Texte intégral
Le garde des Sceaux prend position dans le débat sur le secret de l'instruction
Méhaignerie : "L'amendement Marsaud et inapplicable"
Le ministre de la Justice estime que seule une large concertation peut "aboutir à des solutions concrètes et réalistes".
Au milieu de la tempête déchainée par l'adoption pour l'Assemblée nationale de l'amendement Marsaud instaurant le secret absolu de l'instruction, le garde des Sceaux, Pierre Méhaignerie, répond aux questions du Figaro.
Le Figaro : Lundi, devant les députés, vous vous en êtes remis "à la sagesse de l'Assemblée". Pourquoi ne vous êtes-vous pas opposé à l'amendement Marsaud ?
Pierre Méhaignerie : M. Marsaud a eu tort, car, sur un problème aussi complexe, on n'improvise pas un amendement. Il n'a été déposé que lundi matin à la commission des lois, et je ne l'ai moi-même découvert que le soir à 20 heures, en rentrant de Naples, où j'avais passé la journée, représentant la France à la conférence de l'ONU sur le crime organisé transnational.
Par ailleurs, et comme l'a dit Jean-Jacques Hyest, député CDS, qui s'est exprimé contre cet amendement, quelles que soient les intentions et quel que soit le courage de celui qui pose un vrai problème il était sûr que cet amendement serait interprété comme une volonté des hommes politiques de se protéger entre eux.
Pour ma part, j'ai perçu cet amendement comme une manifestation d'humeur, comme une réaction et comme un appel.
Chacun constate en effet que le secret de l'instruction est régulièrement violé. Cette violation porte atteinte avant tout jugement aussi bien à l'honneur des personnes et de leurs familles qu'à la crédibilité des entreprises. Il y a donc un problème objectif qui doit légitimement être posé. Ceux qui le nient se réfugient dans l'hypocrisie. C'est pourquoi cet amendement était aussi un appel à agir.
Déjà, au Sénat, des sénateurs socialistes avaient déposé un amendement beaucoup plus répressif, qui prévoyait que la violation du secret de l'instruction serait punie d'une peine de trois ans de prison et d'une amende de trois millions de francs. Cette peine devait s'appliquer non seulement aux auteurs de violation, mais aussi aux médias en assurant la publication.
Réflexion de fond
Q. : Vous attendiez-vous à des réactions aussi violentes ?
R. : Cette émotion s'explique par le fait que ce problème est éminemment sensible et difficile. Sensible, parce que le passé est lourd. Pendant toute la période, des affaires ont été étouffée. La presse a alors souvent permis de les révéler.
Difficile, parce qu'il s'agit de trouver un équilibre entre deux exigences : la protection de la personne mise en cause, à l'égard de laquelle la présomption d'innocence doit être garantie, et le juste souci d'une information légitime pour le citoyen qui veut savoir comment fonctionne la justice de son pays.
Cet équilibre est très difficile à trouver. En vingt ans, cinq rapports ont été élaborés : aucun n'a permis de résoudre le problème.
Q. : Pensez-vous que l'amendement Marsaud ait des chances d'être appliqué ?
R. : Les informations que je recueille et les discussions que je vois s'établir me permettent de penser que non. Pourquoi ? Pour que cet amendement soit appliqué, il faudrait que le Sénat le vote. Or cette assemblée est engagée depuis le mois de juin dans une réflexion de fond sur la présomption d'innocence et le secret de l'instruction. Dans ces conditions, je vois mal les sénateurs tirer un trait sur des mois de travail pour adopter un tel amendement. J'ajoute que, même s'il était voté par le Sénat, le texte serait applicable, puisqu'il ne prévoit pas de sanction pénale.
Q. : Pourquoi avez-vous laissé la situation se détériorer à ce point ? Les violations du secret de l'instruction sont devenues tellement flagrantes que l'on trouve maintenant des pages de procédures entières dans les journaux…
R. : Le phénomène n'est pas nouveau vous le savez mieux que quiconque. Que chacun prenne ses responsabilités. Pour ma part, j'ai d'abord voulu convaincre que le pouvoir politique n'arrêtait plus les affaires. Je mets quiconque au défi de me démontrer qu'il en a été autrement. Maintenant que l'indépendance de la magistrature est renforcée, la transparence de la justice assurée, ainsi que l'égalité des citoyens devant la loi, il faut passer à une nouvelle étape et parvenir à un meilleur respect des droits des personnes.
Trois orientations
Il faut que chacun retrouve une certaine déontologie. Un exemple : peut-on mélanger, jusqu'à en faire un amalgame, la corruption, qui est enrichissement personnel, et le financement politique, sans distinguer ce qui s'est passé avant et après 1990 ? La solution ne peut être imposée par une décision de l'exécutif ou du Parlement, sans, au préalable, un large débat faisant appel à la responsabilité de chacun. Ce débat, je l'ai voulu.
Il est engagé depuis le mois de juin, et j'en remercie la commission des lois du Sénat, qui a fait un travail important. Il faut maintenant aboutir. Au cours des prochaines semaines, nous disposerons de deux contributions essentielles : le rapport Rozès, demandé par le Premier ministre, et le rapport de la mission sénatoriale confiée au sénateur Jolibois.
Q. : Personnellement, quelle solution vous paraît la plus souhaitable ?
R. : Pour ma part, je vois trois orientations souhaitables. Premièrement, le responsable politique ne peut revendiquer le secret absolu pour lui-même. La transparence doit être la contrepartie du pouvoir.
Deuxièmement, l'exigence du respect de l'instruction n'est crédible que si les procédures se déroulent dans un délai raisonnable, que l'on pourrait fixer à un an maximum. C'est ce que la Cour européenne demande.
Je pense que cette notion de délai raisonnable devra être inscrite dans la loi, et les moyens financiers dégagés pour y parvenir.
Troisièmement, la protection du secret doit se concilier avec le droit légitime à une information objective. Il faut donc mettre en place des fenêtres d'information dans la phase d'instruction.
Q. : Pensez-vous pouvoir faire voter un texte avant la fin de la session parlementaire ?
R. : Cela me paraît difficile, car il faut une large concertation et un maximum de convergences. Rien ne peut se faire en effet sans un large consensus. Journalistes, magistrats, avocats, hommes politiques, représentants du monde économique, ont souvent des vues divergentes qu'il faut essayer de concilier.
À la lumière des rapports et contributions qui vont être rendus publics, je souhaite obtenir, dans les meilleurs délais, une position harmonisée de l'ensemble de ces interlocuteurs, afin d'aboutir à des solutions concrètes, réalistes, et donc applicables.