Texte intégral
Q. : Monsieur le Ministre, beaucoup de questions : le nom de la Norvège à l'Europe et bien sûr la Bosnie. Je voudrais commencer par l'ex-Yougoslavie. Monsieur Lamassoure, la victoire des Serbes à Bihac n'est-ce pas un échec de l'ONU et de l'Europe ?
R. : Nous ne pouvons pas accepter les conséquences de ce qui se passe actuellement à Bihac. Ce que nous regrettons c'est que pendant des mois nous avions réussi à faire prévaloir ce que j'appellerai "la logique de paix" dans l'ex-Yougoslavie ; les combats avaient à peu près cessé et sur le plan diplomatique nous étions arrivés à un résultat très encourageant qui était que toute la communauté internationale, mais aussi les Serbes de Belgrade, soutenaient le plan de paix proposé par l'Union européenne. Les combats ont repris depuis quelques semaines et nous nous trouvons aujourd'hui à nouveau dans une impasse : tout ce qui s'est passé depuis quelques jours montre que la voie militaire, la logique de la guerre ne débouchera sur rien et tout cas de rien de positif pour les victimes, pour les musulmans bosniaques, et ce que nous souhaitons c'est que la diplomatie reprenne ses droits le plus rapidement possible et que la communauté internationale puisse imposer son plan de paix.
Q. : (Inaudible)
R. : Je ne peux critiquer personne. Je constate que le fait d'avoir repris les combats a finalement amené à une nouvelle impasse, à de nouveaux massacres, à une nouvelle situation de très grande tension sans faire prévaloir les intérêts de la victime, les intérêts du peuple de Bosnie. Je crois que la seule solution est de revenir à la logique de paix, revenir à la table de négociations, ne pas tolérer ce qui se passe actuellement à Bihac et faire en sorte que l'on puisse enfin revenir à un cessez-le-feu et trouver le règlement politique dont toute la région a besoin.
Q. : Peut-on encore faire quelque chose ? Vous semblez actuellement relativement perdu.
R. : Non. Ce que nous voulons c'est mettre chacun en face de ses responsabilités, que chacun constate que la voie actuelle est une voie sans issue tant qu'on continue à se battre et que la meilleure solution est de revenir autour de la table de négociations pour parvenir à un règlement politique. À partir du moment où la communauté internationale retrouve son unité sur un projet de règlement politique.
Q. : Que reste-t-il aujourd'hui de l'Alliance atlantique lorsque les Américains tirent d'un côté, les Européens de l'autre ?
R. : Il faudra, une fois que nous serons sortis de cette crise, s'interroger à froid sur ce qu'est devenue l'Alliance atlantique dans l'Europe de l'après-guerre, sur les méthodes de fonctionnement de l'ONU et également sur les moyens nouveaux que l'Union européenne a acquis du traité de Maastricht et sur les limites de ces moyens. Nous aurons, les uns et les autres, des enseignements à en tirer.
Q. : La prochaine étape maintenant dans l'ex-Yougoslavie est-elle que l'on va vers une victoire serbe, on va vers une grande Serbie, la grande confédération serbe qu'ils avaient exigée depuis trois mois ?
R. : Non. Nous avons toujours dit que le fait accompli de la force ne serait pas accepté par la communauté internationale. La prochaine étape est·que nous revenions à la logique de la négociation et à la recherche d'un règlement politique. Nous étions déjà arrivés à un accord sur une répartition territoriale entre les trois communautés de Bosnie-Herzégovine, il faut maintenant compléter; cet accord par un projet de règlement politique.
Q. : Alain Lamassoure, les Norvégiens ont finalement dit "non" à l'entrée leur pays dans l'Union européenne. Vous êtes déçu ?
R. : Je crois que c'est une partie des Norvégiens qui doivent l'être. C'est une déception pour le gouvernement de Mme Brundtland qui s'était très courageusement engagée dans cette démarche sachant que le peuple norvégien était réticent. Quatre pays étaient candidats pour entrer dans l'Union par référendum, successivement. L'Autriche, la Finlande et la Suède ont accepté. Les norvégiens, comme ils l'avaient fait il y a une vingtaine d'année, ont refusé. Pourquoi ? Probablement parce qu'ils ont craint de perdre certaines de leurs particularités nationales et, d'autre part, ils ont un peu craint être obligés de consacrer une partie des ressources naturelles, très riches, dont ils disposent, notamment les ressources financières tirées de la vente d'hydrocarbures, à la collectivité européenne. Ils ont donc refusé d'une certaine manière les devoirs de la solidarité communautaire ; en même temps ils en refusent les chances et…
Q. : Est-ce dommage pour la construction européenne ?
R. : Non, pas telle que nous la concevons. L'Union européenne pour nous ne doit pas être un ensemble à vocation hégémonique qui voudrait à toutes forces unifier l'ensemble du continent. Au contraire, pour la première fois dans l'histoire un groupe de pays veulent parvenir à faire prévaloir la paix sur le continent européen, l'harmonisation de nos législations, sans prétendre enrôler de force des nations qui ne voudraient pas y participer. L'élargissement de l'Union c'est une perspective offerte à des nations libres. Si elles l'acceptent, tant mieux, si certaines le refusent, tant pis. En l'espèce, le peuple norvégien prend le risque de vivre tout près d'un énorme ensemble économique dont, en fait, les règles s'imposeront à lui sans qu'il puisse avoir son mot dans la fixation et dans les décisions de ces règles.
Q. : Alain Lamassoure, le 1er janvier 1995 c'est donc une Europe à Quinze qui va naître. Comment va-t-elle s'organiser ? Est-elle prête déjà à travailler ensemble ?
R. : L'Europe à quinze, oui les institutions européennes actuelles, issues des Traités de Rome et de Maastricht, peuvent faire fonctionner une Europe à Douze ou une Europe à Quinze. En revanche, nous avons d'autres perspectives d'adhésion devant nous puisque, après l'Autriche et les pays scandinaves, les pays d'Europe centrale et orientale frappent également à notre porte et, là, nous aurons besoin, si nous passons à 20 ou à 25, d'institutions nouvelles, à la fois plus simples et plus démocratiques.
Q. : On sait qu'il y a un débat entre Allemands et Français, un débat qui sera mené au Sommet franco-allemand de Bonn. Les Allemands sont plus proches d'un état fédéral, les Français sont un peu réticents. Est-ce qu'aujourd'hui vous allez trouver un terrain d'entente avec les Allemands ?
R. : Non. Ce point ne sera pas à l'ordre du jour du Sommet franco-allemand. La révision des institutions européennes du Traité de l'Union européenne, auquel l'Autriche et les pays scandinaves viennent à peine d'adhérer, est prévue en 1996. Nous commençons dès maintenant à faire un peu le bilan et à lancer quelques idées. Du côté français, nous avons toujours refusé la création d'un super état fédéral. Mais je dois dire que le Chancelier Kohl, lui-même, met en garde contre une telle formule. Nous considérons en fait que l'Europe fonctionnant demain à 20 ou 25 états a besoin d'un système de décisions à la fois plus simple et plus démocratique. Par exemple, à partir du moment où nous faisons des lois au niveau européen, nous devons avoir un type d'élaboration des lois comparable à celui qui existe au niveau national ; à la fois en utilisant mieux le parlement européen – ce qui suppose d'ailleurs qu'il ait un mode de scrutin pour sa désignation parfaitement démocratique alors qu'à l'heure actuelle, par exemple, les Français sont invités à voter pour des listes bloquées de 87 noms, la France est considérée comme une seule circonscription ce qui éloigne les électeurs de l'élu – et en faisant en sorte que les parlementaires nationaux aient également un rôle dans l'élaboration des lois européennes de manière que la décision soit pleinement démocratique après un très large débat.
Q. : Une question encore. Les Allemands sont aujourd'hui assez déçus que les Français n'adhèrent pas par exemple à la police européenne type Europol ou à d'autres projets comme Schengen dont l'application a été remise à plus tard.
R. : Mais les Français y adhèrent tout à fait. Il ne faut pas croire qu'il y a d'un côté les Allemands qui font des propositions et les Français qui freinent. Ce n'est pas du tout ça. Nous élaborons ensemble une politique consistant à faire en sorte que l'Europe contribue mieux à la lune contre le grand banditisme, contre la drogue, contre l'immigration clandestine. Pour cela nous mettons en place les accords de Schengen dans lequel nous transférons aux frontières extérieures de l'Europe des contrôles sur les personnes qui étaient aujourd'hui aux frontières intérieures. Cela exige simplement un certain nombre de précautions, notamment que le système informatique qui permettra de brancher les polices nationales les unes sur les autres fonctionne : nous avons constaté, à la dernière réunion des ministres Schengen, que nous aurions besoin d'une phase transitoire d'environ 6 mois, mais il n'y a aucune divergence sur ce point entre les Allemands et les Français. Quant au système d'Europol, il s'agit de mettre ensemble d'autres moyens d'informations pour toutes nos polices nationales de manière à leur permettre de lutter contre le trafic de drogues essentiellement et le grand terrorisme. Et là, il y a une divergence d'ordre technique sur l'organisation de cette agence. Il n'y a pas de divergence politique entre la France et l'Allemagne. C'est un des sujets que nous traiterons au Sommet franco-allemand et je suis persuadé que sur ce point nous trouverons un accord.