Interviews de M. Jacques Delors, président de la Commission des communautés européennes, dans "Le Point " le 21 mai 1994, "L'Événement du jeudi" le 26 et article dans "Le Monde" le 1er juin, sur l'importance de l'intégration européenne face à l'aggravation du chômage, aux risques de démantèlement des acquis sociaux et à la montée des nationalismes.

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Média : Le Point - L'évènement du jeudi - Le Monde

Texte intégral

Le Point : Depuis dix ans maintenant, vous présidez aux destinées de l'Europe à la tête de la Commission de Bruxelles. Vous avez cherché à mettre votre marque sur cette construction tout en poursuivant l'œuvre des pères fondateurs de l'Europe, Alors que votre mandat entre dans sa dernière phase, puisque vous quitterez la présidence de la Commission à la fin de l'année, n'éprouvez-vous pas un certain sentiment d'échec avec l'entrée de ministres néofascistes dans le gouvernement italien et la guerre en Bosnie ? Après tout, n'est-ce pas contre tout cela que s'est édifiée l'Europe ?

Jacques Delors : L'Europe est en effet marquée aujourd'hui par le retour en force de tous les dangers. Les risques oui, clans les années et les siècles passés, ont conduit à des guerres civiles ou des guerres entre nos pays, souvent minorées par l'action de minorités irréductibles ou par un goût de la puissance mue par des néologies totalitaires, nous menacent à nouveau. Sans tomber dans la facilité, on peut dire qu'il y a un lien entre, d'une part, la tragédie yougoslave et ses causes, d'autre part, les tensions que l'on voit réapparaître un peu partout en Europe de l'Est, mais également dans l'Europe communautaire.

Le Point : Sur l'Italie, précisément, quelle attitude préconisez-vous ?

Jacques Delors : Rien n'autorise l'Union européenne à intervenir dans les affaires intérieures italiennes, et personne ne peut refuser de siéger avec un ministre démocratiquement élu. Mais si le nouveau gouvernement italien venait à prendre des positions incompatibles avec l'esprit qui a toujours caractérisé la construction européenne, nul doute alors qu'il y aurait des réactions des autres  gouvernements et de la Commission. Ces événements doivent en fait nous amener à un retour aux sources.

Le Point : C'est-à-dire ?

Jacques Delors : Quand les pères du traité de Rome disaient : "Plus jamais la guerre entre nous", ils songeaient à tous ces cauchemars qu'ils avaient vécus, u que leurs ancêtres avaient vécus ; Quand ils parlaient de pluralisme et de Droits de l'homme, ils voulaient éradiquer à jamais les idéologies hideuses, Et quand ils fondaient la construction européenne sur la coopération, ils obligeaient les peuples à se rencontrer, à mieux se connaître, et un jour à s'estimer mutuellement. De ce point de vue, malgré le climat délétère qui règne en France sur ce sujet, ils ont réussi. C'est même quasiment un miracle de voir comment, maintenant, se comprennent des peuples qui, hier, vivaient sur une montagne de préventions. Donc, retour aux sources...

Les risques qui, dans les années et les siècles passés, ont conduit à des guerres civiles ou des guerres entre nos pays nous menacent

Le Point : Vous ne nous avez pas dit si vous viviez ou non cette situation comme un échec ?

Jacques Delors : Pas comme un échec, mais parfois douloureusement, même si mes pouvoirs ne me permettaient pas de faire plus que ce que j'ai fait. On peut d'ailleurs reprendre toutes mes interventions depuis dix ans. Je n'ai pas manqué de délivrer en temps utile les avertissements nécessaires. Qu'il s'agisse de la guerre civile en Yougoslavie, de l'esprit de famille qui doit imprégner le comportement des États membres de la Communauté, et enfin des valeurs sans lesquelles aucune aventure aussi ambitieuse ne peut réussir.

Le Point : Revenons aux retentissements éventuels de tous ces événements sur le fonctionnement de la Communauté. Peuvent-ils remettre en question les équilibres au sein de l'Union ?

Jacques Delors : Non ! Il peut y avoir des épisodes, mais il apparaîtra de plus en plus que la construction d'une Europe politique est le seul moyen d'éviter de retomber dans les cauchemars du passé.

Le Point : Voyez-vous vraiment cette volonté politique européenne à l'œuvre en France, aujourd'hui ?

Jacques Delors : On ne peut pas en juger à travers le début de la campagne électorale pour les européennes. Il y a une sorte de timidité des soi-disant pro-européens à s'affirmer comme tels. Ils laissent les Français vivre une sorte de happening semblable à celui qu'ont vécu les Danois et que vivent encore les Britanniques. C'est particulièrement fâcheux pour un pays qui, constamment, a inspiré le mouvement en avant de l'Europe. Il y a donc une réflexion à mener sur le fonctionnement de la démocratie française, la manière dont s'y déroulé le débat des idées et l'attitude des formations politiques par rapport à leur mission.

Le Point : L'Europe des Douze vient de s'élargir à quatre nouveaux pays, sans révision institutionnelle préalable comme vous le souhaitiez. Votre successeur ne va-t-il pas avoir une situation impossible à gérer ?

Jacques Delors : Ça ne sera pas plus difficile que pour moi lorsque je suis arrivé ici, et pour François Mitterrand quand il a réussi l'exploit de résoudre toutes les causes de contentieux entre les Dix de l'époque, au Conseil européen de Fontainebleau, en juin 1984. Il fallait réveiller la Belle au bois dormant. Pas simplement lui enlever les épingles qui étaient de trop dans sa robe ! Il fallait vraiment la réveiller. Ça n'a pas été facile, mais rien n'est jamais facile...

Le Point : Revenons à l'élargissement...

Jacques Delors : Les Douze ont décidé une sorte de fuite en avant, mais ils étaient convenus de ne rien changer dans leur système de prise de décision. Deux pays, la Grande-Bretagne et l'Espagne, ont choisi de ne pas respecter le contrat et ont demandé de maintenir la minorité de blocage telle qu'elle est aujourd'hui malgré l'augmentation du nombre de pays et de votes. Il en est résulté un compromis à la fois honteux et handicapant pour l'avenir.

Le Point : Êtes-vous d'accord avec Jean François-Poncer quand il dit : "Nous allons, après un élargissement sans réforme des institutions, vers une conférence intergouvernementale en 1996 pratiquement privée d'objet" ?

Jacques Delors : Non, car, en dépit du handicap que j'évoquais, le jeu sera ouvert pour 1996. Pour une raison simple les Douze n'auront pas alors à réfléchir sur le fonctionnement d'une Europe à seize, mais d'une Europe à vingt-cinq ou trente pays. L'Europe a devant elle un changement radical de dimension. Cela redonne des chances à ceux qui auront des idées. Il ne s'agira plus de dire comment restreindre les pouvoirs de la Commission, mais comment augmenter les pouvoirs du Parlement européen dans certains domaines tout en les limitant dans d'autres. Tout le système sera en cause, et notamment le conseil des ministres. C'est lui qui, je vous le rappelle décide. Or, il est flanqué de deux cents groupes chargés de l'aider à préparer ses décisions ou à contrôler leur exécution par la Commission. Quand on parle de bureaucratie, il vaudrait mieux commencer par savoir comment ça fonctionne à Bruxelles !

Le Point : Tel que vous présentez l'avenir, on a le sentiment qu'en fait il est piégé !

Jacques Delors : Je comprends votre perplexité. Nous avons devant nous une contradiction majeure à surmonter. Si les pères de l'Europe étaient toujours là, ils diraient : "Ce que nous avons rêvé pour l'Europe des Six, notre devoir est d'essayer de le taire pour l'Europe des trente, sur une base mixte de coopération et d'intégration, en étendant les valeurs de paix, de compréhension mutuelle, de pluralisme et de respect des Droits de l'homme. En même temps, cependant, ils se remémoreraient que leur autre objectif était, par l'union des États européens, de leur rendre la puissance et les marges de manœuvre nécessaires pour que l'Europe de l'histoire continue à accomplir sa mission dans le monde. Comment concilier les deux ?

Le Point : Vous devez avoir des idées ?

Jacques Delors : Je ne suis pas pour une Europe politique qui se construirait à l'identique des États-Unis. Ne parlons pas de fédéralisme, mais d'une approche fédérale, qui consiste à bien clarifier qui fait quoi.

Le Point : C'est une subtilité sémantique !

Jacques Delors : C'est une approché différente. Mais puisque vous parlez de subtilité, en voici une deuxième : nous n'arriverons pas à construire une Europe unie et politiquement forte sans rassurer les Russes, sans les traiter comme la grande puissance historique et géographique qu'ils sont, sans leur offrir un partenariat très serré, impliquant coopération économique et politique.

Le Point : Vous pensez que la coopération avec la Russie ne va pas assez loin ?

Jacques Delors : Nos gouvernements ont eu depuis quelques années avec la Russie une attitude sympathique, mais qui relevait plus de l'émotion que de la sagesse accumulée par les chancelleries au cours de nos longues années d'histoire. Comme nous avons oublié l'histoire, la Russie s'est chargée de nous la rappeler en intervenant notamment dans l'affaire yougoslave, avec ce que cela représente de positif et de négatif.

Le Point : Qu'y a-t-il, aujourd'hui, de commun entre les seize qui puisse être valorisé pour relancer l'Europe ?

Jacques Delors : Il faut, tout d'abord, perfectionner ce qui est en cours, et notamment le mélange concurrence, coopération et solidarité que j'ai réussi à mettre en place. Il est nécessaire, ensuite, d'appliquer le nouveau traité d'union, notamment dans sa partie union économique et monétaire. Je suis moi-même étonné du retour en force de la crédibilité de ce projet. Il y a six mois encore, vous n'auriez pas trouvé beaucoup de spécialistes, de ministres ou d'économistes pour parier quelques écus sur la réalisation de la monnaie unique...

Le Point : Vous croyez au respect du calendrier?

Jacques Delors : Oui, en raison de ce que j'entends et constate, Mais j'ajoute un troisième volet pour cette relance de l'Europe : il faut mettre en avant les risques qu'elle court, Et proposer des actions communes de politique étrangère concrètes. Les idéologies du rejet de l'autre, accompagnées parfois de l'odieuse purification ethnique, la confusion entre ethnie et nation, l'agitation excessive des minorités, voire des amorces de guerre de religion fournissent l'aliment de nouveaux totalitarismes qu'il faut endiguer.

Le Point : Ce triangle concurrence-coopérations-solidarité, que vous venez d'évoquer, c'est la philosophie Delors ?

Jacques Delors : Si vous voulez.

Le Point : Vous pouvez préciser le contenu de ce triangle ?

Jacques Delors : La concurrence, pourquoi ? C'est elle qui permet au marché, au grand marché intérieur, de fournir et d'exprimer ses bienfaits. Mais c'est elle aussi qui nous permet d'entrer dans le monde nouveau, caractérisé par la globalisation des problèmes et l'interdépendance des économies. Indépendamment de l'objectif politique, la construction économique de l'Europe est donc un instrument pour permettre à la France d'épouser son temps. On l'oublie toujours.

Le Point : La coopération ?

Jacques Delors : Contrairement à ce que disent les idéologues libéraux, dans une économie de marché, il n'y a pas que la compétition, il y a aussi la coopération avec ou sans intervention de l'État. Les entreprises coopèrent même parfois d'une manière si étroite qu'on les condamne pour positions oligopolistiques! Cette coopération, il est donc préférable de l'organiser, en matière notamment de recherche, d'environnement, de règles sociales minimales...

Le Point : La solidarité enfin ?

Jacques Delors : Il ne peut pas y avoir une entité politique sans un minimum de solidarité ! Mon plus grand sujet de satisfaction est, à cet égard, l'adoption en 1988 de ce qu'on a appelé le "paquet Delors", qui met en place des politiques structurelles visant à soutenir l'action des régions en retard, des régions industrielles sinistrées et du monde rural, dont peu de responsables parlaient alors.

Le Point : "Concurrence-coopération solidarité", c'est la formule magique pour assurer un avenir au modèle social-démocrate ?

Jacques Delors : L'essentiel, pour moi, est de maintenir ce modèle européen de société qui s'est élaboré dans les années d'après-guerre. Fondé sur la combinaison de l'économie de marché, de la négociation sociale, de l'intervention de l'État en matière économique et, sur le plan social, de l'État-providence, il signifie, au fond, que chaque citoyen, en cas de malheur, peut compter sur le secours de la collectivité.

Le Point : Mais ce système vieillit !

Jacques Delors : Comme tout système, ses articulations s'engourdissent, il faut lui redonner de la souplesse et de l'efficacité sans jeter pour autant l'enfant avec l'eau du bain. C'est d'ailleurs l'objet du livre blanc que j'ai présente aux Douze. Certes, aucun esprit rigide de droite ou de gauche ne peut se reconnaître dans ce livre blanc : l'esprit rigide de droite dira que la Commission ne pose pas assez de dérégulation ; l'esprit de gauche se scandalisera que je dise qu'il faut que le marché du travail devienne plus souple et plus efficace en matière de création d'emplois, Je suis cependant dans le droit fil de mon action depuis cinquante ans, où qu'elle se soit exercée, Je reste fidèle à un modèle de société dont j'ai vu avec ravissement qu'il a façonné le continent. Je l'ai défendu bec et ongles contre le reaganisme, le thatchérisme, et je suis sûr que les Européens y sont profondément attachés.

Le Point : Dans ses dernières prévisions, la Commission se montre relativement optimiste en matière de croissance, pas seulement pour l'Europe, mais aussi pour la France. Est-ce du volontarisme ?

J. Delors : Nous n'avons pas précédé l'événement. Nous avons suivi les signes avant-coureurs de l'évolution économique. Il y a deux éléments intéressants à retenir de ça.

Dans une économie mondialisée et plus concurrentielle, les fluctuations sont plus rapides que dans des économies cloisonnées.

Grâce au marché intérieur et à la concurrence, on peut avoir une reprise de la croissance sans un retour de tensions inflationnistes.

Nous avons donc changé radicalement de décor. Les gouverneurs des banques centrales devraient réfléchir un peu à cela au lieu d'avoir des réflexes conditionnés qui consistent, chaque fois que la croissance reprend, à afficher un visage inquiet et à manipuler les taux d'intérêt…

Le Point : Vous ne craignez pas le retour de l'inflation dans le contexte actuel ?

Jacques Delors : Sauf si l'élément dont on ne parle jamais, c'est-à-dire l'évolution des revenus, s'accélère. Comme vous le savez, j'ai toujours été partisan d'une politique concertée des revenus et des prix, comme une des conditions d'un développement soutenable et créateur d'emplois.

Le Point : Et croissance signifiera emplois ?

Jacques Delors : Cette reprise, qui risque de nous surprendre en bien, ne se traduira malheureusement pas par une baisse sensible du chômage. L'un de mes devoirs, dans le temps qui me reste, c'est de maintenir en vie le livre blanc, car il est une fenêtre ouverte sur le moyen terme et un regard aiguisé sur les causes structurelles du chômage et sur les moyens d'y remédier.

Le Point : Vous avez rapidement évoqué les élections européennes en France. Que pensez-vous de la façon dont s'est constituée la liste socialiste ?

Jacques Delors : C'est une liste riche en talents, encore que je regrette que des éléments de valeur qui ont travaillé au Parlement européen et d'autres qui auraient pu y travailler n'aient pas trouvé grâce dans ce subtil jeu des courants, Mais, pour moi, il est particulièrement important que les gens aillent voter. Ce scrutin est, en fait, un nouveau référendum sur l'Europe.

Le Point : Tous les sondages montrent que les Français s'intéressent moins à l'Europe qu'auparavant…

Jacques Delors : Pourquoi ? Tout simplement parce qu'on ne fait plus de politique. Qu'est-ce que la politique ? C'est écouter les gens, mais c'est aussi les éduquer, leur proposer un projet. Dans le fond, notre société souffre aujourd'hui d'un déficit d'autorité. Pas l'autorité du garde-chiourme, mais l'autorité intellectuelle et politique. À l'école, dans la famille, dans la politique, l'autorité tend à disparaître.

Le Point : On dit beaucoup, justement, qu'il n y a plus de leaders politiques en Europe ayant assez d'autorité pour lui redonner un souffle et un élan.

Jacques Delors : Il en naîtra, il en viendra d'autres. À moins que le malheur avec un grand M, tel que je l'ai décrit tout à l'heure, n'arrive. Il est vrai qu'il faut parfois passer par une expérience cruelle pour se remettre à nouveau dans les chemins de la vérité.

Le Point : Êtes-vous plutôt optimiste ou plutôt pessimiste, finalement, sur ce devenir de l'Europe ?

Jacques Delors : Mon pessimisme est toujours actif. Les plus méchants à mon égard disent que je suis cyclothymique ; les bienveillants, que mon pessimisme est une manière de me mobiliser jusqu'à la plus extrême fatigue pour une cause qui en vaut la peine. Je crois à l'imagination politique et à l'innovation intellectuelle, sans cela il n'y a pas d'action valable et durable. Donc, il faut beaucoup travailler, réfléchir, consulter et lire.

Le Point : Et cela pourrait-il vous conduire à être candidat à l'élection présidentielle en 1995 ?

Jacques Delors : Je défendrai l'Europe d'une autre façon et à ma manière. Mais je ne jetterai pas le sac au bord de la route.

 

26 mai 1994
L'Événement du Jeudi

L'Événement du Jeudi : Nous publions un condensé du Livre blanc de la Commission européenne pour l'emploi. Est-ce la solution miracle pour lutter contre l'inquiétante aggravation du chômage en Europe ?

Jacques Delors : D'abord, il s'agit de répondre à cette question existe-t-il un mal européen qui expliquerait l'insuffisance de notre croissance et de notre compétitivité, et donc du grave problème de l'emploi ? C'est à la suite d'un exposé que j'ai fait sur cette question à Copenhague que les douze chefs d'État et de gouvernement avaient demandé à la Commission de préparer un Livre blanc. Dans ses grandes lignes, il a été très bien accueilli et adopté au Conseil européen de Bruxelles, en décembre dernier. Il préconise deux plans d'action l'un au niveau communautaire, l'autre pour stimuler la réflexion dans chaque pays. Des débats sur le sujet ont eu lieu avec les représentants des gouvernements, des organisations patronales, des syndicats. Partout, sauf en France, malheureusement...

L'Événement du Jeudi : L'Europe est-elle donc si mal partie ?

Jacques Delors : Le déclin de l'économie européenne n'est pas inéluctable. Nous avons, nous aussi, nos avantages comparatifs, un bon taux d'épargne et de bons services financiers, ainsi qu'une main-d'œuvre mieux éduquée qu'ailleurs. Et aussi ce grand marché de 345 millions de consommateurs, base indispensable pour permettre à nos entreprises de partir à la conquête du monde. Donc, pas de pessimisme a priori. Mais une vigilance active.

L'Événement du Jeudi : Comment faire pour renverser la vapeur ?

Jacques Delors : Il faut se mettre au travail. Au niveau communautaire, il s'agit de perfectionner le grand marché intérieur pour en tirer tous les avantages. Même ceux qui ne croient pas en l'Europe politique doivent savoir que l'Europe économique est indispensable pour que nos économies nationales, qui sont de plus en plus interdépendantes, se confrontent à la mondialisation et à l'émergence de nouveaux concurrents. Mais cela n'est pas suffisant. Nous avons donc repris dans le Livre blanc une idée qui nous était chère : irriguer l'espace européen par des réseaux d'infrastructures très performants et qui permettront de circuler plus vite et moins cher.

L'Événement du Jeudi : Les technologies nouvelles sont-elles un moyen de créer des emplois ?

Jacques Delors : On va entrer dans une société de l'information avec des bouleversements technologiques considérables qui affecteront le marché du travail, la compétitivité et l'organisation des entreprises. Du point de vue de l'emploi, ils peuvent être – comme la langue d'Esope – la meilleure ou la pire des choses. La meilleure si nous sommes parmi les premiers à mettre en œuvre ces autoroutes de l'information de l'an 2000, et tous les services qui y sont liés. La pire si nous traînons et que nous devenons très dépendants, notamment des États-Unis. C'est l'idée la plus nouvelle et la plus forte du Livre blanc, mais aussi la plus difficile à intégrer pour nos responsables politiques.

L'Événement du Jeudi : Pensez-vous pouvoir débloquer les moyens financiers nécessaires le mois prochain, lors du conseil européen de Corfou ?

Jacques Delors : L'autre jour, j'ai lancé un avertissement. Parce que l'opinion publique, qui connaît le Livre blanc, attend désormais des projets concrets. Mon espoir pour Corfou est : 1) Que le Conseil européen arrête une liste précise de projets d'infrastructures, dont on puisse garantir à la fois la faisabilité et le financement ; 2) Qu'il reconnaisse que la société de l'information est une véritable révolution, et que, pour se donner tous les atouts de la réussite, il faut accélérer la flexibilité de nos systèmes de télécommunications ; 3) Qu'il renforce l'efficacité du marché intérieur en prêtant une attention particulière aux PME.

L'Événement du Jeudi : Encore faut-il que les Douze soient prêts à travailler ensemble, ce qui pour l'instant paraît loin d'être le cas...

Jacques Delors : L'autre point important, c'est la concertation des politiques macro-économiques, rendue d'ailleurs obligatoire par le Traité, puisque nous sommes entrés dans la deuxième phase de l'Union économique et monétaire qui prévoit que les politiques économiques sont d'intérêt commun. Après une période de désenchantement, l'objectif d'une monnaie unique est redevenu crédible. Nous essayons de faire adopter par les ministres des finances, puis par les chefs d'État et de gouvernement, des orientations communes. Le contre-exemple, ce sont les dévaluations intervenues en septembre 1992, qui ont abouti à un jeu à somme nulle. Les pays qui ont diminué la valeur de leur monnaie ont pu exporter davantage, mais c'est aux dépens de leurs partenaires en Europe. À part cela, il y a deux point où le bât blesse : l'insuffisance de l'investissement et une certaine négligence vis-à-vis du sort des chômeurs, lorsqu'on discute du partage de la valeur ajoutée. Si les travailleurs européens acceptaient que, pendant les cinq ans qui viennent, leur pouvoir d'achat soit maintenu ou n'augmente que légèrement (salaire direct et prestations sociales confondues), il serait possible de dégager des ressources pour augmenter l'investissement. Et créer ainsi suffisamment d'emplois pour qu'à la fin du siècle le taux de chômage ait diminué de moitié.

L'Événement du Jeudi : Mais les adeptes de l'économie de marché, comme l'Allemagne et la Grande-Bretagne, vous suivront-ils sur cette sorte de New Deal de l'an 2000 ?

Jacques Delors : Les deux points de résistance sont le financement des infrastructures et la répartition de la valeur ajoutée. Concernant les infrastructures, je suis convaincu que le secteur privé ne pourra pas financier à 100 % tous les projets. Déjà, les chefs d'État avaient accepté que les fonds communautaires y contribuent pour environ 5 milliards d'écus par an, et la Banque européenne d'investissement pour 7 milliards d'écus. Mais ce n'est pas suffisant. Parce que ces projets ne sont pas tous immédiatement rentables sur le plan commercial. L'exemple du tunnel sous la Manche et de ses péripéties financières le montre : par rapport à son coût initial, le coût réel a doublé je le rappelle aux ultra-libéraux qui font un blocage idéologique : quand un pays fait des investissements qui vont profiter aux deux, trois, quatre générations qui viennent, il est normal d'étaler la charte sur ceux qui vont en bénéficier. Ce qui implique des emprunts à trente ans, avec des taux d'intérêt modérés. Un tel emprunt, seule la communauté peut le lancer.

L'Événement du Jeudi : Mais, même si vous parvenez à lancer cet emprunt, serait-ce suffisant ?

Jacques Delors : Même si on retrouve une croissance de 3 %, ça ne sera effectivement pas suffisant pour diminuer sensiblement le chômage. Il faut également redistribuer la valeur ajoutée. De plus, nos vieux systèmes (éducation, formation professionnelle, marché du travail, etc.) se sont rigidifiés. C'est comme le corps d'un individu : il est moins souple à 50 ans qu'à 20 ans. Moi, je pense qu'il faut garder notre système européen de société, mais en lui redonnant de la souplesse. En l'amendant pour mieux le sauver. D'autres veulent le démanteler sous prétexte qu'il serait un obstacle à la création d'emplois. C'est le sens de l'offensive sur la dérégulation de Gunther Rexrodt, le ministre allemand de l'économie. Appuyé bien entendu, par le gouvernement anglais, qui est resté dans une optique réagano-that-chrétienne. Avec leur libéralisme échevelé, ils veulent nous faire revenir cinquante ans en arrière…

Visent-ils la législation que j'ai proposée et qui a été adoptée pour améliorer les conditions d'hygiène et de santé des travailleurs sur leur lieu de travail, l'un des plus avancées du monde ? Ou bien les textes qui ont pour objet de maintenir un minimum de protection sociale aux travailleurs, en leur garantissant un contre de travail, en aménageant décemment le temps de travail, ou en protégeant les femmes enceintes ? Sans ces textes, l'Europe ne serait plus l'Europe. Ou bien tentent-ils de revenir sur l'importance législation qui a permis au marché intérieur de fonctionner ? Si les États membres veulent détricoter la toile de Pénélope, qu'ils le disent ! D'autant que la Commission avait pris l'initiative de supprimer tous les textes non indispensables au fonctionnement de ce marché. Nous avons de bons dossiers.

L'Événement du Jeudi : La France vous appuie-t-elle autant qu'elle le pourrait dans votre campagne en faveur de l'emploi ?

Jacques Delors : Certains ministres des finances ont peut-être des hésitations. Mais ne rentrons pas dans ces détails. L'important, c'est que la quasi-totalité des syndicats européens et la majorité des organisations patronales soutiennent le Livre blanc, même s'ils ne sont pas d'accord sur tout. Ils savent que c'est la seule voie pour lutter efficacement contre le chômage. Pour la Commission européenne, c'est déjà un succès politique d'avoir mis l'emploi au cœur de l'Europe et d'avoir provoqué débats et engagements. Et après tout, il est logique qu'il y ait discussion sur tel ou tel problème. Chacun choisit son camp. Ce n'est pas ça qui va mettre en cause la construction européenne.

L'Événement du Jeudi : Mais dans les campagnes électorales européennes, on parle de tout sauf de l'Europe !

Jacques Delors : C'est surtout vrai en France. L'important, c'est que les partisans de l'Europe luttent contre l'abstention en incitant les gens à aller voter. Et, d'autre part, qu'ils accroissent la doser de politique européenne par rapport à la politique nationale.

L'Événement du Jeudi : Les populismes italiens ou même français peuvent-ils mettre en danger la construction européenne ?

Jacques Delors : Sans doute… Les hommes politiques devraient s'inquiéter de ces phénomènes qui marquent une plus grande distance et un plus grand désintérêt des citoyens pour la chose publique. C'est la vitalité même de la démocratie qui est en cause. Que l'on soit de droite, du centre ou de gauche, il faut se rassembler pour redonner au citoyen le goût de l'intérêt général.

 

1er juin 1994
Le Monde

"L'intégration européenne est le seul instrument face aux nouveaux périls", nous déclare le président de la Commission de Bruxelles

Le Monde : Pensez-vous que les enjeux européens soient clairs pour les Français ?

Jacques Delors : Il est en partie inévitable que se croisent les enjeux nationaux et les questions européennes. Il est vrai qu'en France cela est plus marqué qu'ailleurs. On a aussi l'impression que ceux que l'on appelle les pro-européens ont peur d'affirmer franchement leurs convictions. Rien n'est parfait dans la construction européenne, mais on aurait pu espérer que ces derniers disent au moins en quoi le verre était à moitié plein. Lorsqu'on écoute tous les protagonistes, on a le sentiment que le verre est totalement vide.

Le Monde : Ne constatez-vous pas une baisse de popularité de la construction européenne ?

Jacques Delors : Nos enquêtes d'opinion montrent que nous ne sommes plus dans l'euphorie qui a marqué les années 188-1990. Mais nous ne sommes pas non plus revenus au sentiment d'indifférence qui caractérisait les années d'avant 1985, c'est-à-dire avant que je ne prenne les rênes de la Commission.

Il y a toujours une opinion favorable à l'idée d'une Europe unie, mais de nombreux facteurs font que l'expression en est moins massive et moins enthousiaste.

Le Monde : L'élargissement de l'Union exige une réforme des institutions. Du côté français, on semble tenir pour acquis que cette réforme se fera sur le dos des petits pays et de la Commission. Existe-t-il une alternative à ce schéma ?

Jacques Delors : Ce qu'ont voulu les pairs du traité de Rome, c'est doter la Communauté européenne d'institutions qui puisent permettre de prendre des décisions en temps utile et d'agir efficacement.

Dans cet esprit, la Commission européenne joue, aux yeux de tous les interlocuteurs, un rôle irremplaçable parce que source des innovations, garantie de la continuité et du respect des règles du jeu. Si demain on devrait changer cette logique institutionnelle on courrait le risque de la paralysie. Les protagonistes de la campagne en France ont décidé de faire de la Commission un bouc émissaire, taxé d'irresponsabilité.

La vérité, c'est que la Commission européenne est responsable devant le Parlement européen, qui peut le censurer à tout moment. D'autre part, en juillet 1993, on m'a demandé d'accomplir un cinquième mandat de deux ans et le Parlement a voté mon investiture à plus de 90 % des voix. Ceci n'est jamais rappelé dans la discussion. Certes le fonctionnement des institutions peut être amélioré, mais le problème est mal posé.

Le Monde : Et les petits pays dans une Europe élargie ?

Jacques Delors : Jusqu'à présent on a pu travailler dans la Communauté dans l'esprit suivant : aucun pays, fût-il le plus petit, n'est mis en difficulté lorsqu'un intérêt vital est en cause. Il est évident que dans une communauté à vingt-cinq ou trente membres, cette règle non écrite sera plus difficile à appliquer. Entre, d'un côté, l'Allemagne fédérale avec ses 80 millions d'habitants et, de l'autre côté, Malte et Chypre, vous voyez la distance. Par conséquent, de ce point de vue, il faut réfléchir sur un système qui permette de tenir compte des particularités nationale et qui en même temps les transcende chaque fois que nous sommes en mesure de dégager un intérêt commun. Il faudra innover.

Le Monde : L'idée d'un président pour l'Europe vous paraît-elle bonne ?

Jacques Delors : L'Union européenne a besoin d'une personnalisation. Pour l'instant, même si je n'en ai pas les pouvoirs, c'est moi qui, aux yeux de certains, remplis ce rôle. Dans une Union européenne, il serait utile que le Conseil européen élise tous les deux ans et demi (deux fois par mandat du Parlement européen), une personnalité qui serait chargée de représenter l'Union européenne, flanquée de deux vice-présidents selon le tour de rôle de tous les pays. La question sera de savoir si ce président sera en même temps à la tête de la Commission.

La seconde raison qui plaide pour cette solution, c'est celle de la continuité, surtout en matière de politique étrangère. Il est important que les États-Unis, le Japon, les continents d'Asie, d'Amérique latine, d'Afrique aient en face d'eux pendant une période assez longue une personnalité qui représente les positions de l'Union, flanquée de deux vice-présidents tournantes (un "grand pays" et un "petit pays".

Contre la levée de l'embargo sur les armes

Le Monde : À propos du débat qui s'est développé en France ces derniers temps, pensez-vous que l'Europe doive réclamer une levée de l'embargo sur les armes à destination de la Bosnie ?

Jacques Delors : Je vous rappelle ce que j'ai déclaré dès 1992 devant le Parlement européen et qui m'a été reproché parce que je dépassais mes prérogatives. J'ai condamné l'idéologie du nettoyage ethnique. J'ai ajouté que, faute d'une menace crédible d'intervention armée, les porteurs de cette idéologie ne s'arrêtaient pas. Les événements hélas, m'ont donné raison. Aujourd'hui, il me semble que, si on levait l'embargo, le risque serait de nous engager dans une guerre interminable avec extension à d'autres pays ou bien dans une défaite de nos amis bosniaques, compte tenu des potentialités en réserve de l'armée serbe.

C'est pourquoi je me rallie aux efforts louables et engagés de la France – et notamment de François Mitterrand et Alain Juppé – pour essayer de ramener tous les protagonistes autour de la table sur la base du plan de l'Union européenne qui pourra être légèrement aménagé. Mais à une condition : c'est que l'accord qui pourrait être trouve ne consacre en aucun cas la victoire idéologie de ceux qui rejettent l'autre au point de le tuer. D'où la nécessité de renforcer la pression sur les Serbes, à un moment donné, la solution la moins mauvaise. Je ne suis pas fier de dire cela, mais je n'ai pas le droit de me dérober à votre question. J'ajoute que les intellectuels sont dans leur mission en interpellant les responsabilité.

Le Monde : Pensez-vous que le discrédit qui pèse depuis deux ans sur l'ambition des Douze de mener une politique étrangère commune est rattrapable ?

Jacques Delors : Il sera difficilement rattrapable dans les mois qui viennent, à supposer même que l'on arrive à cette paix plus imposée par la raison que par le cœur. Je vois dans la tragédie yougoslave la preuve de la non-existence de l'Europe comme acteur dans la politique étrangère. Ce qui serait souhaitable, c'est que les Douze décident et mènent à bien trois ou quatre actions communes en matière de politique étrangère, là où ils ont indiscutablement le même intérêt.

Vous remarquerez que je ne parle pas de politique étrangère commune, mais d'actions communes de politique étrangère. Je n'ai jamais pensé que nos pays, compte tenu de leurs traditions de leurs intérêts, de leurs situations géopolitiques, pourraient avoir une politique étrangère totalement commune.

Les "contre-vérités" de Rocard et Baudis

Le Monde : Pour en revenir à la campagne en France, les candidats ne ménagent pas les institutions de la Communauté. Dans une interview du 19 avril, Michel Rocard a dénoncé "une organisation européenne qui prétend interdire la chasse à la palombe dans le Sud de la France, mais qui ne parvient pas à interdire la chasse aux Musulmans dans l'Est de la Bosnie". Et Dominique Baudis s'est exprimé le même jour dans des termes analogues. Comment réagissez-vous à tels amalgames ?

Jacques Delors : C'est désolant d'entendre de telles contre-vérités. J'ai déjà parlé de la Bosnie. Venons-en à la palombe. En 1979, à l'unanimité, les États membres de la Communauté adoptent une directive pour protéger les oiseaux sauvages – en particulier les migrateurs, donc les palombes –, patrimoine commune, puisqu'ils traversent l'Europe à tire-d'aile. Le principe est simple : interdire de la chasser pendant leur vol de retour vers le lieu de nidification afin de préserver l'espèce. Quant aux dates d'ouverture et de fermeture de la chasse, elles étaient laissées à chaque État. Telle est la réalité des faits. Et la Commission s'efforce dans ce domaine comme dans d'autres de laisser la décision entre les mains des États nationaux, voir des régions, seuls à même de juger des situations, le plus proche du terrain.

Le Monde : Les gens ne semblent plus croire que l'Europe sera capable d'enrayer le chômage. Est-ce que le Livre blanc que vous avez présenté sur le sujet pourra donner un minimum de résultats concrets ?

Jacques Delors : Il y a un mal européen du chômage sur lequel j'ai attiré l'attention des chefs d'État et de gouvernement. De 1970 à 1990, les États-Unis ont créé 29 millions d'emplois nouveaux, le Japon près de 12 millions et nous 9 millions. Les 9 millions d'emplois ont d'ailleurs été créés de 1985 à 1991, grâce à la relance de la construction européenne avec l'objectif du grand marché. Après cela, je me suis posé la question : ces années, était-ce une embellie, le dernier sursaut d'une Europe condamnée au déclin, ou était-ce de bon augure pour l'avenir ? Les réponses sont dans le Livre blanc. Et elles sont encourageantes. Il n'y a de fatalité ni dans le déclin ni dans le chômage massif.

Dans ce Livre blanc nous ne demandions pas de pouvoirs supplémentaires pour la Communauté. Nous indiquions ce qui devait être fait, selon nous, à l'échelon européen dans le cadre de nos compétences actuelles (approfondissement du marché intérieur, développement des réseaux d'infrastructures, mise en place de la société d'information, croissance nécessaire de l'investissement et de la recherche au développement), et nous indiquions qu'à l'échelon national il y avait beaucoup à faire en ce qui concerne tout ce qui affecte l'emploi (éducation, formation, organisation du travail dans les entreprises, fonctionnement du marché du marché du travail, indemnisation du chômage, etc.) Au vu des discussions nationales et des mesures prises, on peut affirmer que les Européens ont décidé de se ressaisir.

Le Monde : Quels résultats concrets attendez-vous ?

Jacques Delors : J'attends qu'à Corfou, au prochain conseil européen, on prenne les décisions suivants : premièrement, adoption d'une première liste de projets d'infrastructures et de leurs moyens de financement. Ainsi ces projets pourront démarrer avant la fin de l'année et apporter à la fois un soutien à la reprise économique qui s'annonce et en même temps jeter les bases de structures plus compétitives et d'un meilleur aménagement du territoire en Europe.

Deuxièmement : confirmer que mon intuition était juste en ce qui concerne la société de l'information, que c'est une véritable révolution et qu'il faut se donner très vite les moyens pour que l'Europe soit présente dans ce domaine. Troisièmement, que l'on poursuive des échanges d'informations et d'innovations pour tout ce qui permet de créer de nouveaux emplois. Et d'ailleurs je travaille actuellement sur les nouveaux gisements d'emplois. Car il est faux de dire que nos sociétés souffriraient d'un manque de travail et donc d'une insuffisance d'emplois à offrir.

Le Monde : La question des frontières de l'Europe n'a pas vraiment fait l'objet de débat au sein des Douze jusqu'à maintenant. Avez-vous dans la tête une idée des limites de la grande Europe ?

Jacques Delors : Je pense que les limites de la grande Europe se situent aux frontières de l'ancienne Union soviétique, ce qui veut dire que pourraient appartenir à la grande Europe, la Pologne, la République tchèque, la Hongrie, la Slovaquie, la Slovénie, la Bulgarie, la Roumanie, l'Albanie, Chypre et Malte, sans oublier les trois États baltes. Et puis, si la paix revient en ex-Yougoslavie, pourquoi pas la Bosnie, la Croatie, la Macédoine, et ce que sera devenue l'union Serbie-Monténégro quand beaucoup d'eau aura coulé sous les ponts et que l'idéologie de la purification ethnique sera vraiment éradiquée.

Ceci pour illustrer l'ampleur des problèmes politiques et institutionnels que vous souleviez tout à l'heure. L'autre difficulté, c'est que la Russie n'est pas enthousiaste pour cette idée de la grande Europe unie. Nous ne pourrons construire cette grande Europe que si nous proposons à la Russie un partenariat très serré dans les domaines politique et économique, si nous reconnaissons la Russie comme une grande puissance, et si, nous l'aidons à résoudre les problèmes qui se posent dans l'ex-Union soviétique, notamment en Ukraine ; d'où les accords d'association qui vont être signés avec la Russie et l'Ukraine, d'où notre action pour écarter le risque nucléaire, notamment à Tchernobyl.

Le Monde : Vous évoquer les difficultés institutionnelles que soulèvent la création de la grande Europe, mais il y aussi les difficultés économiques. En France les responsables des deux listes principales sont favorables à l'élargissement, mais ne disent jamais rien ni des problèmes agricoles ni des problèmes budgétaires qu'il pose.

Jacques Delors : Ils sont effectivement très vagues dans leurs propos. Et cette remarque vaut aussi pour ceux qui taxent les pro-européens de "club des nantis" sans dire un seul mot sur les conséquences économiques et les structures institutionnelles, de la grande Europe. La Commission, quant à elle, est préparée à de telles réflexions, qu'il s'agisse de l'accroissement du budget communautaire et des contributions de chaque participant, de la poursuite des objectifs fondamentaux de la politique agricole commune, des conséquences, sans aucun doute positives, sur la croissance économique et la création d'emplois, en liaison avec les pays de l'Est qui ont de grands besoins à satisfaire.

J'ajoute que, comme citoyen, je suis prêt à assumer les coûts de cette grande Europe de la paix et de la solidarité, en payant un peu plus d'impôts. Mais qui parle de tout cela ?

Le Monde : Que répondez-vous aux gens qui s'inquiètent d'une influence nouvelle de l'Allemagne depuis sa réunification, ou dans la perspective d'un élargissement de l'Union vers le Nord et vers l'Est ?

Jacques Delors : Je réponds, avons-nous le choix ? Si nous considérons que l'Allemagne dérive vers d'autres horizons et si nous précipitions ce mouvement en renonçant à la construction européenne, que nous arriverait-il ? Si on me dit, avec raison, l'Allemagne sera forte – et elle le sera, car, actuellement, elle fait un effort considérable en matière de restructuration économique dont peu de gens en France ont idée – eh bien, je réponds que la France doit accomplir le même effort, avec ou sans construction européenne.

Dans le contre effrayant que certains candidats racontent aux Français, le plus terrible, le plus scandaleux est le suivant : on rend l'Europe responsable des mutations mondiales. La réalité, c'est que le monde change en bien, mais aussi en mal. Car de nouveaux périls apparaissent : les idéologies de rejet de l'autre, la confusion entre la foi et la politique : sous la forme de l'intégrisme, l'hyper-nationalisme… Or l'intégration européenne est le seul instrument qui puisse nous permettre de faire face à ce monde nouveau plein de périls, mais aussi de promesse.

Le Monde : Depuis la tempête d'août 1993, le système monétaire européen se porte plutôt bien et les États membres pratiquent une politique de convergence étroite. Mais en cas de difficultés nouvelles sur le marché des changes, le dispositif résisterait-il aux assauts de la spéculation ?

Jacques Delors : Je constate que sur les marchés des changes les opérateurs parlent de plus en plus de la perspective de l'Union économique et monétaire. À cela s'ajoute la reprise économique qui va s'effectuer sans aggravation des déséquilibres, ni de l'inflation. L'union économique et monétaire est redevenue crédible et il faut la considérer à nouveau comme un élément substantiel d'une stratégie pour faire progresser l'idée de l'Europe. C'est un constat encourageant.

Le Monde : Dans le débat sur Maastricht, certains (Philippe Séguin, Jean-Pierre Chevènement) se sont demandé si la politique économique de l'Europe n'était pas un vrai danger pour la croissance. La question se pose-t-elle encore ?

Jacques Delors : C'est une vraie question. Jusqu'à présent, nous nous sommes basés sur l'expérience suivante : les pays qui avaient une monnaie stable ont réalisé de meilleures performances en matière de croissance économique et de créations d'emplois que les autres. Mais, même si cela donne des arguments à l'Union économique et monétaire, ce n'est pas suffisant. Je continue pour ma part à me battre contre ceux qui réduisent la politique économique à une monnaie forte et à des canons d'équilibre budgétaire. Je considère que la politique économique est plus complexe, que dans les périodes de basse conjoncture il faut accepter un déficit budgétaire, qu'il n'est pas mauvais de s'endetter pour financer des investissements qui profiteront aux générations à venir.

Ma conviction est que l'Europe préservera son modèle de société, tout en l'adaptant aux données nouvelles, et inventera une voie originale de développement respectueuse des temps de l'homme et de l'environnement naturel. Une Europe gardant sa personnalité rayonnante et riche de ses diversités nationales et locales, et où notre patrie, la France, aura toute sa place, qui est grande. Ne soyons pas frileux !