Article de M. Philippe Séguin, président de l'Assemblée nationale, dans "Résistance nouvelle" de novembre 1994, sur la lutte contre l'exclusion et le chômage de longue durée comme priorité nationale.

Prononcé le 1er novembre 1994

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Média : Résistance nouvelle

Texte intégral

Le chômage est devenu un phénomène structurel et autonome qui doit être analysé et combattu en tant que tel. Il est d'autant plus urgent de tirer toutes les conséquences que ce chômage structurel, qui touche plus de 10 % de la population active, produit l'exclusion. Cette exclusion est à l'origine de la plupart des fléaux qui menacent la cohésion sociale, des banlieues à la crise éducative ; elle mine également par son coût économique et ses conséquences morales, les capacités de développement du pays.

La mutation la plus fondamentale de notre système économique réside dans la montée du chômage de longue durée. En effet, le chômage de longue durée n'est pas un chômage qui durerait plus longtemps que les autres, c'est un chômage qui produit des effets rédhibitoires et dont les conséquences sont pour une bonne part irréversible, tant pour les individus que pour la société.

C'est pourquoi la lutte contre le chômage de longue durée est bien une priorité nationale. C'est pourquoi la lutte contre le chômage de longue durée doit être LA priorité absolue de la Nation.

Ne nous attardons pas sur les chiffres. Les estimations varient entre deux et six millions de personnes, selon la dernière et remarquable étude du CERC sur la population en situation de précarité. Ces querelles de chiffres comptent moins que le caractère autonome de l'exclusion, qui se répand et croit indépendamment de la situation économique. Il existait déjà un découplage entre la croissance et l'emploi, les entreprises préférant, en cas de reprise, la recherche d'une plus grande productivité aux embauches supplémentaires. Il y a aujourd'hui, de plus, un découplage entre la situation de l'emploi et celle du chômage de longue durée : l'emploi peut s'améliorer, sans pour autant empêcher le chômage de longue durée d'augmenter.

D'où ce constat essentiel : la croissance est une condition nécessaire mais non suffisante de la lutte contre le chômage. La croissance peut favoriser la résorption du chômage conjoncturel – et c'est heureux – mais elle n'aura aucun effet spontané sur le noyau dur de l'exclusion. De ce constat découlent tous les autres, notamment la nécessité de mettre en œuvre, parallèlement à une orientation de la politique économique et sociale générale dans un sens plus favorable à l'emploi, un ensemble de mesures spécifiques pour attaquer le noyau dur que constitue le chômage de longue durée et, partant, l'exclusion.

La reprise qui se dessine doit, donc contrairement à ce qui fut fait entre 1988 et 1990, devenir un moyen d'intensifier la lutte contre l'exclusion, et non un prétexte pour la ralentir. Il s'agit aujourd'hui d'utiliser les marges de manœuvre de la croissance au service d'un objectif unique : l'exclusion zéro. Il s'agit de tendre, non vers le plein emploi keynésien qui appartient au passé, mais vers la pleine activité, c'est-à-dire la situation où chacun trouvera une place dans notre société.

Cela suppose tout d'abord que la France cesse de créer, à croissance égale, moins d'emplois que ses principaux concurrents, notamment les États-Unis et le Japon, et ce principalement en raison de l'archaïsme de sa fiscalité et du mode de financement de l'État-Providence. L'affirmation selon laquelle la protection sociale joue contre l'emploi est profondément inexacte : seule l'organisation des prélèvements joue en la faveur de la compétitivité des entreprises et du travail. C'est pourquoi je demeure persuadé qu'il convient de transférer vers l'impôt une part notable du financement de la protection sociale, afin de permettre une diminution des charges supportées par le travail en commençant, cela va sans dire, par les qualifications et les niveaux salariaux les plus modestes.

Parallèlement à cette orientation de la politique générale s'imposent des mesures volontaristes contre l'exclusion. La première d'entre elles concerne le service public de l'emploi. On ne répètera jamais assez combien la dispersion des structures et des moyens de la politique de l'emploi s'oppose à toute action systématique en faveur de la pleine activité.

De même, la réhabilitation de la notion de services est une nécessité, qu'il s'agisse du secteur marchand ou non marchand. Le champ qui demeure à explorer est immense, à l'instar des gisements d'emplois potentiels. J'en donnerai un nouvel et décisif exemple avec la question de l'aménagement du temps scolaire. Nous nous trouvons dans ce domaine, confrontés à des habitudes et des intérêts ceux des parents, ceux des enseignants, ceux des industries du tourisme très légitimes mais qui ont tous un point commun celui de s'opposer complètement à l'intérêt des enfants, qui consiste à travailler plus longtemps dans l'année mais moins longtemps dans la journée, sauf à multiplier les risques d'échec scolaire et à accroitre les inégalités sociales.

L'intérêt des enfants milite pour une année plus longue et une journée répartie entre le temps scolaire le matin, les activités complémentaires l'après-midi, à la condition expresse que les pouvoirs publics prennent en charge l'organisation de ce temps extra-scolaire. Si les familles en difficultés transmettent bel et bien un héritage culturel à la génération future ce que je n'ai jamais nié, cet héritage culturel porte un nom, c'est l'exclusion. Voilà pourquoi l'aménagement du temps scolaire représente un enjeu décisif, qui dépasse largement le strict cadre éducatif ou pédagogique pour intéresser l'ensemble de la société. Il est en réalité un test de notre volonté de reproduire ou de combattre l'exclusion.

Généraliser un véritable aménagement du temps scolaire, ce n'est pas seulement renforcer les chances d'efficacité du système éducatif. C'est se donner le moyen de créer des centaines de milliers d'emplois. Et l'exemple me parait significatif de l'objectif à atteindre : limiter le chômage et l'exclusion en assurant parallèlement la promotion d'une société plus conviviale et solidaire.

Pas plus que la crise, le chômage et l'exclusion ne sont un problème seulement économique. La crise que nous traversons est culturelle. Le chômage et l'exclusion sont un problème de société. Un problème de société parce qu'ils touchent l'ensemble des équilibres et des régularisations entre les citoyens et les parties du territoire un problème de société parce qu'ils remettent en question les dispositifs d'intervention, des syndicats jusqu'au Parlement.

Dès lors que nous sommes confrontés à un problème de société, nous nous trouvons face à un problème politique, au sens le plus élevé du terme. C'est-à-dire qu'il relève prioritairement du peuple. Voilà pourquoi ce débat devra être au cœur de la prochaine campagne présidentielle.