez, en France, le parti de l’Allemagne. La formule n’est pas seulement injurieuse, elle est fausse. En Allemagne, les démocrates-chrétiens privatisent, débureaucratisent, réduisent le poids de l’État, restructurent l’État-providence et veulent baisser les prélèvements fiscaux. Même en Suède ou aux Pays-Bas, les sociaux-démocrates suivent cette voie !
Votre politique, celle de la troisième voie, est sûrement une façon habile de rendre la social-démocratie plus attrayante aux Français. C’était même, peut-être, une bonne idée… il y a vingt ans ; mais aujourd’hui, le monde a changé ; il nécessite plus que jamais, souplesse, adaptation et des réformes profondes à l’opposé de ce que vous préconisez.
S’il fallait un dernier argument, ce serait le suivant : pour s’engager dans cette impossible troisième voie, il faut une « troisième force ». Le premier secrétaire du Parti socialiste, Henri Emmanuelli, vient de vous rappeler qu’il n’en veut pas. Il n’y a pas de troisième force disponible pour le chemin que vous nous proposez. Et c’est tant mieux.