Interview de M. Jack Lang, député européen PS et ancien ministre de la culture, dans "Le Journal du dimanche" du 13 novembre 1994, sur les rapports entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif et ses propositions de réforme de la Constitution pour rendre la démocratie plus vivante.

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Média : Le Journal du Dimanche

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Q. : À quoi peut bien servir le congrès du PS de la semaine prochaine ?

R. : Ce sera un congrès d'unité. Cette unité est un bien précieux quand on prétend vouloir gagner.

Q. : Vous devez surtout attendre la réponse de Delors, non ?

R. : Le PS et Delors jouent deux partitions différentes et complémentaires. Le jour venu, le candidat s'appuiera sur le parti et ajoutera à la dynamique du parti sa propre dynamique.

Q. : Vous êtes sûr que Delors se présentera ?

R. : Je ne peux me substituer à lui. Seule mon intuition parle.

Q. : Et que vous dit-elle ?

R. : Bientôt le point de non-retour sera franchi. Ce n'est plus qu'affaire de date et de circonstances. Je rencontre Jacques Delors mercredi à Bruxelles et je vais m'en ouvrir à lui. Depuis un an et demi que je le vois régulièrement, je lui dis et redis qu'il est le meilleur des candidats. Parmi ses nombreuses qualités, j'en vois au moins trois qui font de lui l'homme qui peut incarner un nouveau projet de société, un nouveau modèle de développement.

S'il est élu, il sera un président social, moral et démocrate. « Social », c'est l'évidence. Son itinéraire, de son apport à la « nouvelle société » de Chaban en 1972 au projet social européen qu'il a défendu, en témoigne. « Moral », car son intégrité est au-dessus de tout soupçon.

Homme d'une grande probité intellectuelle, il inspire le respect par sa rigueur humaine. Enfin, pour moi, c'est un vrai « démocrate ». Il pourrait incarner le changement d'un système institutionnel à bout de souffle.

Q. : Vous y allez un peu fort.

R. : Si la France est dans la mélasse, on le doit moins à ses hommes politiques qu'à un système aujourd'hui malade.

Q. : De quoi souffre-t-il ?

R. : Voilà trente-six ans qu'on exerce un chantage sur notre peuple pour l'obliger à accepter un système de concentration du pouvoir entre les mains d'une minorité de responsables. Pour ce faire, on invoque les risques d'un retour impensable aux excès de la IVe République. Je le dis en pesant mes mots : la France est un des pays les moins démocratiques de l'Europe occidentale. J'enseigne le droit public comparé à Nanterre et, croyez-moi, nous avons beaucoup de progrès à faire pour que notre démocratie soit aussi vivante qu'en Allemagne, en Angleterre, sans parler de l'Europe du Nord.

Aujourd'hui, un pouvoir pratiquement tous les pouvoirs c'est l'exécutif. Il n'y a ni vrai Parlement, ni authentique contre-pouvoir.

Q. : Pardon ?

R. : Certes, le Gouvernement est responsable devant l'Assemblée, mais le Parlement français est privé de deux autres caractéristiques d'un parlement : d'abord le pouvoir plein et entier d'élaborer les lois. Que de mesures punitives (vote bloqué, article 49-3. etc.) pour empêcher l'expression de la souveraineté législative ! Et puis il y a l'absence d'un véritable pouvoir de contrôle des ministères, des administrations. Quand des députés d'autres pays européens viennent à Paris, ils sont stupéfaits par l'omnipotence de l'exécutif et la soumission du Parlement.

Q. : Donc, on révise la constitution ; mais ça va prendre des années...

R. : Deux articles, quelques lignes, un étudiant de première année de droit pourrait les écrire. Pas de problème technique, c'est affaire de volonté politique.

On pourrait aussi parler du pouvoir judiciaire qui, faute d'être reconnu comme pleinement indépendant, conquiers sa liberté par des coups d'éclat successifs sans que les citoyens en face disposent de contre-pouvoirs. Contre-pouvoir nécessaire aussi face au quatrième pouvoir, les médias. Et puis les mandats électifs sont trop longs : sept ans pour le Président, six pour les maires, etc. La durée moyenne en Europe est de quatre uns, comme en Allemagne. Croyez-vous que Kohl soit affaibli par un système vraiment démocratique avec les contre-pouvoirs que sont les Länder, le Bundesrat ? Est-il impuissant ? Il faut vraiment remettre les choses à l'endroit en France. J'invite souvent mes étudiants à relire Thurydicle. Quand Périclès explique aux Athéniens qu'Athènes l'emportera sur Sparte parce qu'elle est une démocratie, que sa force c'est l'adhésion et l'imagination du peuple, il nous parle de nous-mêmes. Voyez Israël on s'est assez moqué de son extrême démocratie, la proportionnelle, une Knesseth toute-puissante, un peuple volontiers critique. C'est précisément parce qu'Israël est une démocratie pleine et entière que ce pays a réussi d'abord à gagner la guerre puis – ce n'était pas le plus facile – à gagner la paix avec ses voisins.

Mon rêve serait que, dans les prochaines semaines, avant qu'on ne connaisse le nom des candidats, des personnalités de gauche, de droite et d'ailleurs tirent la sonnette d'alarme et se coalisent pour dire à notre pays : changeons les règles de notre vie publique avant qu'il ne soit trop tard ! Ma prophétie, c'est que le système craquera. Un pays qui ne respire pas se rebelle. Pourquoi pas un pacte d'union pour une République nouvelle ? Je ne veux pas croire qu'il n'y ait pas des personnalités lucides – comme le montre l'article récent de Charles Millon dans Le Monde ou certaines des idées du dictionnaire de la réforme d'Édouard Balladur – pour se retrouver et proposer aux Français d'ouvrir un vrai débat sur ce sujet.

Q. : Jacques Delors peut-il être l'homme de ce changement ?

R. : Je le crois.

Q. : Un vrai changement commence par la clarté. N'est-ce pas hypocrite de sa part d'attendre le 26 janvier pour se déclarer ?

R. : Les meilleures campagnes ne sont pas les plus longues.

Q. : Toujours sans hypocrisie, serez-vous candidat s'il ne se présente pas ?

R. : Je sais que la question a été posée. Écoutons, là encore, Périclès, qui conseillait de ne pas disperser ses forces… Si les Athéniens l'avaient écouté... Il faut aujourd'hui que toutes énergies convergent vers une seule candidature. Ce serait affaiblir cette détermination que d'envisager telle ou tel autre solution.

Q. : Parlons toujours franchement, vous avez tué Rocard.

Moi ?... Ce n'est pas de meurtre qu'il s'agit. Je n'ai pas approuvé sa prise de pouvoir du PS après l'échec de 1993. Nous sortions d'une formidable raclée, Au lieu de nous entre déchirer, nous aurions mieux fait de nous rassembler et de nous donner le temps de la réflexion,

Q. : Vous croyez qu'avec cette élection présidentielle la France va bouger ?

R. : J'aimerais qu'on puisse parler d'un nouveau rêve français comme on a parlé du rêve américain. La France a souvent réussi à trouver un chemin original, et notamment sous la présidence de François Mitterrand. Les choses peuvent bouger dans ce pays quand il y a rencontre entre deux volontés celle des dirigeants, qui indiquent clairement le cap, et celle d'un peuple mis en mouvement, qui devient acteur de ce changement. C'est à cette seule condition que nous réussirons par exemple à endiguer l'hémorragie du chômage J'y reviendrai prochainement. Il a fallu quinze uns pour passer de 500 000 chômeurs à 3 millions. Les Français n'attendront pas quinze ans pour passer de 2 millions à 500 00. C'est révoltant et il y aura révolte Sénèque disait : « Ce n'est pas parce que les choses sont difficiles que nous n'osons pas, c'est parce que nous n'osons pas qu'elles sont difficiles.