Interviews de M. Jack Lang, député européen PS, à France-Inter le 5 et TF1 le 11 décembre 1994, sur ses propositions de réforme des institutions pour rendre la démocratie plus vivante et sur la renonciation de Jacques Delors à être candidat à l'élection présidentielle.

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Circonstance : Annonce par Jacques Delors le 11 décembre 1994 de sa décision de ne pas se porter candidat à l'élection présidentielle

Média : France Inter - TF1

Texte intégral

France Inter : lundi 5 décembre 1994

A. Ardisson : Alors que la plupart des candidats en sont encore à soupeser leurs chances, vous proposez des changements institutionnels, le passage à la VIème République ?

J. Lang : On peut peut-être le dire. Je constate, et je ne suis pas le seul, que depuis 35 ans, pour guérir les maux de la IVème République, nous sommes tombés dans un système qui comporte beaucoup d'excès et qui fait que la France, aujourd'hui, est sans doute l'un des pays les moins démocratiques d'Europe. Nous cumulons tout, nous sommes le pays des longs mandats. Le président : 7 ans ; les sénateurs : 9 ans ; les maires : 6 ans, alors qu'en Europe, la moyenne des mandats électifs, c'est 4 ou 5 ans, c'est-à-dire que le peuple dit beaucoup plus souvent son mot sur le choix de ses dirigeants. Nous sommes le pays des cumuls de mandats, nous n'avons pas de Parlement, appelons un chat un chat, un vrai Parlement, c'est quoi ? Une assemblée ou des assemblées qui votent librement la loi alors qu'en France, en permanence, le gouvernement peut empêcher le Parlement de la voter comme il le veut et c'est aussi un Parlement qui contrôle l'exécutif, qui demande des comptes au ministres, aujourd'hui le gouvernement bénéficie d'une sorte d'irresponsabilité. Au fond, chaque sept ans, on nous invite à tirer du chapeau un personnage, à qui tout pouvoir est donné, à lui et à son entourage et puis, nous retournons tranquillement chez nous et on reviendra sept ans plus tard.

A. Ardisson : Mais quand on voit tous les problèmes à résoudre en ce moment, est-ce bien le moment de se lancer dans un débat institutionnel comme le fait E. Balladur ?

J. Lang : C'est le moment où jamais. Une fois que quelqu'un est élu ou en fonction, il a toujours du mal à renoncer à ses pouvoirs. Il y a d'ailleurs eu grand mérite de la part du président de la République à faire la loi de décentralisation qui a transféré des pouvoirs aux collectivités locales ou a libéré les médias ou la télévision. J'aurais voulu qu'on aille beaucoup plus loin. Donc, c'est maintenant, avant même que les candidats soient déclarés, qu'il faut lancer le débat pour que les futurs candidats se prononcent et disent quelle République ils veulent. Sur votre question, je pense que c'est seulement par la démocratie, en sollicitant l'imagination, l'énergie, les initiatives des citoyens que l'on pourra vaincre les grands maux dont vous parlez et notamment le chômage. Prenez l'Allemagne, on dit que c'est un pays puissant et prospère. C'est vrai. Le Chancelier allemand est-il élu pour 7 ans ? Non, pour 4 ans, il a en face de lui une assemblée puissante, des régions puissantes et pourtant l'Allemagne réussit. Les pays les plus démocratiques sont ceux qui réussissent le mieux. La démocratie n'est pas une source de faiblesse mais de réussite pour un pays. Au contraire, c'est en rassemblant le maximum de talents, d'énergie par des coalitions aussi larges que possible que nous pourrons résoudre les problèmes de la protection sociale, du chômage, de la santé, parce qu'il faudra du courage, de l'imagination et parfois des sacrifices.

A. Ardisson : Vous venez de prononcer le mot coalition ?

J. Lang : Je sais que c'est sacrilège en France, l'idée de gouvernement de coalition choque. Ça existe dans tous les pays démocratiques et en particulier dans des pays dont les gouvernements Sont à direction socialiste. Coalition, ça veut dire s'unir sur un programme clair et concret et non pas dans la confusion. C'est une éventualité.

A. Ardisson : Une éventualité ou un vœu parce qu'on dit de plus en plus que vous pourriez vous présenter si J. Delors renonçait. Alors avec qui gouverneriez-vous ?

J. Lang : La question se posera aussi de l'autre côté avec probablement beaucoup plus de difficultés encore. Je suis pour que Delors soit candidat, je pense qu'il le sera et, précisément, l'une des raisons pour lesquelles je le soutiendrai à fond, c'est qu'il peut être l'incarnation de cette nouvelle République dont je rêve. J'espère qu'enfin nous allons changer les institutions. Ce qui est vraiment choquant, c'est de constater que chaque fois qu'on dit qu'un truc ne marche pas bien, la justice, le financement des partis, les institutions, alors on fait des commissions, des comités et rien ne bouge. Il y a une sorte d'immobilisme indécrottable de la plupart des responsables politiques, ils ont le « trouillomètre » à zéro chaque fois qu'il faut faire une réforme, chaque fois qu'ils doivent abandonner une partie de leurs pouvoirs. Je souhaite, avec d'autres, avec des personnalités qui viendrait d'autres horizons, poser vraiment le problème : changeons le système, améliorons la démocratie, redonnons le pouvoir aux Français, qu'ils aient enfin la parole. Ce n'est pas un bon système que celui dans lequel vous donnez tout le pouvoir à une caste de dirigeants, une centaine de personnes, banquiers, ministres coupés du monde, de la vie, devenus irresponsables et qui, naturellement, commettent des abus de pouvoir.

A. Ardisson : Dans votre système, qui arbitre entre les salariés et les chômeurs, entre les jeunes et les vieux ?

J. Lang : Précisément, il s'agit d'organiser cet arbitrage général et puisque vous m'interroger sur J. Delors, qui lui-même est d'origine syndicaliste, je rêve d'un système français plus civilisé, plus adulte, dans lequel le dialogue fasse partie d'un mode de gestion et de solution des problèmes.

A. Ardisson : Quel est le système institutionnel idéal par rapport aux Français, de quel système doit-on s'inspirer ?

J. Lang : Les exemples ne manquent pas. Il suffit de prendre le miel de chaque pays, de même, d'ailleurs, nous inspirons, dans ce que nous avons de d'autres pays. Je crois que ce qu'il y a de bon chez nous, c'est la stabilité de l'exécutif, et c'est aussi, comme me le disait une jeune fille rencontrée à Strasbourg : nous sommes un super pays. Il y a plein de ressources, d'imagination, d'atouts pour réussir dans tous les domaines. Et c'est précisément parce que notre pays est un pays vivant, dont la société est en avance sur ses dirigeants qu'il faut demain que ces dirigeants soient davantage à l'écoute des gens. Ça suppose que vous changiez profondément les règles du jeu. S'inspirer de quel système ? Un peu de l'Allemagne, un peu de l'Espagne, de l'Angleterre, des pays nordiques qui sont parmi les plus démocratiques du monde. Et prenons le petit pays d'Israël. On s'est souvent moqué de sa démocratie en disant : c'est trop démocratique, ils ont une assemblée puissante élue à la proportionnelle. Eh bien voilà, si les pourcentages d'israéliens ont réussi d'abord à gagner puis à gagner la paix avec leurs voisins. Et si vous me permettez de citer un de ceux qui a inventé le mot démocratie, Périclès, il expliquait aux Athéniens : nous gagnerons contre Sparte la despotique parce nous Athéniens, nous pouvons mobiliser chaque citoyen, chacun se sent partie prenante à un grand combat collectif. Et si les Athéniens ont échoué c'est à cause de leur incapacité à se centrer vers un combat unique. Sparte.


TF1  : dimanche 11 décembre 1994

C. Chazal : Est-ce que vous-même, vous êtes prêt à y aller ?

J. Lang : Ce n'est pas une question qui se pose. Je voudrais d'abord vous dire que je ressens une grande peine et une profonde tristesse, je ne parviens pas à y croire. J'ai entendu à l'instant la déclaration de J. Delors : j'avais mis tous mes espoirs en lui, voici deux ans, avec de nombreux amis nous lui avions demandé d'être notre candidat. Et vous l'avez vu, ce n'est pas seulement telle ou telle catégorie de Français qui le souhaitait, c'est une bonne partie du pays. Je crois que, ce soir, ceux qui sont déçus, ce ne sont pas seulement les militants mais c'est aussi beaucoup de gens, en France, qui espéraient que sa candidature allait marquer un vrai changement dans la vie politique française.

C. Chazal : Vous comprenez ses raisons personnelles ?

J. Lang : Je respecte sa décision, mais pour vous dire la vérité, je ne comprends pas pleinement ses raisons. Je respecte sa décision, c'est un acte noble, c'est un acte digne ; il est rare, en effet, qu'en politique un homme renonce délibérément au pouvoir et J. Delors n'est pas homme à souhaiter le pouvoir pour le pouvoir. Je respecte aussi, naturellement, ses raisons intimes, et c'est un homme de haute valeur morale et intellectuelle et je lui garde toute mon affection et tout mon respect. En même temps, je ne comprends pas bien

C. Chazal : Justement, reprenons point par point : il dit « je ne veux pas être obligé de cohabiter avec la droite et je ne pourrai pas gouverner ». Est-ce que vous comprenez cette raison ?

J. Lang : Je ne partage pas son analyse : J. Delors avait toutes les chances d'être élu, il était déjà quasi chef d'État, il est un homme d'État. Il était deux fois plébiscité, par un grand nombre de nations dans le monde et par la France. Et, personnage hors normes, hors du commun, il pouvait créer, précisément, en France, une nouvelle dynamique. Son honnêteté, indiscutable, son sens de la justice, son goût du dialogue, qu'il a merveilleusement rappelé ce soir avec A. Sinclair, son action pour la modernité, et puis surtout sa tolérance, son ouverture. Je pense que J. Delors, s'il avait été candidat, aurait pu, dans le pays, créer une majorité d'action et d'idée, qui serait venue des profondeurs mêmes de la société.

C. Chazal : Mais à l'Assemblée ?

J. Lang : Mais ce qui compte c'est le pays d'abord, je veux dire, c'est la volonté populaire, c'est la volonté des gens et je crois que sa personnalité cl la dynamique d'une campagne présidentielle, les idées de changement qui sont les siennes auraient permis de faire sauter les clivages et, par conséquent, de débloquer notre pays qui, en effet, est aujourd'hui englué dans une sorte d'immobilisme.

C. Chazal : Justement, il dit : « les Français ne veulent pas de réformes, or je veux faire des réformes et les Français ne le souhaitent pas ».

J. Lang : Mais oui ! Il aurait créé un phénomène nouveau dans la vie politique française. Ce que je ne comprends pas bien, c'est que lui, qui est profondément un homme de progrès, ne pense qu'à partir du moment où il aurait gagné l'élection présidentielle, il aurait, dans le pays, créé une dynamique telle qu'une majorité transcendant parfois les clivages partisans, aurait dû se dégager à l'Assemblée nationale. Et, par conséquent, cela lui aurait apporté un soutien pour faire de vrais changements et de vraies réformes. Et donc, je me permets de le dire – j'ai toujours eu avec lui des rapports directs et francs –, je ne partage pas son argumentation. Comme je suis obstiné et entêté, j'aurais tendance à me dire : et si nous réussissions encore ce soir à le convaincre et à lui dire, ça ne tient pas cet argument ?

C. Chazal : Il a dit que sa décision était irrévocable mais vous pensez qu'on peut le convaincre ?

J. Lang : Je le sais bien, mais il va bien sentir que dans les prochains jours, dans le pays, il va y avoir une profonde déception et, au fond, un appel des uns et des autres, pour lui dire : il y aurait non seulement une majorité pour vous, J. Delors, mais aussi pour envoyer à l'Assemblée nationale une majorité d'hommes et de femmes qui partagent vos idées pour changer profondément la société française.

C. Chazal : Oui parce que ce qui est plus grave dans les raisons qu'il a invoquées, c'est peut-être le sentiment très défaitiste devant les chances inexistantes, aujourd'hui, de la gauche, de revenir un jour au pouvoir ; c'est-à-dire, qu'il ne dresse même pas le portrait-robot du candidat de la gauche, du candidat socialiste, il dit « c'est irresponsable ».

J. Lang : Je crois que les choses sont formulées de manière un peu différente, seulement il paraît ne pas croire qu'une dynamique présidentielle – la sienne ou celle d'un autre – pourrait entraîner une dynamique pour une élection législative. Je ne partage pas ce sentiment, moi je crois au mouvement ; lui aussi, d'ailleurs, croit au mouvement, et je crois que le mouvement entraîne le mouvement, et s'il avait été candidat il aurait probablement été élu et s'il avait été élu, il aurait obtenu dans le pays le soutien profond pour faire ses réformes.

C. Chazal : Et il aurait dû le dire avant, selon vous ?

J. Lang : Je crois qu'il est normal… une telle responsabilité, prendre une telle décision réclame, de la part de celui qui va la prendre, réflexion, consultations des uns et des autres, et je crois qu'il était normal qu'il prenne le temps de la réflexion avant d'annoncer sa décision. Sans chercher à cultiver je ne sais quelle illusion ou entretenir je ne sais quel mirage, puisse-t-il être convaincu par ce que je lui dis à l'instant : il y a dans le pays une majorité d'idée et d'action … Je reviens d'un tout autre pays : j'étais invité par le président de la république, M. Cardoso, qui est un jeune Président : au départ il a été donné perdant et a réussi à coaliser, dans ce pays, des forces progressistes, des forces libérales, des forces industrielles, cc que tout le monde pensait impossible. Grâce à quoi il va donner un élan à ce pays. Et ce que nous attendions de J. Delors, ce miracle, parce que, précisément, il est un homme hors normes et hors du commun.

C. Chazal : Mais il y a d'autres leaders socialistes et il y a vous-mêmes ; on a vu dans les sondages que vous étiez, d'une certaine façon, le mieux placé, juste après lui. Il faudra bien aller de l'avant, continuer. Il y a une élection présidentielle, il faut bien prendre des décisions et vous-mêmes vous engager éventuellement.

J. Lang : La tristesse que nous ressentons, le coup de blues, le cafard qui tombe sur nous, ce soir, ne doit pas nous conduire à mettre l'espoir en berne. Le mérite de ce qui a été entrepris depuis plusieurs semaines autour de J. Delors c'est de montrer que 54 % des Français ne veulent plus d'un système conservateur et immobiliste. Son mérite est de montrer aussi que l'Histoire n'est pas écrite à l'avance et que l'élection présidentielle n'est pas jouée, qu'elle comportera, comme l'a dit G. Carreyrou, toute une série de cas de figure.

C. Chazal : Vous risquez de profiter des divisions de la droite.

J. Lang : Je crois que plus profondément dans ce pays le rêve de justice ne peut pas et ne doit pas mourir. Les Français sont pleins de talents, d'idées, d'initiatives, de projets, d'envies : je crois qu'ils supporteront de moins en moins un système aujourd'hui verrouillé, bloqué, coupé de la vie et qu'ils souhaiteront apporter leur soutien à une solution d'autre nature qui leur apportera l'espoir d'une respiration. Dans un premier temps il faut se donner le moment de la réflexion, réfléchir à une solution d'une autre nature et je crois que toute candidature, quelle qu'elle soit, serait inconvenante, inopportune et dérisoire.

C. Chazal : Vous-mêmes, à terme, vous n'excluez rien pour vous-mêmes ?

J. Lang : C'est une question qui ne se pose pas et jusqu'alors ma tension, mon énergie, ma volonté, ma détermination ainsi que celle de millions de Français, étaient tournés vers J. Delors. Est-ce irrévocable ? Je suis de ceux qui appartiennent aux optimistes indécrottables, aussi bien lorsqu'une idée belle a été lancée, je suis aussi pour le pays et s'il reçoit ce soir un coup, il aura envie à un moment ou à un autre, le plus tôt possible, que ça bouge, que ça change, que ça aille de l'avant, qu'une nouvelle dynamique se crée. Et tout ce que J. Delors nous a dit ce soir avec A. Sinclair sur le dialogue social, sur la création d'emplois de proximité, sur l'influence e la France, tout cela s'est possible, c'est réalisable.

C. Chazal : H. Emmanuelli vient de faire une proposition : le PS tiendra une convention fin janvier pour désigner un candidat. Vous pensez que c'est une bonne solution ?

J. Lang : Il s'est exprimé en tant que premier secrétaire du PS et il faudra une réunion. Je conseillerais simplement : pas de précipitation. Tous les candidats ne sont pas déclarés, F. Mitterrand, qui est une exception, n'a été candidat qu'un mois et une semaine avant l'élection en 1988. Ne nous précipitons pas après cet événement que nous devons méditer. Il faut choisir avec intelligence, doigté, et proposer au pays une solution forte, originale et dynamique.