Texte intégral
"Je préfère une petite tension aujourd'hui à un grand conflit demain "
Foulard islamique : Bayrou se fâche
Le ministre de l'Éducation nationale change de ton. L'an prochain, annonce-t-il à Carole Barjon et à Élisabeth Schemla, il n'y aura plus de hidjab dans l'école publique. Mieux : la même règle s'appliquera à l'enseignement privé. Et si le Conseil d'État annule sa circulaire, il fera voter une loi !
Le Nouvel Observateur : Que vont devenir les adolescentes exclues de l'école publique à la suite de votre circulaire ?
François Bayrou : Nous avons essayé, patiemment, de convaincre, et nous y avons souvent réussi malgré les pressions très importantes exercées contre certaines adolescentes pour qu'elles gardent leur voile. Celles qui ont choisi de refuser la règle seront bien sûr scolarisées par la République française, dont c'est le devoir. Nous les inscrirons comme des centaines de milliers d'autres jeunes Français au Centre national d'Enseignement à Distance, le CNED, où elles pourront suivre un cursus normal, sous la direction d'enseignants compétents.
Le Nouvel Observateur : Certaines écoles privées catholiques ont fait savoir qu'elles étaient prêtes à les accueillir.
F. Bayrou : Il y a dans ces déclarations un côté un peu provocateur. Naturellement, les écoles sous contrat ont un caractère propre auquel elles tiennent. Rien n'est plus normal. Ce caractère propre mentionné par la loi Debré, sans être davantage défini, tient évidemment à une attention plus grande au fait religieux, à l'ambiance spirituelle. Tout cela est de bon sens. Je sais très bien que, dans les écoles catholiques, il y a aussi de jeunes juifs et de jeunes musulmans. J'approuve cette ouverture, d'ailleurs imposée par la loi. Simplement, dans un moment sensible où la rigueur s'impose à tous tant les sujets à traiter sont délicats, il me parait surprenant que quelques responsables d'établissements catholiques se fassent publiquement les défenseurs du voile islamique sans mesurer l'écho de leurs déclarations. Il y a en effet des obligations qui s'imposent à tous les établissements sous contrat – le père Cloupet vient d'ailleurs de le rappeler dans une lettre aux directeurs diocésains – et que l'on ne peut pas traiter avec désinvolture.
Le Nouvel Observateur : Dans une école publique du Doubs, les élèves étudient sous le crucifix. Prendrez-vous des mesures pour le faire retirer ?
F. Bayrou : Ce sont des cas très isolés. Mais l'esprit de laïcité et la circulaire s'adressent à tous.
Le Nouvel Observateur : En vertu du principe de laïcité, faudra-t-il que les écoles juives sous contrat interdisent la kippa ?
F. Bayrou : Même si je n'ignore pas les différences entre les signes de chaque religion du point de vue de leur signification, ce serait donner aux jeunes musulmans un sentiment de profonde injustice que de ne pas demander le même effort pour tous. Pour les écoles juives, ce serait heurter le bon sens que de vouloir nier leur identité. Mais l'obligation de laïcité, dans le respect des programmes par exemple, s'adresse à tous et ne peut pas être éludée.
Le Nouvel Observateur : Si l'on pousse votre logique jusqu'au bout, même si des écoles musulmanes étaient créées et souhaitaient un contrat d'association avec l'État, le port du hidjab ne devrait-il pas y être toléré ?
F. Bayrou : Il n'y a pas aujourd'hui d'écoles musulmanes sous contrat en France. Cela signifie aussi que les Français musulmans n'ont pas ressenti le besoin d'en ouvrir. L'école française est respectueuse de toutes les fois, de toutes les religions, et les musulmans le vivent bien ainsi, en dehors de quelques intégristes. Tous vérifient qu'il est possible de partager les mêmes principes républicains en conservant sa conviction religieuse. Ce n'est pas moi, croyant et pratiquant, ancien élève et professeur de l'école laïque, qui vais prétendre le contraire. Pour le reste, pour obtenir un contrat d'association, il faut qu'une école existe depuis cinq ans pour vérifier que l'on y respecte les programmes et les obligations de l'Éducation nationale. Je n'exclus nullement qu'un jour des écoles sous contrat d'inspiration musulmane puissent être ouvertes. L'ambiance spirituelle y sera musulmane, comme elle est chrétienne ou juive ailleurs, mais ni les programmes ni les règlements ne devront contredire nos règles républicaines. Pour le reste, ce sera affaire de bon sens, de diplomatie et de refus de provocation. Vous voyez en tout cas à quel point cela est dépendant de l'affirmation d'un islam de France, ouvert et soucieux de la République, de ses règles et de ses lois.
Le Nouvel Observateur : Cet été, une loi était à l'étude chez Charles Pasqua. Avez-vous publié votre circulaire parce que tous réprouviez cette démarche, ou parce que le débat national qu'aurait entrainé une telle loi vous semblait périlleux avant l'élection présidentielle ?
F. Bayrou : Un projet a en effet été étudié. Nous y avons travaillé ensemble, autour du Premier ministre, de Charles Pasqua, de Simone Veil et de moi-même. Nous sommes assez rapidement convenus que le problème était réel et devait trouver réponse tant la multiplication des manifestations d'intégrisme était insupportable pour l'école. Pas seulement des voiles. Mais des garçons refusaient d'aller en cours de français parce que les auteurs au programme, Rabelais ou Ronsard, étaient impies… Ailleurs on demandait des salles de prière ou des salles à manger particulières. Et la croissance du nombre des voiles plongeait dans le désarroi nombre d'enseignants et de chefs d'établissement. Mais, dans la démocratie médiatique où nous vivons, la discussion d'une loi dans l'ambiance surchauffée du Parlement risquait d'entrainer des dérapages verbaux qui auraient donné aux jeunes musulmans l'impression de ne pas être respectés comme ils doivent l'être. Il ne s'agissait ni de heurter les consciences ni de condamner la foi religieuse, qui est un droit de la personne humaine. Il me semblait qu'une circulaire était par nature plus nuancée que la loi, et surtout la discussion de la loi. Charles Pasqua, dans toute cette démarche, a été un soutien constant.
Le Nouvel Observateur : Si votre circulaire ne donnait pas les résultats escomptés et si la droite était reconduite en 1995, écartez-vous la possibilité de remettre une loi sur le tapis ?
F. Bayrou : Ce serait d'une certaine manière admettre que la France a tellement oublié ses principes qu'il faut revoter la laïcité. Mon souhait est donc que la circulaire se suffise à elle-même. À propos des insignes religieux, nous avons ajouté au prosélytisme la notion de discrimination entre sexes, qui n'avait jamais été envisagée jusque-là. Il me semble que cela peut assurer l'assise juridique nécessaire. En tout cas, il y a une très forte attente de la société française, tous milieux sociaux et opinions confondus.
Le Nouvel Observateur : Ne craignez-vous pas qu'à terme le Conseil d'État casse votre circulaire ?
F. Bayrou : J'espère et je crois qu'il n'en sera rien. Je me suis efforcé de respecter l'esprit de ses précédentes décisions. Mais, surtout, je ne crois pas que l'opinion française, que nos concitoyens accepteraient qu'une jurisprudence administrative vienne durablement contredire un besoin aussi profond de clarification et d'affirmation de nos principes républicains. Si tel était le cas – je répète que je ne le crois pas –, cela conduirait inévitablement [mots manquants sur la vue] voulu éviter en raison de la sensibilité du sujet.
Le Nouvel Observateur : Pourquoi avez-vous changé d'opinion sur le hidjab depuis 1989 ?
F. Bayrou : Ma première réaction, à l'époque, a été de compréhension. J'ai cru qu'il s'agissait uniquement de démarche religieuse personnelle. Et puis les témoignages se sont multipliés pour que nous ne puissions plus ignorer ce que le foulard représentait vraiment, pour les intégristes, jusqu'à menacer de mort les femmes qui refusaient de le porter. Nous avons sous les yeux ce qui se passe dans certains pays, nous savons ce que le foulard signifie, la plupart du temps, pour l'avenir personnel des jeunes filles. Il y a des mouvements en face desquels il est interdit d'être naïfs : nous savons où tout cela mène. Voilà pourquoi, même si c'était difficile, il m'a semblé qu'il était temps de dire non. Je préfère une petite tension aujourd'hui à un grand conflit demain. Et beaucoup de musulmans, de jeunes musulmans en particulier, souhaitent être protégés d'extrémistes auxquels ils redoutent par-dessus tout d'être assimilés.
Le Nouvel Observateur : Que défendez-vous en vérité ?
F. Bayrou : République et laïcité, bien sûr. Mais cela se décline : pour moi, le statut de la femme appartient à un ordre de droit, celui de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, (manque du texte)
Les témoignages les plus nombreux de soutien, ce sont les femmes musulmanes, algériennes en particulier, qui nous les adressent. Conviction nationale ensuite. Nous avons construit la France autour d'une vision très originale d'une nation qui refuse l'éclatement en communautés séparées, selon le à chacun sa loi qui marque d'autres sociétés du monde. Place de l'école, enfin. Pour la République, pardon d'employer des mots un peu solennels, l'école est un lieu sacré. C'est là qu'elle s'incarne et que s'élabore la communauté nationale. Ce lieu sacré, il faut le protéger. La rue, la cité sont trop souvent le lieu des rapports de forces. À l'école, même les faibles doivent se sentir protégés. Et les faibles, ce peut être les filles qu'il faut préserver d'influences excessives, celles des garçons militants d'un islam dur, des imams ou du poids oppressant de la tradition.
Le Nouvel Observateur : Au fond de votre attitude n'y a-t-il pas une crispation identitaire, un refus de voir la France s'islamiser ?
F. Bayrou : Je ne crois pas du tout à cette probabilité. Mais tous les pays, toutes les sociétés ont leur histoire et leur identité. Ne pas l'accepter, traiter cette identité avec désinvolture, s'en moquer, c'est se condamner à faire naître des réactions violentes. Le visage de la France, son histoire sont au cœur de chaque Français. La tradition de la France, tout le dit dans ses paysages et ses monuments, est judéo-chrétienne. Pendant des siècles sur cette terre, on a cru au Dieu de la Bible et à Jésus-Christ, homme juif et Seigneur Messie. Cela ne veut pas dire que les musulmans ne peuvent pas trouver leur place dans son histoire. Il n'y a qu'un seul moyen pour le permettre, pour empêcher en un mot les guerres de religion : c'est de protéger des espaces de neutralité, de laïcité, où chacun se retrouve et se respecte.
Le Nouvel Observateur : Mais comment respecter et condamner à la fois ?
F. Bayrou : Nous vivons une période de transition difficile parce que nous passons d'une situation d'incertitude à une situation de fermeté. Il y a deux dangers à éviter : celui qui consiste à diaboliser l'islam, à voir des intégristes partout, cela ne serait pas loin de la xénophobie ; et celui de tomber dans l'angélisme, de fermer les yeux sur cette immense crispation qui traverse le monde, qui guette l'équilibre de beaucoup de sociétés et les droits de l'homme. Le respect doit être réciproque. Je trouverais honteux et grossier que l'on se permette d'entrer dans une mosquée sans enlever ses chaussures. C'est un signe de respect, comme de se couvrir la tête dans une synagogue. Il s'agit d'exiger le même respect de la part d'élèves qui entrent dans une école. Je l'ai dit, c'est aussi un lieu sacré pour la République. Ce contrat de respect réciproque est acceptable par tous.
Le Nouvel Observateur : Une récente cassette du FIS algérien recommande aux adolescentes de retirer leur hidjab…
F. Bayrou : Cela prouve qu'en étant ferme tant du point de vue de l'ordre public que de l'Éducation nationale, on peut faire entendre sa voix. Nous ne sommes pas condamnés à céder, comme trop de gens le croient. Ni à nous contenter de belles paroles sans prise sur la réalité. Nous pouvons être fiers, nous la France, de ce que nous sommes. Notre idée de la laïcité fait de nous un pays phare, observé dans le monde. Mais il faut que cette fermeté s'accompagne d'une politique d'intégration autrement plus efficace. Cela aussi est une des clés de la réussite du modèle français.
30 novembre 1994
La Croix
La Croix : Comment trouve-t-on le temps d'écrire une biographie d'Henri IV (1) quand on est ministre de l'Éducation nationale ?
François Bayrou : D'abord j'ai mis deux ans pour écrire ce livre et pourtant j'ai la plume facile. Ensuite quelques-uns de mes collaborateurs au ministère, des historiens et des Béarnais, ont fait pour moi le travail de recherche de documents.
La Croix : Pourquoi avoir choisi Henri IV et pas Jules Ferry ?
François Bayrou : D'abord, je suis béarnais. Ensuite le personnage d'Henri de Navarre m'intriguait. L'inconscient collectif des peuples est marqué par des figures qui l'expliquent et le nourrissent. La Saint-Barthélemy, l'édit de Nantes, l'image même du bon roi Henri sont des marques profondes de cette histoire. Il m'a semblé intéressant de les explorer.
La Croix : Vous dites que vous n'êtes pas historien. C'est donc en homme politique que vous avez abordé le personnage d'Henri de Navarre ?
François Bayrou : Bien sûr. Et ce qui a retenu toute mon attention, ce sont les mécanismes de la création d'un État moderne en même temps que ceux de la réconciliation nationale.
"On ne traite pas les maux des nations sans traiter leurs âmes"
La Croix : Vous présentez l'action d'Henri IV comme un programme de gouvernement. L'approche de la campagne électorale y est-il pour quelque chose ?
François Bayrou : Je présente son action ainsi parce que c'est un programme de gouvernement. Le redressement du pays, la réconciliation nationale après les guerres de religion, l'allégement de l'impôt, la nouvelle politique d'éducation : tout cela pourrait nourrir un programme aujourd'hui…
La Croix : Il n'y aurait pas eu d'Henri IV sans Sully, dites-vous ? Est-ce à dire que tous les grands hommes d'État se doivent d'avoir un bon Premier ministre ?
François Bayrou : Il n'y a pas de grands hommes d'État mal entourés ; sinon ils ne sont pas à la hauteur de leur devoir. Henri IV est une de ces hautes figures capables de changer l'histoire et cela contre toutes les prévisions. En 1580, le scénario pour sortir de la crise était le plus improbable. C'est pourtant celui-là qui a été choisi, appliqué, et il a réussi.
On ne traite pas les maux des nations sans traiter leurs âmes. Les demandes des peuples sont d'ailleurs toujours inexprimées. Elles sont reconnues après coup. De Gaulle n'avait pas attendu le désir des Français pour lancer son appel du 18 juin. Il l'avait senti, intuitivement. Si le peuple avait été consulté à ce moment-là, de Gaulle aurait obtenu peu de soutien. L'exprimé n'est pas l'essentiel. C'est ce qui fait la limite des sondages d'opinion.
La Croix : Vous montrez un roi plutôt intuitif que méditatif avec l'histoire. Vous pensez que les hommes politiques sont aujourd'hui tombés dans l'excès inverse : trop de planification, pas assez d'impulsion ?
François Bayrou : Les hommes politiques me paraissent oublier les réalités spirituelles, au sens large du terme. L'intervention politique ne consiste pas à nier le mécanisme de l'histoire. Il s'agit au contraire de comprendre la machine et de prendre en considération cette partie irrationnelle qui lui permet de fonctionner. Pour cela il faut bien avoir intégré le passé, non pas pour le répéter, mais pour déceler ce qui, dans ce passé, constitue une permanence.
(1) Henri IV, le roi libre, de François Bayrou, Flammarion, 540 p., 130 F.
Vendredi 9 décembre 1994
France 3
L. Bignolas : Les membres du CDS vont devoir choisir entre B. Bosson et vous ?
François Bayrou : Oui, il y a une grande question à traiter : comment faire pour que le centre existe en France ? Comment faire pour que, dans l'esprit des Français, il y ait comme aujourd'hui une gauche et une droite, mais qu'il y ait, à égalité avec cette gauche et cette droite, un grand mouvement du centre. Aujourd'hui, si vous interrogez les Français, ils vous répondront que le centre n'existe pas. Les plus optimistes diront qu'il n'existe pas encore. Comment faire pour que cela existe ? Il y a deux types de réponse : celle que B. Bosson propose. Il dit : "retrouvons, refermons-nous sur notre famille, essayons de reconstituer une autonomie et retrouvons-nous entre nous ". Il y a celle que je propose et qui est complètement différente, qui s'inspire de ce qui se passe partout ailleurs en Europe. Je dis : regardez l'Allemagne fédérale et vous allez découvrir qu'il y a des hommes du centre qui savent entraîner avec eux la majorité d'un peuple. À condition d'être fort, d'être organisé, et d'être ouvert. Je propose que nous fassions la même chose en France. Je ne crois pas que l'on puisse construire un centre fort avec une division des forces au centre comme elle existe aujourd'hui, sept mouvements concurrents les uns avec les autres. Nous avons le même problème que celui qui se posait à F. Mitterrand, en 1970. Il avait les forces socialistes complètement éclatées, elles venaient de faire 5 % aux élections présidentielles. En cinq ans, en les ayant regroupés, il a réussi à faire de cette force la principale force politique française.
L. Bignolas : Est-ce que centriste, aujourd'hui, n'est pas devenu un vilain mot ?
François Bayrou : B. Bosson dit que centriste est une injure pour moi. Au contraire, c'est un mot que j'assume. Je considère qu'être au centre, c'est empêcher que la société ne se fracture. Être au centre, c'est choisir l'Europe, c'est faire en sorte que la France ait un destin différent. Il faut bien entendu assumer ce qu'on est. Si vous ne commencez pas par avoir la fierté de ce que vous êtes, il y a fort peu de chance que vous puissiez convaincre les autres.
L. Bignolas : La candidature de J. Delors ne vous arrangerait-elle pas, paradoxalement ?
François Bayrou : C'est sa décision. Vous savez bien ce qu'il en est. J. Delors est un homme respectable, respecté sur beaucoup d'horizons en politique. Mais il y a une chose qui est certaine, c'est que derrière J. Delors, il y a des forces. Il y a M. Emmanuelli, M. Tapie, M. Hue, dont le moins qu'on en puisse dire est qu'elles ne sont pas attirantes pour les Français. S'il y a hésitation de la part de J. Delors, je crois que ça vient en partie de ce qu'il n'a pas les forces pour soutenir un projet comme le sien.
L. Bignolas : S'il n'est pas candidat, ça veut dire qu'on libère des espaces très importants à droite ?
François Bayrou : S'il n'est pas candidat, c'est au centre qu'on libère des espaces très importants. Encore une fois, vous sentez bien qu'il y a des questions à résoudre pour le siècle qui vient. Nous allons rentrer dans cinq ans dans le XXIe siècle, et il y a des questions à résoudre tout à fait essentielles. La question de savoir si la France veut un destin solitaire ou un destin européen est une question absolument centrale. Tout le monde en parle sans d'ailleurs clairement apporter de réponse. Nous, nous voulons apporter une réponse claire.
L. Bignolas : Faut-il un candidat UDF dans ce concert présidentiel ?
François Bayrou : Il faut que les élections présidentielles permettent de défendre les idées de notre famille politique. Il n'est pas évident que ce soit par des candidats qui, pour l'instant, ne sont pas recueillis par les Français. Nous verrons, dans le courant du mois de janvier, qui sont ceux qui se présentent et quels sont leurs projets précis pour les thèmes qui nous intéressent.
L. Bignolas : Vous êtes l'auteur d'un livre, "Henri IV, le roi libre ", un livre sur la réconciliation ?
François Bayrou : C'est, me semble-t-il, ce qui manque à la France. C'est ce qui manque même à chaque mouvement, en France. Tout le monde se sépare et s'affronte. Il m'a semblé qu'il était intéressant, à 400 ans de distance, de réfléchir à ce qui pourrait faire la réconciliation d'un peuple pour commencer son redressement. C'est toute l'histoire d'Henri IV qui était un peu ignorée des Français, ce qui explique qu'ils soient intéressés par ce livre.
L. Bignolas : Ce n'est pas une œuvre d'identification. Le destin politique d'Henri IV est peut-être tout de même pour vous un modèle ?
François Bayrou : On ne peut pas passer plusieurs années avec un personnage sans avoir avec lui une connivence. Pour autant, il serait ridicule d'y voir une identification. C'est une découverte. Comment peut fonctionner un homme qui va devenir le réconciliateur des Français ? C'est très intéressant d'en découvrir l'histoire.
Lundi 12 décembre 1994
RTL
M. Cotta : Vous avez été élu samedi président du CDS, vous avez battu B. Bosson par 655 voix contre 490, est-ce qu'il y avait entre vous des divergences de stratégie ou, comme on l'a dit, une différence de poids médiatique ?
François Bayrou : Il y a toujours des différences d'homme mais la différence essentielle était de stratégie : le projet sur lequel j'ai été élu est celui de la construction d'un grand centre en France. Que le centre cesse d'être une force d'appoint, qu'il accepte enfin d'être fier de lui-même et qu'il se fixe comme objectif de devenir un mouvement qui gouvernera la France. Et donc, c'était une stratégie offensive et qui a reçu le soutien des congressistes.
M. Cotta : Votre objectif est de faire le grand rassemblement des conservateurs au démocrates-chrétiens, donc de rompre avec l'isolement des centristes. Est-ce-que vous pensez que le refus de J. Delors d'aller à la présidentielle renforce plutôt l'existence d'un pôle centriste, mais dans la majorité cette fois ?
François Bayrou : Le refus de J. Delors a une signification politique. D'abord je veux dire que j'ai été ému par la manière dont il a annoncé son retrait.
M. Cotta : Vous l'avez pourtant égratigné ?
François Bayrou : Je l'avais égratigné parce que j'étais, comme beaucoup de gens, persuadé qu'il y allait. Et que je trouvais qu'en effet c'était une présentation pour exciter l'attention, cela me paraissait beaucoup pour une annonce de candidature que je croyais évidente comme tout le monde. Je me suis trompé.
M. Cotta : Il ne vous en a pas voulu d'ailleurs parce qu'il vous a particulièrement rendu hommage à 7 sur 7, hier soir.
François Bayrou : Oui, c'était tout à fait émouvant pour moi. Ce qui m'a frappé est qu'il a fait cela de manière extrêmement digne. C'était un homme face à ses responsabilités et c'est encourageant de trouver ça dans la politique aujourd'hui. Les raisons pour lesquelles il n'y va pas sont des raisons politiques, c'est-à-dire qu'il n'avait pas de majorité pour servir son projet, ce que nous disions depuis longtemps.
M. Cotta : Est-ce-que vous pensez que le fait qu'il dise lui-même qu'il n'a pas de majorité condamne maintenant toute autre candidature venant de la gauche ?
François Bayrou : Oui, je pense que sans J. Delors, le Parti socialiste apparaît dans sa nudité. Il est nu, il n'a pas de projet présentable aux Français et il n'a pas de candidat pour l'instant. Mais ce qui est frappant, c'est que J. Delors était en décalage profond avec le Parti socialiste. Ce que nous disions, ce que nous affirmons depuis longtemps, il n'a fait que confirmer en effet cette distance avec le Parti socialiste et ce qui est apparu dans les propos de J. Delors comme dans les propos d'autres responsables, c'est que ce qui manque en France, c'est bien cet espace politique là. Alors nous allons essayer de le construire.
M. Cotta : Il était en décalage avec le Parti socialiste, mais peut-être justement était-il en phase avec certains centristes et, au fond, son départ vous arrange, vous soulage. Vous auriez eu du mal, quand même, à éviter une débauche chez les centristes, même si vous avez dit le contraire ?
François Bayrou : Je crois qu'il ne faut pas présenter les choses comme ça. Nous sommes dans un univers politique en évolution. Tout le monde voit bien qu'il y a des forces politiques qui ne correspondent plus exactement à l'attente qui est celle des Français. Jusqu'à maintenant, il n'y avait pas de réponse crédible. J. Delors le dit lui-même, son retrait est l'affirmation qu'il n'y avait pas, dans cet espace politique, de réponse crédible. Et je crois qu'en effet cela nous ouvre non pas seulement un champ mais un devoir, enfin une vision politique nouvelle.
M. Cotta : Est-ce-que vous pensez que, si la présence de J. Delors dans la compétition présidentielle imposait une candidature unique de la majorité, son absence a contrario ne risque pas de provoquer un trop-plein du côté de la majorité ?
François Bayrou : Si je vous disais le contraire, vous considéreriez que je fais de la langue de bois. Oui, en effet, le risque est que les candidatures se multiplient dans la majorité en raison de l'absence de candidat crédible sur la gauche. Mais il me semble que ce qu'on a vu, hier soir, cette manière finalement morale d'un homme public qui fait face à ses responsabilités, ça nous impose aussi des devoirs.
M. Cotta : Maintenant qu'il n'est plus candidat, vous lui rendez hommage, c'est de bonne guerre ?
François Bayrou : Non, j'ai toujours rendu hommage à cet homme personnellement. Je trouve que, simplement, il n'avait pas le parti et les soutiens qui correspondaient à son attente et, au fond, il l'a confirmé. Il faut que les dirigeants de la majorité soient au moins aussi responsables que J. Delors hier soir. C'est-à-dire qu'ils ne se mettent pas, sous prétexte que la donne a changé, à multiplier les candidatures, au fond à préférer des ambitions personnelles ou de clan à l'intérêt général. Ce qui est arrivé hier doit être suivi d'effets. Ce qu'il faut, c'est que nous commencions les uns et les autres à montrer aux Français que l'intérêt général nous intéresse plus que les intérêts particuliers.
M. Cotta : Quel est votre candidat, finalement, aujourd'hui E. Balladur lorsqu'il sera candidat ? Que devient alors V. Giscard d'Estaing ? Que devient R. Barre ?
François Bayrou : Les candidatures, pour l'instant, ne sont pas déclarées. Alors attendons qu'elles le fassent, ne mettons pas la charrue avant les bœufs. N'ajoutons pas au désordre et au trouble. Essayons de réfléchir une minute à ce que les Français attendent et quand les candidatures seront déclarées, je vous promets que je viendrai à ce micro vous dire qui je soutiendrai.
M. Cotta : Vous parlez de candidature comme si celle de C. Millon – qui est une candidature UDF – n'existait pas. Est-ce-que vous pensez qu'il est condamné à une candidature de témoignage, ça ne vous suffit pas ?
François Bayrou : Je peux me tromper, je crois que C. Millon ne se présentera pas parce qu'il est très important, pour se présenter à l'élection présidentielle, d'avoir un très grand capital d'expérience, qu'il soit apparent aux yeux de tous, que l'on peut exercer la fonction. C. Millon est quelqu'un de très bien, pour l'instant il n'est pas encore en situation d'être président de la République française.
M. Cotta : Est-ce-que l'absence de J. Delors conforte plutôt la candidature de J. Chirac ? En tout cas, n'est-il pas confronté à la division de cette majorité ?
François Bayrou : Oui, ça ce sont les commentaires un peu difficiles à faire. Je crois qu'en tout cas, ça enlève un des arguments principaux de ceux qui voulaient que J. Chirac se retire. Mais le score du premier tour qui lui est accordé par les sondages n'est pas très encourageant pour lui.
M. Cotta : Vous ne m'avez pas répondu sur la candidature éventuelle de V. Giscard d'Estaing ou de R. Barre, on en parle beaucoup. Pour le moment, vous refusez de les considérer ?
François Bayrou : Non, ça n'est pas la question, c'est une réflexion que chacun mène seul en essayant de mesurer la crédibilité de la démarche politique en essayant de vérifier s'il existe un espace. Laissons-les réfléchir les uns et les autres et regardons ensuite lorsqu'ils seront arrivés au terme de leur réflexion.
M. Cotta : C'est un bon week-end au fond pour vous ? Vous êtes élu président du CDS et J. Delors fait place nette devant vous, qu'est-ce-que vous en pensez ?
François Bayrou : Oui, si je vous disais que c'est un mauvais week-end, vous ne me croiriez pas ! Non, non, c'est en effet pour moi une étape importante dans la reconstruction que je souhaite d'un centre fort qui gouvernera un jour la France et donc, pour moi, c'est très heureux oui, bien sûr.
M. Cotta : Et pour vous-même, pour votre personnalité à l'intérieur du CDS, le succès de votre livre "Henri IV " a eu de l'importance, vous croyez ? C'est une stratégie élaborée de votre part de le faire paraître au moment du congrès du CDS ?
François Bayrou : Disons que je ne l'ai pas fait par inadvertance. Pour moi, c'était important en effet de réfléchir à l'Histoire de la France, au besoin de réconciliation des Français, aux espaces de réconciliation que les Français trouvaient au travers d'un visage, d'une figure. Et celle d'Henri IV visiblement, d'après le succès du livre, plaît, continue à plaire aux Français qui le découvrent sous un jour complètement nouveau. Au fond, cela aussi est très heureux.