Texte intégral
LE POINT : Êtes-vous de ceux qui pensent que les juges ont trop de pouvoir ?
Raymond Barre : La question essentielle me semble être non pas celle du pouvoir, mais celle de l'indépendance des magistrats. La justice doit être dotée d'un statut qui lui permette d'échapper aux pressions politiques. Le rôle du garde des Sceaux doit se limiter à définir la politique judiciaire du gouvernement, à fixer les grands principes de l'action des magistrats du parquet. Mais Il ne doit pas pouvoir intervenir dans les affaires particulières, pour empêcher ou freiner telle ou telle procédure. Dans ce contexte de liberté, les juges seront mis en face de leurs responsabilités. C'est ainsi qu'ils porteront plus d'attention aux conséquences de leurs actions.
LE POINT : Ne le font-ils pas ?
Raymond Barre : A l'heure actuelle, il est évident que les magistrats cherchent à montrer par tous les moyens qu'ils sont totalement Indépendants. Cette attitude excessive entraîne parfois des conséquences dommageables non seulement pour les individus, mais pour le bon fonctionnement de la société civile, et je dirais même pour l'image de la France.
LE POINT : Voulez-vous dire que nous risquons d'assister en France à des situations à l'américaine ?
Raymond Barre : Je ne souhaite pas que des magistrats français prennent pour modèle le procureur indépendant Starr, dont l'action dans l'affaire Lewinsky est dégradante et préjudiciable pour le pays le plus puissant du monde. Qu'il enquête, qu'il développe une instruction, soit ! Mais je déplore que certains aspects qui relèvent de la vie privée, des comportements individuels les plus intimes fassent l'objet de l'attention la plus scrupuleuse. Les médias font le reste, sans rien respecter ! Voilà pourquoi les juges doivent acquérir eux-mêmes le sens des limites qu'ils ne doivent pas franchir, tout en remplissant leur rôle, bien entendu !
LE POINT : Doit-on dresser des garde-fous ?
Raymond Barre : Sans entrer dans le détail, certaines formules me paraissent envisageables. Il a été proposé, par exemple, que les magistrats du parquet relèvent d'un procureur général de la République chargé, dans le cadre de la politique judiciaire du gouvernement, de faire respecter certaines disciplines et de proposer éventuellement des sanctions. En revanche, je ne pense pas qu'il suffise de nommer en conseil des ministres les procureurs généraux pour que les inconvénients que l'on constate aujourd'hui disparaissent.
LE POINT : Comment sortir de la crise politico-judiciaire actuelle ?
Raymond Barre : Laissons passer la justice et souhaitons qu'elle passe le plus rapidement possible. En France, du fait des délais interminables des procédures, la marmite reste au feu pendant plusieurs années et le climat de certaines affaires devient délétère. L'accélération des procédures et l'entière liberté laissée à la justice de traiter les « affaires » en cours devraient suffire à ramener, dans la pratique, le balancier dans une position d'équilibre. Je ne crois pas qu'on y parvienne par la voie administrative ou législative. J'ai moi-même voté la loi d'amnistie proposée par Michel Rocard et je ne regrette pas de l'avoir fait. Mais, compte tenu des réactions que cette loi avait suscitées, il vaut mieux s'abstenir aujourd'hui de prendre des dispositions générales qui auraient pour conséquence d'arrêter les procédures en cours.
LE POINT : Quelles réflexions vous inspire le sort de responsables comme Henri Emmanuelli ou Alain Juppé, qui subissent aujourd'hui les conséquences d'un système de financement inadapté de la vie politique ?
Raymond Barre : C'est un sort extrêmement douloureux. Je n'ai pas à juger des décisions de justice. M. Emmanuelli et M. Juppé ne méritent certainement pas en tant que personnes les incriminations retenues contre eux. Mais ils étaient chefs de parti !
LE POINT : Des Français ordinaires subissent eux aussi parfois une certaine brutalité de la justice…
Raymond Barre : Il y a en France des aspects du fonctionnement de la justice profondément regrettables, comme la détention provisoire, la longueur des procédures, le manque de respect de la présomption d'innocence. Quand on parle de réforme de la justice, ce sont ces questions qui doivent être traitées en priorité.
LE POINT : Que pensez-vous de la réforme d'Elisabeth Guigou ?
Raymond Barre : Elle contient des éléments que j'approuve tout à fait, notamment sur les relations entre les magistrats du parquet et la chancellerie.
LE POINT : A l'occasion de l'affaire des emplois fictifs de la Mairie de Paris, la question a été posée d'une éventuelle mise en cause du président de la République. N'est-il pas anachronique que, dans une grande démocratie moderne, le chef de l'État apparaisse comme une institution sacrée, hors de portée de la justice ordinaire ?
Raymond Barre : Dans le fonctionnement de toute société, il faut que le caractère que vous appelez « sacré » de certaines Institutions soit sauvegardé. Ce qui se passe aux Etats-Unis doit nous servir de leçon. Quand je lis, avec tristesse, que le président du pays le plus puissant du monde voit sa crédibilité entamée devant ses interlocuteurs internationaux, qu'il est interrogé de façon récurrente par des journalistes dans des conférences de presse à l'étranger, je suis renforcé dans la conviction qu'il faut respecter et maintenir les dispositions de notre Constitution qui permettent de tenir le président de la République à l'écart de toutes les opérations qui pourraient être lancées contre lui. Le président de la République n'est pas un citoyen comme les autres !
LE POINT : N'est-il pas illusoire de vouloir protéger le secret de l'instruction, dès lors qu'il est quasi systématiquement contourné ? Ne vaudrait-il pas mieux le supprimer ?
Raymond Barre : Le supprimer reviendrait à faire disparaître les limites ténues qui demeurent encore en ce domaine. Il vaudrait mieux autoriser le magistrat Instructeur à communiquer, aux moments opportuns, les progrès ou les éléments essentiels de l'instruction. Là encore, il faut faire confiance aux magistrats, faire appel à leur sens des responsabilités. C'est parce qu'ils se sentent parfois menacés dans leur indépendance, dans le déroulement de leur carrière qu'ils se rebellent, qu'ils font de la surenchère, qu'ils informent les médias ! Il faut ramener la sérénité dans le corps judiciaire. Mais je suis partisan de règles strictes et de sanctions concernant le secret de l'instruction.
LE POINT : Ces sanctions doivent-elles se limiter à la sphère judiciaire ou doivent-elles frapper les médias ?
Raymond Barre : Je pense qu'elles doivent frapper ceux qui sont à l'origine des informations divulguées.
LE POINT : Dans un autre domaine, quand allez-vous faire connaître le nom de votre favori pour votre propre succession à la mairie de Lyon en 2001 ?
Raymond Barre : Il est toujours très dangereux de désigner un dauphin. C'est la meilleure façon de ne pas le faire élire !
LE POINT : Estimez-vous que l'UDF a tardé à exclure Charles Millon ?
Raymond Barre : Je crois que l'exclusion de Charles Millon était nécessaire et je regrette qu'elle ait tardé. Je vous le dis avec une certaine tristesse, car vous savez mes liens d'amitié avec lui. Mais nous sommes dans un domaine où il faut que la clarté et la rigueur règnent. Je regrette, par exemple, que le RPR et l'UDF n'aient pris encore aucune sanction à l'égard des conseillers régionaux appartenant à leurs formations qui, en dépit de toutes les déclarations solennelles qui ont été faites par les responsables de ces partis, continuent de constituer la majorité actuelle du président de la région alors que le Front national arbitre en fin de compte tous les dossiers. Je tiens en revanche à saluer les conseillers régionaux RPR et UDF, que l'on appelle maintenant « canal historique », qui ont fait passer leurs convictions avant leurs intérêts, en dépit d'une situation très difficile.
LE POINT : Êtes-vous surpris de l'apparent succès de La Droite, le mouvement créé par Charles Millon ?
Raymond Barre : Je ne suis pas étonné que ce mouvement attire un certain nombre de citoyens déçus par les partis ou appartenant à une droite conservatrice et réactionnaire. Celle-ci se réveille ! Je ne crois pas que le mouvement politique en train de se constituer ait un grand avenir.
LE POINT : Que pensez-vous de l'attitude, de Démocratie libérale, le parti d'Alain Madelin, à l'égard de Jacques Blanc ?
Raymond Barre : Vous étonne-t-elle ? Moi pas.
LE POINT : Pendant des années, vous avez diagnostiqué un état de décomposition de la droite française. Pensez-vous qu'aujourd'hui le processus a abouti ?
Raymond Barre : Je crois que nous y sommes ! Mais il y a un espoir. J'ai accueilli comme premier signe de renouveau possible l'annonce de la création de L'Alliance. Ses fondateurs ont insisté sur deux principes que je crois essentiels. D'une part, l'affirmation de l'identité des formations composantes de L'Alliance. D'autre part, la recherche d'accords électoraux qui ne reposent pas sur le principe de l'unité de candidature partout et d'accords de gouvernement sur des objectifs précis. Je suis persuadé que la multiplication des candidatures d'union au cours des dix dernières années a été un facteur d'affaiblissement progressif de la droite, faute de débats, d'émulation et de renouvellement des hommes. Ce sont ces principes que j'avais fait prévaloir il y a vingt ans pour les élections législatives de 1978. C'était ce que nous appelions le « pluralisme organisé ». Et nous avons gagné !
Je souhaite que le RPR et l'UDF s'organisent, se renforcent, regroupent leurs militants et déterminent clairement les objectifs pour lesquels ils se battent. Je dis bien les objectifs précis, pas des programmes que personne ne lit et auxquels personne ne croit.
LE POINT : Que pensez-vous des propositions de François Bayrou pour unifier l'UDF ?
Raymond Barre : Je soutiens la candidature de François Bayrou à la présidence de l'UDF. Il est indispensable qu'il existe un grand parti du centre organisé, cohérent, capable d'occuper une place importante de l'échiquier politique français. Sinon, nous risquons de voir une bonne partie des électeurs du milieu être tentés par un socialisme de moins en moins idéologique. Mais il faudra passer par des sus des composantes évanescentes et s'adresser directement aux citoyens.
LE POINT : Partagez-vous les critiques selon lesquelles le gouvernement ne profilerait pas suffisamment des recettes supplémentaires de la croissance pour accomplir des réformes de fond ?
Raymond Barre : Je ne veux pas faire de procès d'intention au gouvernement. Mais je constate que, bénéficiant d'une conjoncture favorable et d'une certaine satisfaction de l'opinion, il ne s'est pas encore engagé sur le terrain difficile des réformes fondamentales pour l'avenir du pays. Les emplois créés par la croissance sont précaires. Tant qu'on n'introduira pas de flexibilité dans le fonctionnement du marché du travail, le chômage restera élevé. Je regrette que le gouvernement n'engage pas une nécessaire réduction des dépenses publiques. Par ailleurs, il n'utilise pas les rentrées fiscales importantes dont il bénéficie pour accroître la baisse de notre déficit budgétaire structurel. Enfin, il me paraît indispensable d'engager une baisse durable des charges sociales qui apporterait une contribution majeure à l'accroissement de l'emploi. On dit que sur ce dossier M. Jospin réfléchit. Attendons ! Mais rien ne serait plus dangereux, en période de compétition intense, que de baisse les charges sur les bas salaires pour les augmenter sur les salaires élevés. J'attends enfin l'indispensable réforme de la fiscalité : la thèse socialiste selon laquelle il faut faire payer les riches finit par appauvrir le pays, notamment en épargne, en entreprises, en matière grise attirée par l'étranger. Enfin, je lis que le gouvernement est décidé à aborder le problème des retraites. Je l'y encourage, mais il lui faudra beaucoup de courage.
LE POINT : N'y a-t-il rien de positif dans l'action du gouvernement ?
Raymond Barre : J'ai été soulagé de constater la fidélité qu'il a montrée, dès son arrivée au pouvoir, aux engagements de la France sur le plan européen. Il faut reconnaître qu'il a évité les erreurs de 1981 et qu'il fait preuve d'une certaine modération dans l'application des mesures d'inspiration idéologique très discutables qu'il a décidées : les 35 heures (qui favorisent en fait l'annualisation du travail), les emplois-jeunes. Enfin, compte tenu de sa majorité, il ne se tire pas trop mal des opérations de privatisation dont nos entreprises et nos banques ont besoin.
LE POlNT : Quels effets la crise internationale peut-elle avoir sur l'économie européenne ?
Raymond Barre : Nous avons affaire à deux crises, la crise asiatique et la crise russe. La première est une crise financière qui s'est généralisée. Je ne partage pas l'opinion de ceux qui voient se dessiner une catastrophe financière ou un krach à l'échelle de l'économie mondiale. Nous assistons à une correction de l'exubérance irrationnelle des Bourses. Mais, dans la mesure où, dans beaucoup de pays occidentaux, la croissance est réelle et où les entreprises, après un effort de modernisation, ont des résultats satisfaisants, il n'y a pas de raison fondamentale à un effondrement boursier. Les choses finiront par se stabiliser. Et les anciens « tigres » asiatiques se remettront assez vite à travailler !
Je suis en revanche inquiet de la léthargie du Japon et de l'incapacité de son gouvernement à prendre les décisions nécessaires.
Quant à la Russie, elle est en proie à l'anarchie et au chaos. La situation russe peut peser marginalement sur certaines banques, notamment allemandes, mais ne menace pas fondamentalement le fonctionnement de l'économie européenne.
Nous nous rendons compte aujourd'hui que les efforts qui ont été faits pour renforcer la cohérence économique des pays membres de l'Union européenne portent leurs fruits. La disparition au début de l'année prochaine des taux de change l'adoption de l'euro décourage les spéculateurs. L'union économique et monétaire protège l'ensemble européen dans l'économie et la finance mondiales. Les détracteurs de la politique européenne de la France finiront-ils par le reconnaître ?